Un amour vivant
Un amour vivant
Nous avons reconnu les deux aspects de la réalité de l’Église. Elle est en Christ et elle est aussi en nous et par nous. Cette dualité est source de tension et elle incite au combat en vue du développement et de la plénitude à atteindre dans la communion de l’amour. Notre position en Christ régit nos rapports avec les autres membres, et nos rapports harmonieux et fraternels démolissent toute barrière et témoignent de notre être en et par la Tête.
Il nous faut cependant avouer la grave crise de la communion qui existe entre les chrétiens.
L’Écriture nous assure que la réalité de l’Église et la communion qui doit la caractériser appartiennent au domaine de l’éternité, contre lequel toutes les forces conjurées de l’enfer ne prévaudront pas. Nous avons là un type de communion dynamique et non pas statique. Elle est expérience, elle doit être exercée pour atteindre la maturité. En termes consacrés, elle s’appelle « communion des saints » (voir le Symbole des apôtres). Par conséquent, si nous ne la vivions pas, ce serait l’évidence qu’elle n’est pas notre bien. Il en va de la vie même de l’Église du Christ. À cause de ses imperfections, ce type de communion a toujours rencontré des obstacles sur son chemin. Quelles sont les difficultés à surmonter pour la vivre dans sa plénitude? Le succès de la communion entre frères détermine l’authenticité de la vie de l’Église; en dernier ressort, nous pouvons ajouter qu’elle est même l’affaire de l’Église universelle.
À notre époque, probablement à cause des pressions exercées et de la découverte par des non-chrétiens de l’importance de la communauté et de la communion, l’Église place un accent majeur sur celle-ci. Déjà le terme communion, du grec « koinonia », indique le sérieux avec lequel les chrétiens s’en préoccupent. On constate que de nouvelles expériences sont tentées ici et là et que des programmes sont élaborés en vue de la pratique et du vécu.
Notre époque est aussi cause de multiples occasions pour briser toute communion. N’est-il pas étrange, au moment où l’on parle de la cité séculière hautement pragmatique et si mobile, qu’elle cause le vertige? Dans une ère où les moyens de communication prolifèrent grâce à la radio ou à la télévision? La semaine de 40 heures de travail et moins ne devrait-elle pas favoriser la rencontre des autres et permettre de nouer des relations plus aisément que si l’on était l’esclave du labeur? Nos connaissances mêmes de la personnalité humaine et de ses comportements ne sont-elles pas des facteurs d’un très grand intérêt en vue de l’instauration d’une communion? Dans un climat où tout semble plus développé et plus perfectionné, la communion entre hommes ne devrait plus poser de problème.
Pourtant, ce n’est hélas! que du contraire que nous sommes les témoins désolés. Les hommes vivent peut-être plus rassemblés que jadis, mais ils sont plus déçus dans leurs relations humaines, moins membres d’une communauté vivante que les anonymes composants d’une foule sans visage. Jadis, des communautés plus réduites, à l’échelle humaine, attachées à leurs terroirs, facilitaient les rencontres. Les Églises, elles exerçaient un rôle de tout premier plan, aussi bien spirituel que social. L’avènement de l’anonymat et de la mobilité modernes a porté un coup mortel à toute forme de communauté spirituelle, culturelle et sociale. À moins que l’on ne cherche des succédanés de communion dans des rencontres « sauvages » et des organismes parasitaires.
Il est évident que la catastrophe de la sécularisation a ôté à l’Église le rôle de premier plan qu’elle tenait jadis. La surabondance des produits et leur surconsommation incitent à une conception de vie indépendante, sans trop de liens et d’obligations communautaires; elle crée des liens beaucoup trop étroits dans des cercles extrêmement limités. L’Église n’échappe pas à cette nouvelle situation. Ses membres se sentent parfois beaucoup trop isolés pour croire en la communion effective des saints. Ils sont plus portés à réclamer le secours que disposés à l’apporter. Déroutés par les mutations d’ordre social, par les styles de vie nouveaux, par la contrainte subie de voisins non choisis…
Pourtant, quelle occasion et quel défi nos temps modernes offrent-ils à l’Église pour qu’elle devienne une véritable « koinonia », c’est-à-dire une communauté? Cependant, l’Église ne reçoit pas des circonstances extérieures la motivation profonde de la communion. Ce ne sont pas les besoins de l’homme et le cri de la société qui l’inspirent, mais le commandement d’amour et de service! C’est le message de l’Évangile qui retentit dans le cadre décrit plus haut, et je vous invite à méditer les textes johanniques qui l’énoncent avec toute la clarté souhaitée (1 Jn 1.7). C’est la lumière d’en haut qui inonde et illumine notre situation, offrant en même temps des solutions déjà pensées et proposées. Saurons-nous, sans trop tarder, saisir à nouveau le modèle de l’Église naissante? Une véritable fraternité entre croyants, celle dont témoigne Actes 2.24-27, fut sans aucun doute l’un des secrets du succès phénoménal de l’Église apostolique.
