La vie et la vocation du chrétien
La vie et la vocation du chrétien
Mon intention n’est pas de rappeler les principes communs à toute vie chrétienne, mais bien celle — interprétant aussi rigoureusement que possible les manuels moraux des premiers réformés — de définir les particularités des méthodes et pratiques par lesquelles ceux-ci se distinguent. Je tenterai d’élucider les thèses religieuses où nos pères dans la foi entendaient fonder leur enseignement éthique; puis, de tirer de celle-ci toutes les conclusions requises. Parmi les chrétiens éminents qui ont défini l’idéal de l’existence, nous nous référerons bien entendu à Jean Calvin de Noyon qui, au troisième livre de son Institution, formula les prémisses morales dont ses disciples s’inspirèrent dans leurs propres recherches.
Selon la théologie de Calvin, à l’homme (le terme « homme » est ici encore utilisé pour qualifier l’humanité) saisi par la foi, Dieu, dans sa Parole, révèle avant tout sa gloire. Il ne s’agit là, en aucune façon, de la manifestation d’une divinité terrible, éclatante, implacable, qui tenterait d’écraser l’homme confondu sous le poids de sa magnificence, mais de la reconnaissance, par le chrétien, que Dieu est le Seigneur, qu’il possède et exerce sur le monde une absolue souveraineté. Cette reconnaissance n’est pas un acte de frayeur, mais un acte d’amour : averti par la Parole que Dieu l’a créé, racheté, consolé, qu’il le recrée sans cesse, le rachète et le console, le chrétien abdique entre les mains de ce Maître sa volonté propre et sa convoitise; pour conquérir la liberté, il se fait, dans sa vie, l’esclave de la sainte Trinité, mais il sait qu’entre elle et lui, qu’entre Dieu et l’homme, qu’entre le Seigneur et le serf, il n’y a aucune comparaison possible.
C’est le sentiment de cette incompréhensibilité divine, qui se manifeste pourtant dans le monde par des événements lumineux et providentiels, que l’homme chrétien essaie de rendre par le mot gloire. Proclamer la gloire de Dieu c’est pour le chrétien entrer au service d’un Maître dont il accueille avec un égal amour les prescriptions et les silences, d’un Maître qu’il ne saurait ni philosophiquement ni scientifiquement définir, parce qu’il est, lui, un homme, et que ce Maître est Dieu. Proclamer la gloire de Dieu, c’est aussi assigner cette gloire comme fin dernière à tout l’univers créé, c’est discerner dans le monde, par la foi seule, les traces divines, c’est affirmer enfin que toutes les créatures animées ou inanimées, les animaux, les végétaux, les minéraux, les étoiles et les êtres humains, ont une vocation commune : connaître Dieu et le servir.
Mais pour le calvinisme, l’homme, outre cette vocation commune, est aussi détenteur d’une vocation particulière. Dieu, qui le connaît par son nom, lui assigne dans ce monde incertain une place spéciale, une tâche précise. Dieu n’est pas un Dieu monotone; il exige que chaque homme lui rende gloire d’une façon différente; il adresse à chacun une autre vocation; c’est par elle que chaque homme chrétien possède une table des valeurs éthiques dont il est le seul secrétaire; c’est elle qui lui permet de savoir si sa vie est réussie, c’est-à-dire conforme à la fonction que Dieu lui a conférée parmi les créatures.
À ces créatures d’ailleurs, les animaux, les arbres, les astres, l’homme ne doit pas leur témoigner une tranquille indifférence, exercer sa vocation sans sentir aucune responsabilité à leur endroit ni se contenter de gémir parfois sur les maux dont elles souffrent avec une sympathie abstraite. Il doit savoir, par la Parole, que c’est vers lui que la création fait monter, comme une perpétuelle accusation, son cri de souffrance et de détresse (Rm 8.18-19); vers lui qui, pécheur, germe empoisonné, a contaminé les créatures innocentes; lui qui, introduisant le mal dans l’univers, en a faussé l’harmonie au point qu’il se serait désagrégé si la providence divine ne l’avait pas soutenu. L’homme chrétien, dans sa vie, doit non seulement remplir sa vocation, mais encore réparer autant qu’il peut le mal qu’il a causé au monde.
Un tel effort briserait l’homme chrétien comme une brindille si Dieu ne lui offrait perpétuellement son aide en lui dispensant en abondance de quoi soutenir son corps, le vêtir, le guérir, le recréer. Mais comme cette réfection matérielle serait à elle seule illusoire, Dieu, Seigneur de l’Église, lui offre également de quoi soutenir, ressusciter, sceller son espérance, conjoignant dans le sacrement la perfection de la Parole, le Verbe visible et le Verbe entendu.
