La Réforme à Genève
La Réforme à Genève
Le 21 mai 1536, Genève adoptait la Reforme. Diverses manifestations eurent lieu, il y a quelques années, pour commémorer cet événement historique. Rappelons-nous simplement des grandes lignes de cette révolution spirituelle et ecclésiastique en insistant particulièrement sur la Réforme à Genève.
Au 16e siècle, la ville de Genève, bâtie sur les bords du lac Léman et étendue sur deux collines, compte à l’époque près de dix mille citoyens. La Cathédrale de saint Pierre se dresse majestueuse sur l’une des collines et dentine la ville tout entière. L’opulente Genève rivalise avec sa voisine Lyon. Un peuple de commerçants anime les rues de la partie basse de la ville, tandis que la ville haute est peuplée par les gens du clergé; mitres, coiffes et soutanes s’y étalent et empilent, indiquant que le véritable maître de la ville est en réalité l’Église. D’ailleurs, l’évêque en est le prince, quoique le duc de Savoie convoite la ville « comme le friand aime le gros chapon ».
Bientôt, la ville conclura une alliance avec la puissante ville alémanique de Berne et pourra ainsi réaliser son ambition : devenir une République; bientôt, la Réforme s’y établira de manière exceptionnelle; on devrait dire sous la providence exceptionnelle de Dieu.
Les idées de la Réforme y avaient été déjà semées; les écrits de Luther y avaient pénétré et les convictions évangéliques avaient pris racine. En 1532 y apparaît, venant du pays de Vaud, le fougueux gapois Guillaume Farel. Antoine Froment de Mens, en Dauphiné, y ouvre la première école publique. Il y prêche aussi l’Évangile, mais il est contraint de quitter la ville et laisse la place au vaudois Pierre Viret.
En 1535, selon les coutumes de l’époque, une dispute théologique publique a lieu et bientôt le conseil de la ville permettra à Farel de prêcher l’Évangile librement dans plusieurs églises, dont on brise les images et autres statues, devenues objets d’idolâtrie.
L’entrée en guerre, le 16 janvier 1536, de l’armée bernoise, qui eut vite fait de conquérir le pays de Vaud, domaine du Savoyard, et les environs de Genève, de La Bresse, du Piémont et de Turin, décida du succès de la Réforme. Le 21 mai, les Genevois, réunis en conseil général, s’entendirent demander « si tous ne veulent pas vivre selon l’Évangile », ce qu’ils approuvèrent à l’unanimité, en levant la main… « Les Genevois n’avaient adhéré à la Réforme que par patriotisme et anticléricalisme », écrit Émile Léonard, grand historien du protestantisme. Il fallait maintenant les amener à une conversion sincère, et pour cela leur donner l’enseignement d’une Église solidement organisée…
Toute la besogne retombait sur Farel. Il venait de recevoir, en plus, un appel de se rendre à Thonon pour y défendre la cause de l’Évangile, lorsqu’en juillet, le jeune Calvin se rendant de Bâle à Strasbourg, fit étape à Genève : « Que Dieu maudisse votre repos et vos études, si vous leur sacrifiez l’œuvre que Dieu vous appelle à faire… » « Jonas aussi voulut fuir le Seigneur, mais l’Éternel le jeta dans la mer. » Et après les résistances, la réponse de Calvin : « Eh bien! je resterai à Genève. Que sa volonté soit faite. » Pour lui, qui devait donner une si grande importance à la vocation, transmise par des hommes qualifiés, mais qui n’avait jusqu’ici aucune désignation l’habilitant à s’occuper des choses religieuses, les instances tonnantes de Farel étaient à la fois appel de Dieu et consécration légitime.
Pour Genève, ce sera la lumière après les ténèbres. Post tenebras lux, devise qu’elle adoptera pour montrer sa détermination solennelle de vivre désormais sous cette sainte loi évangélique, Parole de Dieu, ainsi qu’elle est annoncée.
