La solitude
La solitude
Parmi les maladies modernes les plus dévastatrices frappant nos contemporains, il faut compter la solitude. Plus on les observe, notamment dans le monde occidental, que ce soit dans les villes géantes ou dans les coins les plus reculés des régions rurales, et plus on constate la progressive et dramatique dépersonnalisation de l’existence qui prend la forme aiguë, tragique, de la solitude des êtres humains.
Nous en avons sans doute fait l’expérience, à tel ou tel moment de notre existence. Le malaise est chronique. Les solitaires vivent avec le poids étouffant de la mélancolie, l’usure de l’ennui, les méfaits de l’oubli, l’amertume de se voir laissés pour compte, sans amis intimes, sans un proche affectueux… Aucune médecine moderne, même la plus sophistiquée, ne pourrait les soulager. Seules les victimes elles-mêmes pourraient chercher, et peut-être découvrir, la solution à leur problème.
Un poème anglais, que je traduis librement, lamente sur la solitude dans les lignes suivantes :
Un homme est mort et nul ne connaît son nom,
Mort comme la feuille verte au printemps,
Jaune en automne
Un homme, une feuille, sans nom…
Il appela ceux qu’il croisait,
Il cria sans qu’on l’entende,
Quelqu’un le vit tomber,
Mais qui s’occupe d’une feuille qui tombe?
Un homme, une feuille, n’appelle nulle larme…
Fondamentalement, il existe trois types de solitude : celle que nous créons nous-mêmes, celle créée par les circonstances qui sont hors de notre contrôle et celle qui fait partie de la vie et qui est le sort commun de tous.
La misère, le deuil, la maladie et le désespoir sont infiniment plus oppressants et tragiques dans la solitude. Il ne saurait en être autrement.
De tous les types de solitude, celle que l’homme s’inflige à lui-même est la plus déchirante. L’homme a choisi d’être seul. Il a écarté Dieu de son chemin. Ensuite, il a tué son frère. Il s’est isolé dans son orgueil, s’est barricadé dans son mensonge, s’est enveloppé de haine. Pourtant, cette solitude-là est aussi la plus facile à traiter, bien que la plus douloureuse.
La solitude n’est pas forcément le fruit empoisonné du péché. Des circonstances, un accident ou n’importe quelle autre circonstance peuvent laisser seul un être humain. Faut-il la classer parmi les châtiments que Dieu lui inflige? Ce serait moraliser sans fondement, porter un faux jugement aussi bien sur Dieu que sur l’homme.
La philosophie existentialiste en avait fait le thème favori de ses lamentations, sans savoir comment elle pourrait aider à y échapper.
Certes, la solitude n’est pas une maladie moderne; les générations passées l’ont connue et en ont souffert. Il est néanmoins un fait que la nôtre ignore presque totalement ce qu’est la communion, du fait du soupçon que l’on porte « aux hommes et aux dieux ».
Lisons par exemple les romanciers modernes; tous leurs personnages ont peur d’être seuls; dès que « les autres » ne sont plus là, ils éprouvent une sensation de vide qui les désole et qui les tuerait sans doute s’ils ne couraient se réfugier dans le tourbillon des lieux de plaisir, des réceptions mondaines, des réunions, des comités politiques, syndicaux ou intellectuels, ou encore dans la ruée vers mer et soleil, etc.
L’homme seul est un homme mort; il se décompose. Georges Simenon excelle à peindre des drames à faire pleurer. Qu’est-ce qui nous atteint si profondément dans notre énergie vitale, nous déprime, lorsque nous lisons ces histoires trop réelles? C’est l’impuissance affreuse et terrifiante de l’homme abandonné. Nous nous retrouvons dans ces personnages tristes et éprouvons avec eux la trahison des proches, la peur d’être trahi, l’angoisse de la solitude, le sentiment d’une faiblesse que tout peut écraser; de là résulte la fuite irrésistible dans le crime ou dans le voyage à l’infini; ou encore dans la domination par l’argent, ou par les médias de masse. C’est tout un univers d’humains sans foyer, sans amour.
Force ou faiblesse? Indépendance ou désespoir? Qu’est-ce qui se cache au fond de l’âme solitaire? Se croit-elle victime d’un complot obscur qui la rejette hors de la société? A-t-elle un besoin vital d’autrui? Ou bien se sépare-t-elle des autres au nom d’une image qu’elle veut garder jalousement pour elle seule?