Au total, si je dénombre les thèses religieuses sur lesquelles la théologie de Calvin tâche d’édifier la vie de l’homme chrétien, j’en trouve cinq que l’on peut énoncer ainsi :
- Par sa Parole, Dieu révèle à l’homme chrétien la vocation commune de toutes les créatures : rendre gloire au Seigneur.
- Par sa Parole, Dieu révèle à l’homme chrétien sa vocation particulière.
- Par sa Parole, Dieu révèle à l’homme chrétien le rapport de responsabilité qui le lie à toutes les créatures.
- Par le monde, Dieu offre à l’homme chrétien ses aides matérielles.
- Par l’Église, Dieu offre à l’homme chrétien ses aides sacramentelles.
Il reste maintenant à examiner quelles conclusions concrètes et quotidiennes on se trouve en droit de tirer de ces cinq propositions.
1. L’homme chrétien a donc une vocation particulière, qui confirme d’ailleurs son élection. Cette vocation est un ordre, une révélation de Dieu. Mais pour adresser celle-ci à l’homme chrétien, le Seigneur de la Terre et de l’Église peut employer deux instruments divers : la sainte Écriture et le prochain. Lorsque l’homme chrétien hésite sur le chemin à prendre, c’est souvent par une lecture chrétienne de la Bible que Dieu lui communique sa volonté. Mais d’autres fois, il suscite sur sa route un prochain et confère à celui-ci une autorité temporaire assez pressante pour que, par la puissance de ses arguments, il résolve les doutes de l’homme chrétien touchant la voie singulière où il doit s’engager. Au reste, la lecture de la Parole de Dieu s’accorde toujours providentiellement à l’exhortation de tel ou tel prochain qui joue à son endroit le rôle de délégué de Dieu.
Une fois l’ordre du Seigneur reçu, il n’a plus qu’à l’honorer, c’est-à-dire à briser tous les obstacles externes ou internes qui en empêcheraient ou en retarderaient l’exécution. Les actes de sa vie, même les plus humbles, même les plus fastidieux d’apparence, réglés par le commandement divin, prennent à ses yeux un intérêt capital, une fondamentale nécessité. Il a le droit, alors, d’aimer sa vie, non qu’elle possède en soi un mérite quelconque, mais parce qu’elle tend tout entière à la gloire de Dieu. Le premier devoir de l’homme chrétien est donc de respecter sa vocation particulière. Si cette prescription était observée, l’anarchie sociale où nous nous débattons prendrait fin, car chacun considérant son état comme une vocation s’y complairait et prierait le Seigneur pour que, secouru dans sa faiblesse, il l’exerce de son mieux tout en respectant la vocation d’autrui.
2. Le second devoir de l’homme est, en effet, de respecter la vocation que Dieu départ à son prochain. Il ne s’agit point là d’un sentiment passif. Respecter la vocation de son prochain c’est lui donner tous les secours matériels et spirituels qui le mettront à même de la remplir. La conscience réformée ressent comme un scandale le fait que certains hommes, par misère matérielle ou morale, s’avèrent incapables d’accueillir l’injonction que Dieu leur adresse personnellement. La charité cherche toujours à placer l’homme déchu dans un milieu où il puisse prendre conscience de sa vocation et de la charge prédestinée qu’il doit revêtir ici-bas. À cette charité générale, l’homme chrétien participera de toute sa force, soutenant avec prédilection des œuvres comme les œuvres d’assistance par le travail, d’habitations économiques, de relèvement de la moralité publique. Mais lorsque Dieu lui envoie un prochain dans le besoin, il doit toujours se tenir prêt à exercer envers lui une œuvre particulière de charité, à être celui par lequel le Maître lui révélera peut-être comment il veut diriger sa vie. Chaque chrétien, placé dans la communion des hommes, s’attend toujours à être l’indigne messager du Seigneur et vénère en toute personne qui l’aborde un ange éventuel de Dieu.
Cet amour du prochain à base de pédagogie réciproque, cet asservissement de la vie à un irrévocable ordre divin supposent-ils une inhumaine tension? Il n’en est rien. En se ménageant d’honnêtes loisirs, l’homme chrétien maintient en lui l’harmonie nécessaire à la perfection de sa vocation propre et à la culture d’autrui. S’adonner à certains jeux, c’est remplir un devoir envers soi-même et envers son prochain. Par le respect des vocations particulières, l’homme chrétien règle sa vie morale.