Le secret de la communion est la clé qui déverrouille notre cœur, et cette clé n’est autre que l’amour du Dieu de l’Évangile. Là où l’amour est pratiqué, là la communion apparaît sans se faire prier. Là où l’amour cesse d’être verbiage pour prendre une forme concrète et se muer en service ou en secours, là fleurit la communion dans toute sa beauté. Cet amour est commandement. Il existe, certes, un certain amour parmi les hommes. Il naît spontanément des sentiments naturels, ce que les anciens Grecs appelaient « phileia », l’amitié. L’amour-commandement est « agapè », d’un caractère tout autre; il n’est ni émotion ni affinité; sa source se trouve en Dieu. Il implique l’engagement de notre volonté, l’œuvre du cœur, une forme de disponibilité dans nos rapports mutuels, à l’intérieur et parfois à l’extérieur du corps du Christ. Sa description la plus fidèle et aussi la plus exigeante se trouve dans une célèbre page de saint Paul (1 Co 13). Ses rayons d’action s’étendent au-delà du cercle rétréci des amis et des parents jusqu’à envelopper et atteindre l’ennemi (Lc 6.27-36).
Cet amour-commandement est pratiqué par les membres vivants d’un corps vivant. Il admet la diversité dans l’unité « En effet, comme le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne sont qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ » (1 Co 12.12).
Ils sont égaux parce que membres d’un seul corps, partageant la même vie, nourris et abreuvés par la même source, animés et dynamisés par le même Esprit de vie et d’action. Dieu ne fait pas acception de personne. Dois-je le contredire? La classe ou les parentés, les races et les ethnies deviennent les multiples composantes d’une unité cohérente. Il n’existe jamais d’Église bourgeoise opposée à une Église de prolétaires! Il n’y a pas une élite d’intellectuels en perpétuelle recherche, qui se ferme aux simples et aux incultes ou qui se dresse contre eux. Les pauvres et les faibles sont indispensables à cette unité. Les différences naturelles entre membres ne les rendent pas inégaux et n’éliminent jamais personne du corps. Les différences naturelles sont les dons d’un Père généreux. Nul n’est forcé d’être le décalque exact de son voisin. Là où il n’y a qu’uniformité rigide, l’Église cesse d’être un corps vivant. Ceci m’amène à ajouter que nul n’en sera exclu : ni le plus doué, par motif de jalousie; ni le moins doué, par mépris. Le plus faible sera traité avec égards. Que forts et faibles veuillent donc vivre ensemble dans la communion, en démonstration d’un amour sans horizon borné et sans exclusivité.
Il aurait été intéressant d’examiner les motifs qui nous font nous lier avec tel ou tel membre de la communauté et non avec tel autre. Souvent, ce sont des affinités qui trahissent davantage la recherche de soi-même et l’intérêt personnel que celle d’une rencontre avec ses semblables. Mais il faut prendre garde : l’exclusion ne cause pas simplement de la peine à l’exclu; elle appauvrit considérablement ceux et celles qui prétendent former une élite.
L’amitié, elle, peut être limitée. Elle comporte une certaine intimité que nous n’avons pas à accorder à tout le monde. Mais il existe une incapacité foncière de la société moderne à créer une communion satisfaisante. Le slogan des hippies : « Faites l’amour et pas la guerre » n’est pas tout d’abord ni même peut-être une phrase obscène. Il résonne telle une protestation véhémente et douloureuse contre ce qui est haine, ruine et hostilité pour les hommes. Les chrétiens de notre époque devraient écouter avec plus d’attention certaines critiques contre la décadence de la vie. Ces critiques cherchent parfois à saisir la beauté de l’amour et l’idéal de la communion. Sans doute, les méthodes préconisées par les hippies ou tels autres marginaux ne sont pas les nôtres. Mais ceux-ci ne rappellent-ils pas opportunément, même si c’est sans ménagements et parfois avec vulgarité, quelques vérités essentielles auxquelles nul ne devrait rester sourd?
Je conclurai sans mentionner trop de détails. Il s’agit d’être bon et de faire le bien. L’Évangile proclamé est merveilleux. Il offre la sécurité pour le temps et pour l’éternité. Ne dressons pas d’obstacles à ceux auxquels il s’adresse. Une Église trop introvertie peut constituer un tel obstacle et rester fermée à celui qui vient du dehors. Le chrétien individualiste qui se préoccupe davantage de paraître « bon » que de faire le bien, risque d’obstruer le chemin d’accès à l’Évangile. Sous prétexte de nous examiner et de nous améliorer, nous perdons parfois notre temps à ne rien faire! Une trop grande fixation sur sa propre personne est malsaine et, dans l’Église, nocive pour le témoignage d’amour. À trop vouloir nous examiner et examiner les autres, nous risquons de cesser d’être des gens qui aiment pour devenir des procureurs et des juges.
Les hommes qui sont dans le monde ont soif de communion, et Dieu nous y invite. Commençons donc à nous réaligner sérieusement sur le modèle biblique, à examiner nos préférences et nos priorités, et à opérer les changements nécessaires. Lorsque ces changements se produiront, le monde verra en nous des gens qui s’aiment, et après son désespoir trouvera, enfin, un lieu de communion authentique et bienfaisante!