La notion biblique de prochain
La notion biblique de prochain
1. Les frères, les saints, le prochain…⤒🔗
Nous nous rappelons, bien sûr, du sommaire de la loi : tous les commandements résumés non pas en un seul, comme le demandait le scribe, mais en deux : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. […] Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12.30-31). Deux commandements semblables, dit Jésus. Indissociables avons-nous vu.
Souvenons-nous aussi de ce qu’écrit Jean dans sa première épître : « C’est ici son commandement : que nous croyions au nom de son Fils Jésus-Christ et que nous nous aimions les uns les autres » (1 Jn 3.23). Est-ce autre chose que ce qu’on appelle le sommaire de la loi : aimer Dieu et son prochain? Est-ce autre chose que ce que dit Jean : « Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère! » (1 Jn 4.21). Je ne le crois pas. Si cela est vrai, c’est alors que le terme prochain a été à tort compris comme désignant les hommes en général : il désigne aussi les membres du peuple de Dieu; il désigne les frères et les sœurs dans la foi, les saints. J’ai mis longtemps à l’admettre, mais maintenant je crois que c’est ainsi. Lire Lévitique 19.16-18 à la lumière de ces remarques.
Je cite Paul en Romains 13 :
« Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres, car celui qui aime les autres a accompli la loi. En effet, les commandements […] se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Rm 13.8-9).
Nous retrouvons l’association obéissance au commandement/amour; et aussi l’expression « les uns les autres » (qui s’applique toujours aux disciples du Seigneur) associée au terme prochain.
Je cite Paul encore, dans un chapitre, Éphésiens 4, entièrement consacré à l’édification de l’Église (mais en réalité, c’est l’unique but des épîtres) :
« Voici donc ce que je dis, c’est que nous ne devons plus marcher comme des païens qui marchent selon la vanité de leurs pensées. […] C’est pourquoi, renoncez au mensonge, et que chacun parle selon la vérité à son prochain; car nous sommes membres les uns des autres » (Ép 4.17, 25).
Ce passage a achevé de me convaincre, car en aucun cas l’expression « membres les uns des autres » ne peut s’appliquer aux hommes en général.
S’il en fallait un autre (mais il y en a beaucoup d’autres), je mentionnerais 1 Pierre 2.17 : « Agissant comme des serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde; aimez les frères, craignez Dieu; honorez le roi. » Honorer, ce n’est pas rien! C’est même proche d’aimer, en un sens. Honorer, littéralement, c’est estimer à sa juste valeur, et donc respecter infiniment. Tout homme est créé à l’image de Dieu et notre regard sur tout homme, même le plus dégradé, devrait lui rappeler cela! Tout homme est l’objet de la bonté de Dieu, de sa patience, de la « grâce générale ». Mais le verbe aimer est utilisé pour les frères, et eux seuls. Vis-à-vis des autres, il est recommandé de rechercher le bien et d’être en paix (Rm 12.17-18), d’avoir un bon témoignage (1 Pi 2.12). Ce n’est pas équivalent.
Voilà ce que je comprends pour le moment :
- Aimer a un sens fort, spirituel, pourrait-on dire, à propos d’une communion.
- Les frères et Christ, « c’est un tout ». La « priorité fraternelle » témoigne du christocentrisme de l’Évangile et de la foi. La respecter, c’est témoigner de Christ dans ce monde!
J’ai ajouté plus loin quelques paragraphes qui, à mes yeux, attestent ce sens du mot « prochain » : la proximité dont il est question n’est pas géographique, elle est liée à une appartenance commune, elle se rapporte au règne de Dieu. J’ai aussi mis dans une dernière section ma compréhension de la parabole du bon Samaritain, comprise généralement de manière sentimentale ou à la lumière de préceptes humains et non pas bibliques.
Cette focalisation de l’amour du Seigneur pour et au sein de son Église peut paraître étonnante pour certains. Elle est scripturaire, je crois. « Que le monde connaisse que tu les as aimés comme tu m’as aimé », dit Jésus à son Père (Jn 17.23). L’amour de Dieu pour son peuple est un amour électif. Il est simplement comparable à l’amour qu’un homme porte à son épouse, d’une manière exclusive. Cela ne signifie pas que cet homme n’a pas aussi de la considération, du respect et des obligations envers les autres femmes, mais en aucune manière il ne leur devra ce qu’il doit à sa femme et à elle seulement.