La solitude dans la foule moderne est proprement terrifiante. Un ouvrage célèbre, traduit sous le titre La foule solitaire montre les visages tristes, usés dès l’enfance, d’une humanité entassée, serrée, mais sans foi. Cet homme est extro-déterminé. Quand on le regarde vivre, on le voit indifférent à l’égard de ce qui agitait ses ancêtres; passions privées, foi religieuse ou politique. Si l’on pénètre un peu sa nature, on a l’impression qu’il s’est libéré de l’angoisse de la solitude : il existe avec et par les autres. Regardons-le bien; on avait pu croire d’abord qu’il était toujours une personne liée à ses semblables. Il n’en est rien; sa dépendance est beaucoup plus profonde; l’homme extro-déterminé est comme le morphinomane qui est sans morphine.
Elias Canetti, de son côté, complète cette description. Il montre que, emporté par un mouvement collectif, l’individu a la sensation de franchir ses limites, ressent l’ivresse de la puissance. Mais ce n’est qu’une ivresse, et non une véritable force.
Le progrès technique rapproche les uns des autres, mais ne les fait pas rencontrer, encore moins les découvrir. L’homme est semblable à un maillon anonyme d’une longue chaîne. La vie ressemble davantage à un miroir dans lequel on se regarde qu’à une fenêtre qui s’ouvre vers autrui. Dans un monde où les forces impersonnelles sont à l’œuvre, la dépersonnalisation de l’homme est accentuée plus que jamais. On a pu parler de la solitude cosmique de l’homme moderne.
Jusqu’où peut aller notre solitude? Jugez-en par des réponses ou des réflexions que j’ai recueillies au cours de mon ministère pastoral : « Cela fait quinze jours que je n’ai parlé à personne. » Ou bien : « Le soir c’est le moment le plus pénible. » Un troisième : « Personne ne m’attend jamais à la maison, et lorsque j’y reviens, la fenêtre est toujours close. »
Des malades qui, au début, se voyaient entourés par des amis affectueux souffrent de la solitude, car les rangs de ceux-ci s’amenuisent et les visites deviennent de plus en plus rares. La routine et la lassitude devant celui qui est devenu incurable prennent le dessus. Comme si celui-ci avait cessé d’être une personne humaine. Dans ces hospices où l’on héberge des personnes du troisième âge, les chambres à plusieurs lits ne chassent pas la solitude. L’individu fiché et classé n’est qu’un numéro de plus d’une nouvelle catégorie de pensionnaires, ou encore un sujet social. Et dans un monde absurde où la force est loi et prince, quelle valeur marchande chiffrable le vieillard impotent offrirait-il?
La situation est-elle plus heureuse dans le foyer, l’endroit idéal où devraient disparaître tous les murs? Il existe des époux qui ont cessé d’échanger des mots, non seulement d’affection, mais encore polis, des mots civilisés et humains, si encore ils ne vocifèrent ou ne se maudissent pas mutuellement… « Mes parents ne m’ont jamais compris », hurle dans sa douleur l’adolescente dont la solitude n’est pas moins poignante parce qu’elle est celle d’un enfant.
« Personne ne m’aime », sanglote le petit écolier, tandis qu’à la cour de l’école on se moque de lui et on blesse sa dignité d’être humain. Et combien de parents lointains, fermés sur eux-mêmes, absorbés par leurs soucis, légitimes certes, mais qui les ont submergés à tel point qu’ils ont fini par sombrer dans le nombrilisme… D’autres, vulgaires, brutaux, voire sadiques, maltraitent leurs enfants, et alors c’est l’enfance non seulement délaissée, mais encore martyrisée ou délinquante.
La solitude peut frapper même celui ou celle que l’on soupçonnerait le moins. Regardez cet homme jovial, qui sait nouer des relations avec aisance, qui a toujours le mot juste, accrocheur, mais qui n’est qu’un grand solitaire. Son parler, son habileté de parole ne cherche en réalité qu’à briser la glace autour de lui. Derrière la façade, il y a une soif insoupçonnée de rencontre, d’amitié, de tendresse… Je ne sais quel auteur français du dernier siècle disait que l’humour est le raffinement de la détresse. Mot très profond. La détresse ne serait-elle pas due, avant tout, au sentiment poignant de solitude?