Calvin vivra ici durant le reste de son existence hormis un bref intermède qu’il passera à Strasbourg. Il y prêchera chaque jour, ou presque, y rédigera ses commentaires, et il remaniera sans cesse sa magistrale Institution de la religion chrétienne, dédiée au roi François 1er de France, véritable monument du christianisme. Il y maintiendra une volumineuse correspondance avec ses compatriotes français, des princes comme de simples fidèles, des nobles de l’Europe protestante aussi, de même qu’avec des martyrs de la foi réformée. Il exercera un ministère pastoral hors du commun.
Avec l’autorité de la Parole divine et du saint Évangile, il disciplinera les mœurs dissolues de la ville et il empêchera le pouvoir civil de s’immiscer dans les affaires ecclésiastiques. Il y subira l’affront et même l’agression physique; il sera calomnié, combattu jusqu’au jour où, épuisé par tant de luttes soutenues avec un extraordinaire héroïsme dans un corps très fragile, il rendra l’âme à Dieu, à qui il disait : « Mon cœur ô Dieu je t’offre promptement et sincèrement. » Il n’avait pas 55 ans.
Écoutons encore Émile Léonard, dont le titre du chapitre sept du premier volume de sa monumentale Histoire du Protestantisme1 indique : Calvin, fondateur d’une civilisation.
« Après la libération des âmes, la fondation d’une civilisation. Avec Luther, ses émules et ses rivaux, la Réforme avait donné tout son message proprement religieux et théologique, et les âges suivants ne pourront que le répéter et le compléter. Mais Luther était peu intéressé à l’incarnation de ce message dans le monde séculier, qu’il acceptait tel qu’il était, et les expériences de Zwingli, de Müntzer et des anabaptistes du Munster avaient été, ou de portée trop réduite ou trop révolutionnaire pour faire sortir la Réforme du piétisme individualiste où elle risquait de s’émietter et de se dissoudre. Il était réservé au Français et au juriste Jean Calvin de créer, en plus d’une théologie nouvelle, un homme nouveau et un monde nouveau : L’homme réformé et le monde moderne. Chez lui, c’est l’œuvre qui prédomine et qui explique l’ouvrier. Et c’est elle, non pas tant à Genève que dans toute son extension, à travers le monde et à travers les siècles, qui permet de répondre à la question : Le réformateur Jean Calvin a-t-il été l’un des plus grands théologiens de tous les temps? Ou fut-il un prophète de ténèbres qui s’est gravement trompé sur la nature et les implications de l’Évangile? »
Nous n’hésiterons pas à souscrire à la première affirmation. Calvin se compte effectivement parmi les plus grands théologiens que l’Église ait jamais connus. Cependant, il ne suffit pas de vénérer la mémoire d’un grand chef et docteur, même parmi les plus grands, ni de commémorer au son de cloches et de trompettes les faîtes héroïques du passé.
Le monde occidental moderne en général et l’Église chrétienne en particulier ont envers lui une dette immense. Théologien et fondateur de civilisation, Calvin est assurément un homme moderne. Guide théologique et prophète dans l’Église, son message est d’une actualité telle que non seulement le protestantisme francophone, mais encore le christianisme mondial tout entier pourront bénéficier longtemps encore de son enseignement génial.
Hélas!, du côté du libéralisme protestant on le tient pour un maître certes vénérable, mais complètement dépassé. Quant au christianisme qui se dit évangélique, il ne semble pas avoir suffisamment d’intelligence théologique pour saisir toute la portée biblique et théologique du grand réformateur. Ce christianisme évangélique — ou tout au moins un grand secteur de celui-ci — semble fasciné par tout ce qui est du domaine de l’expérience subjective, véhiculé d’un continent à l’autre comme « les nuages chassés par le vent ». Quel abîme entre le génial Français de Genève et ceux qui s’acharnent à boire dans des citernes crevassées, bavardant sans rien communiquer, et parlant sans rien annoncer…
Or, au mal qui ronge les Églises et qui menace nos sociétés, Calvin a un message qui est aussi valable pour notre temps qu’il le fut pour les siècles qui nous ont précédés.
Note
1. Histoire du Protestantisme, Presses universitaires de France.