« C’est ainsi que les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Jamais personne n’a haï sa propre chair; mais il la nourrit et en prend soin, comme Christ le fait pour l’Église, parce que nous sommes membres de son corps. […] Ce mystère est grand; je dis cela par rapport à Christ et à l’Église » (Ép 5.28-30, 32).
Ces rappels permettent d’affirmer un principe magnifique, christocentrique, qui se situe au cœur de l’expérience chrétienne : Quand j’aime mon frère chrétien, c’est Christ que j’aime à travers lui, et c’est Christ qui l’aime à travers moi. C’est grand!
2. Le sens du mot « prochain »←⤒🔗
Il n’est pas besoin d’effectuer une recherche très savante pour se rendre compte que dans les textes fondateurs du peuple d’Israël, le prochain c’est le concitoyen, membre du même peuple. En d’autres termes, la proximité qui fait de quelqu’un un prochain n’est pas seulement géographique : elle est aussi, et même d’abord, liée à l’appartenance. Cela apparaît dès le pays d’Égypte, après que Moïse ait tué un Égyptien qui maltraitait un Hébreu. Voyant ensuite deux Hébreux se disputer, il dit à l’un des deux : « Pourquoi frappes-tu ton prochain? » (Ex 2.11-14). Au verset 11, nous voyons ce mot associé au terme frère… L’Hébreu était le prochain de l’Hébreu, pas l’Égyptien (ce qui ne signifie pas que Moïse a eu raison de tuer l’Égyptien : il a dû apprendre, ensuite, que ce n’est pas ainsi qu’il allait sauver le peuple de Dieu).
Le Lévitique associe le prochain et le frère quand il est dit : « Lorsque quelqu’un [du peuple] péchera et commettra une infidélité envers l’Éternel en mentant à son prochain… » (Lv 5.21).
La loi révélée plus tard confirmera ces dispositions. « Aucun créancier ne pressera son prochain ou son frère. Tu te relâcheras de ton droit pour ce qui t’appartient chez ton frère. Il n’y aura aucun indigent chez toi » (Dt 15.2-3; 23.19, 24; 24.10). Les prophètes ont eu le même message : « Vous direz, chacun à son prochain, chacun à son frère : qu’a dit l’Éternel? » (Jr 23.35; 31.34; 34.9-17). Retenons que tous ceux qui étaient comptés comme appartenant au peuple de Dieu partageaient les privilèges et les devoirs, y compris les étrangers assimilés. Tous, mais seulement eux1.
Le chapitre 19 du Lévitique, qui mentionne pour la première fois l’amour du prochain (v. 18), prend en compte tous ceux qui vivent en Israël avec l’impératif de sainteté qui s’y attache : « Vous serez saints, car je suis saint » (v. 2). Sont compris le pauvre et l’étranger au milieu de vous (v. 10, 34), le mercenaire (v. 13), le sourd et l’aveugle (v. 14), les enfants de ton peuple (v. 18), la personne du vieillard (v. 33), et enfin le prochain assimilé au frère (v. 17, lire les v. 16-18), cela avec l’expression les uns les autres (v. 11) qui caractérise les relations au sein du peuple de Dieu.
Mais que dit le Nouveau Testament? Je crois que le Nouveau Testament conserve cette définition du mot « prochain », équivalente au mot « frère ». La nouveauté, c’est que des hommes et des femmes extérieurs au peuple d’Israël pourront être comptés, en plus grand nombre qu’auparavant, comme saints, comme frères, sœurs, prochains, toujours à propos de la foi.
L’association des termes se retrouve, confirmant la proximité de sens. « Abstiens-toi de ce qui peut être pour ton frère une occasion de chute. […] Que chacun de nous complaise au prochain pour ce qui est du bien en vue de l’édification » (Rm 14.21; 15.2, 7). « Ne parlez pas mal les uns des autres, frères, car celui qui parle mal d’un frère ou qui juge son frère juge la loi. […] Et toi, qui es-tu qui juges le prochain? » (Jc 4.11-12; voir Jc 2.14-16).
3. Le bon Samaritain←⤒🔗
Comme la parabole du jugement des nations en Matthieu 25 (« Toutes les fois que vous avez fait ces choses à un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », Mt 25.40), la parabole du bon Samaritain (Lc 10.25-37) a servi d’innombrables fois à justifier un amalgame entre l’amour fraternel et l’action sociale ou l’aide humanitaire.