La solitude n’est pas une mission qui a été confiée à l’homme, car il a été fait pour la coexistence et la communion. Dieu nous a voulus et destinés pour une vie de relation. Cette intention divine s’est exprimée immédiatement dans cette autre invention et institution qu’est le mariage, dans la rencontre du premier homme avec la première femme. La rencontre de deux êtres, le couple humain normal, homme et femme, est autre chose qu’un accouplement passager, le plus souvent le vulgaire assouvissement des basses convoitises que l’ont tient actuellement comme une conquête de sa liberté et le summum du bonheur humain!
Plus tard, au cours de l’histoire de la rédemption, Dieu voulut que chaque Israélite pût s’insérer dans une communauté à la fois sociale et religieuse, dans le peuple de l’alliance. Au sein de celui-ci, la solitude n’était point tolérée. La veuve et l’orphelin y trouvaient leur place et y furent accueillis. Hélas!, les conditions idéales pour maintenir des rapports harmonieux disparurent assez vite. Le mal s’infiltra de telle sorte que la solitude devint le sort de nombre de croyants de l’Ancienne Alliance qui s’en plaignirent. Tel est l’aveu de l’auteur du Psaume 31, qui crie son malheur. Il se plaint de l’abandon dont il est la victime. Pourtant, ce même homme qui répand sa plainte devant Dieu fait devant lui une profession de foi. Dans sa solitude, il s’adresse à Dieu. Il lui fait confiance parce qu’il l’arrachera à son abandon. Il est seul à pouvoir combler sa solitude. La plainte de ce solitaire ne s’élève pas dans le vide, mais se dirige vers le Dieu secourable.
Le livre des Proverbes parle de Dieu comme d’un ami plus proche qu’un frère. Selon l’aveu d’un autre psalmiste, même si père et mère l’abandonnaient, l’Éternel, sa lumière, ne l’abandonnera pas (Ps 27).
D’ordinaire, nous ne voyons que le visage négatif de la solitude, oubliant qu’elle peut parfois devenir source de bien et de plénitude, en tout cas, si elle est bien comprise. Toute solitude n’est pas exclusivement le pire des malheurs et le sort le plus tragique qui nous soit réservé. Elle peut devenir l’occasion de constater nos limites humaines, la relativité des ressources que nous pouvions tirer d’autrui, de nos proches, afin de nous tourner vers celui dont la présence est toujours et partout bienheureuse plénitude.
N’oublions pas qu’à notre ère un plus grave danger que la solitude nous guette : celui de la collectivisation, celui de la massification, qu’une solitude acceptée peut devenir non pas l’horizon borné bouché de notre existence, mais le lieu d’une découverte, un moyen d’enrichissement, la constatation d’une dimension jusque-là oubliée ou négligée de notre destinée. La solitude acceptée peut devenir l’occasion de nous recentrer sur notre centre, de remonter vers l’origine et la source de la vie, et au lieu de pousser des gémissements amers ou pathétiques, nous pouvons balbutier une prière ardente, faire monter vers le Seigneur de nos vies une invocation suppliante, formuler une requête appelant et soupirant après la seule présence omniprésente. Que de solitudes qui ont su chanter des cantiques d’espérance, des hymnes d’allégresse en l’honneur de celui qui n’oublie jamais les siens!
Je crois qu’en dépit de toutes ses imperfections et défaillances, l’Église chrétienne est encore le lieu où l’on pourra, ensemble avec les frères, combattre toute solitude et tout isolement aliénants. La communion des saints est un article de foi, elle devrait devenir chaque jour une expérience vécue, vérifiable. C’est l’Église dans son ensemble qui a reçu la promesse de la présence divine. Et la sainte Cène, la communion, en est précisément le signe le plus éloquent bien que le plus dépouillé. C’est ici que les paroles du Seigneur retentissent avec force et tendresse : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viendrai vers vous » (Jn 14.18). « Voici je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28.20).
Voici une page de Dietrich Bonhoeffer (tirée de De la Vie communautaire) :
« Pour le chrétien, la présence sensible d’autres frères constitue une source incomparable de joie et de réconfort. À la fin de sa vie, l’apôtre Paul, prisonnier, ne peut contenir le désir qui le fait appeler auprès de lui, dans sa prison, Timothée, “son bien-aimé fils dans la foi”, il veut le revoir et l’avoir à ses côtés. Il n’a pas oublié les larmes de Timothée lors du dernier adieu. Ailleurs, pensant à l’Église de Thessalonique, il prie Dieu “nuit et jour avec une extrême ardeur de nous donner de vous revoir” (1 Th 3.10); et l’apôtre Jean, devenu vieux, sait que sa joie ne sera parfaite que lorsqu’il aura pu venir chez les siens et leur parler de vive voix, au lieu de le faire avec du papier et de l’encre (2 Jn 1.13).
Le croyant n’a pas à avoir honte ni à se croire trop charnel d’avoir le désir de voir le visage d’autres croyants. C’est avec un corps que l’homme a été créé, c’est dans un corps que le Fils de Dieu est apparu pour nous sur la terre, c’est dans un corps qu’il est ressuscité, c’est dans son corps que le croyant communie avec le Christ dans le sacrement, et c’est, enfin, une communauté de créatures à la fois “esprit et corps” que créera la résurrection des morts. À travers la présence d’un frère dans la foi, le croyant peut louer le Créateur, le Sauveur et le Rédempteur. Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le prisonnier, le malade, le chrétien isolé reconnaissent dans un frère qui les visite un signe visible et miséricordieux de la présence du Dieu trinitaire. C’est la présence réelle du Christ qu’ils éprouvent lorsqu’ils se voient, et leur rencontre est comme une rencontre avec leur Seigneur, pleine de révérence, d’humilité et de joie. La bénédiction qu’ils se donnent est comme celle de Jésus-Christ lui-même. Si donc une seule rencontre entre deux croyants comporte déjà une telle joie, quel trésor inépuisable de béatitude ne s’ouvre-t-il pas pour ceux auxquels Dieu permet de vivre journellement dans la communion d’autres croyants?
Certes, cette grâce de la communauté, que l’isolé considère comme un privilège inouï, est facilement dédaignée et foulée aux pieds par ceux qui en sont chaque jour les objets. Nous oublions vite que la vie entre chrétiens est un don du royaume de Dieu qui peut nous être repris chaque jour, et que nous pouvons d’un instant à l’autre être précipités dans la solitude la plus totale. Il faut donc que celui à qui il est encore donné de connaître cette grâce extraordinaire en loue Dieu de tout son cœur, le remercie à genoux et confesse : c’est une grâce, rien qu’une grâce!
La communauté visible que Dieu nous donne peut être plus ou moins complète; une visite, une prière, un geste de bénédiction, une simple lettre suffit pour donner au chrétien isolé la certitude qu’il n’est pas seul… Les chrétiens d’aujourd’hui comprennent de nouveau que la vie communautaire est vraiment cette grâce qu’elle n’a jamais cessé d’être, cette chose extraordinaire, cet “instant de repos parmi les roses et les lis” dont parle Luther. »
Jésus-Christ est Emmanuel, Dieu avec nous. Nous ne sommes pas seuls si nous savons que Dieu nous accorde sa présence. Nous ne subirons pas la frayeur qui émane du silence des espaces infinis si nous savons écouter celui qui ne garde pas le silence.
Jésus-Christ brise nos solitudes, lui qui goûta à la pire et plus mortelle des solitudes, qui fit l’objet d’un abandon infernal. Il ne nous abandonnera point.
Vous avez peut-être déjà entendu plusieurs fois ce texte admirable trouvé sur le corps d’un jeune soldat américain, tué lors du débarquement en Afrique du Nord en 1942; il s’intitule :
Depuis que je t’ai rencontré
Écoute mon Dieu,
Jamais encore je ne t’ai parlé;
Mais maintenant, je désire te dire :
Comment vas-tu?
Écoute mon Dieu,
Ils m’ont dit que tu n’existais pas,
Et comme un sot, je l’ai cru…
L’autre soir, du fond d’un trou d’obus,
J’ai vu ton ciel…
Du coup, j’ai vu qu’ils m’avaient dit un mensonge.
Si j’avais pris le temps de regarder les choses
Que tu as faites,
J’aurais bien vu que ces gens refusaient
D’appeler un chat un chat.
Je me demande, Dieu, si tu consentirais
À me serrer la main…
Et pourtant, je sens que tu vas comprendre,
Curieux qu’il m’ait fallu venir
À cette infernale place
Avant d’avoir le temps de voir ta face,
Je t’aime terriblement, voilà ce que je veux que tu saches
Il va y avoir maintenant un horrible combat.
Qui sait? Il se peut que j’arrive chez toi
Ce soir même
Nous n’avons pas été camarades jusqu’ici
Et je me demande,
Mon Dieu, si tu m’attendras à la porte.
Tiens, voilà que je pleure!
Moi, verser des larmes! Ah! si je t’avais connu plus tôt!
Allons, il faut que je parte!
C’est drôle, depuis que je t’ai rencontré,
Je n’ai plus peur de mourir.
Au revoir!