Les courants libéraux ou modernistes accentuent tellement l’importance du contexte socioculturel des récits bibliques que ces récits n’ont plus grand-chose à nous dire aujourd’hui, si ce n’est quelques rappels moralisateurs.
Les évangéliques sont souvent tentés par une autre erreur : ils donnent d’emblée aux récits une portée universelle en oubliant le contexte dans lequel se situe le rédacteur. Dans les deux cas, la Bible est approchée avec des présupposés extérieurs à elle-même, ce qui expose à donner un sens qui n’est pas réellement celui du texte. C’est dans la Bible que nous devons trouver les clés pour interpréter correctement la Bible!
Une de ces clés, c’est la centralité du peuple de Dieu, Israël/Église, indissolublement liée à la centralité de Jésus-Christ lui-même. Genèse 12 le montre déjà : il y est question des étoiles du ciel et du sable sur le bord de la mer, mais c’est la descendance d’Abraham! Les nations de la terre qui seront bénies en lui, ce sont ceux et celles qui, au sein des nations, manifesteront la foi d’Abraham : il s’agit encore de la descendance d’Abraham. La descendance d’Abraham, ce sont ceux qui croient : c’est l’Israël fidèle, c’est l’Église de Jésus-Christ parmi les nations.
Quand, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, il est question de « la foule », ou du « peuple », ou quand nous lisons le mot « tous », nous sommes tentés de le comprendre d’une manière générale, alors que — sans qu’il soit besoin de le préciser dans le texte — il s’agit du peuple de Dieu et de lui seul (Lc 1.77; Ac 10.2). Il en est de même quand nous lisons « quelqu’un » (comparer Mc 11.25 et Mt 5.23-24), ou encore, au début de la parabole du bon Samaritain, quand il est question d’un homme, sans précision (le blessé, ici). Le Samaritain, lui, est en voyage (Lc 10.33), hors de sa contrée, c’est-à-dire en Israël (les lévites et les sacrificateurs ne circulaient qu’en Israël).
Quand le docteur de la loi qui interroge Jésus cite le sommaire de la loi (Lc 10.27), il sait bien qu’il s’agit d’une loi interne au peuple saint, selon Lévitique 25. Quand il demande qui est son prochain, Jésus lui montre au travers de la parabole que ceux qui devraient le savoir et le pratiquer le négligent, et que celui qui n’est pas directement concerné (car étranger au peuple de Dieu) démontre une sensibilité étonnante, celle d’un craignant Dieu. Cette sensibilité, ce n’est pas seulement « faire du bien à quelqu’un », c’est montrer des égards à un membre du peuple de Dieu (comme l’ont fait Rahab, Ruth, etc.). Pour Dieu, c’est déjà le signe de la foi. Cela apparaît maintes fois dans les Évangiles : les pierres qui peuvent devenir la descendance d’Abraham (Mt 3.9), la femme samaritaine, le lépreux samaritain, le centenier de Luc 7.2-5, celui de Luc 23.47, la femme syro-phénicienne, le centenier d’Actes 10…
C’est l’autre clé qui se révèle ici : ce que l’on fait au peuple de Dieu, c’est à Dieu qu’on le fait! D’innombrables passages le montrent tout au long de la Bible. Le lien entre Dieu et son peuple est tel que c’est exercer une forme de piété que de servir son peuple ou un membre de son peuple, serait-ce le plus petit2. Jean le souligne dans sa première lettre : le double signe de la vie nouvelle, c’est garder les commandements et aimer les frères. Quand on lit 1 Jean 4.20 à 5.2 (« Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère ») on retrouve, avec d’autres mots, le sommaire de la loi : aimer Dieu et son prochain!
Jésus montre par ailleurs qu’en Israël, le prochain n’est pas seulement celui qui est aimé comme un frère, mais c’est aussi celui qui aime de cette manière propre au peuple de Dieu. « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des brigands? […] Va et toi, fais de même. » En « exerçant la miséricorde » envers un enfant d’Israël, le Samaritain montre que son cœur est préparé pour le Royaume de Dieu. Il est déjà proche de la communion des saints.
Notes
1. La règle d’interprétation à suivre, quand deux termes sont ainsi associés, consiste à éclairer le sens du terme le moins facile à comprendre (prochain) par le sens du terme le mieux défini (frère).
2. Mt 10.40, 42; 25.40; Mc 9.41; Hé 6.10; Za 2.8.