Mais l’homme chrétien a aussi une vocation politique. Membre de la Cité, il ne peut se désintéresser des affaires publiques. Si dans le monde la politique se tenait à son rang et prenait égard à sa fin, si elle se contentait d’être l’art de faire vivre les hommes ensemble, c’est-à-dire de leur ménager la paix et la justice compatibles avec les contingences terrestres, l’existence politique du chrétien ne serait pas difficile à ordonner. Malheureusement, la politique s’efforce toujours d’échapper à son ordre propre; dédaignant être une technique positive, elle tâche sans cesse de s’incorporer des éléments religieux ou, comme l’on dit dans le jargon moderne, de devenir une mystique. Par là, enfantant des idoles, elle induit l’homme chrétien en perpétuelle tentation de léser la majesté divine. Tandis que certains partis élaborant une religion de l’État ou du chef, visant consciemment ou non à opposer au Christ l’idole César, d’autres constituent une sorte de messianisme dressant contre le Christ l’idole Antichrist. Ces deux systèmes ont tous les deux la bouche gluante de sang humain. Pourtant, l’homme chrétien ne doit pas dédaigner la politique et se réfugier dans une tour d’ivoire, mais adhérer au parti qui lui semble devoir assurer le maximum de justice et de paix et combattre les idoles que celui-ci est toujours sur le point d’engendrer. C’est donc avec le respect de la gloire de Dieu que l’homme chrétien réglera sa vie politique.
3. Mais dans notre vie nous ne sommes pas entourés que d’hommes; mille créatures animales et végétales nous investissent et nous implorent. Comment réparer le mal que nous leur avons fait introduisant le péché dans l’univers? D’abord, en leur épargnant toutes les souffrances inutiles. Puis, en prenant conscience de ce que l’univers attend de nous. Adam, avant la chute, avait le sacerdoce de la terre. En nommant toutes les créatures, il les offrait à Dieu dans une sorte de sacrifice spirituel. Depuis que le péché a séparé Adam du Seigneur, creusant entre Dieu et l’homme un espace infini que seule a pu franchir la croix du Christ, les créatures, tout en rendant gloire à Dieu, sont séparées de lui, puisque l’homme, leur seul médiateur, a brisé le contact qui le liait à son Créateur. Mais lorsque, illuminé par la foi, l’homme chrétien, recevant la Parole, sent Dieu rétablir ce contact, tout l’univers se réjouit et attend que l’homme, en même temps pécheur et juste, l’offre de nouveau en sacrifice. Chaque homme chrétien, prêtre de la terre selon l’ordre d’Adam, ne doit pas se lasser de connaître les créatures, de les offrir à Dieu, de multiplier à leur intention les actes de foi pour les soutenir jusqu’au jour où le salut se répandra sur l’univers tout entier. Ce service de connaissance et d’offrande que nous rendons aux créatures, c’est l’acte même de la culture chrétienne. Par le respect des créatures, l’homme chrétien règle sa vie culturelle.
4. Mais cette création, dont l’homme chrétien fait un perpétuel holocauste, le comble aussi de biens matériels; à travers elle, Dieu lui offre, comme nous l’avons vu, son aide. Des biens de la création il se vêt, se réconforte et se nourrit. Ces biens sont des secours que Dieu lui adresse : il les respecte et les aime en tant que tels. Mais, homme de péché, il doit se garder d’en abuser comme ses convoitises l’y portent. Si la foi réformée condamne comme une ingratitude l’abstinence totale, elle prescrit sans cesse la sobriété. Doctrine très concrète et très pratique, il ne déconseille pas, par exemple, que l’on accommode finement les mets qu’on consomme, si c’est là, bien entendu, une occasion de remercier Dieu et non de s’abêtir. Respecter les aides matérielles que Dieu accorde à la vie humaine, c’est au fond éviter de transformer en poison les biens de la création. Il en va de même des vêtements; le calvinisme s’attachera à ne pas enlaidir son corps en l’habillant, mais il s’abstiendra aussi, gardant la tempérance, de le rendre ridicule en l’asservissant à des modes absurdes; Dieu donne à l’homme le vêtement pour le couvrir et le parer, non pour le déshonorer.
5. L’homme chrétien règle sa vie matérielle en respectant les aides matérielles de Dieu. Mais s’il a le courage de vivre sa vie dans ses diverses formes, c’est parce que la continuelle réception de la Parole lui confirme que, sauvé en espérance, il a l’assurance que cette espérance est réelle. Il entretient cette espérance par la lecture de la Bible, livre où Dieu parle et où Dieu se tait. Mais cet exercice ne suffit point. Connaissant mieux que l’homme les besoins de celui-ci, sachant que le fidèle doit non seulement entendre la Parole, mais la voir, le Seigneur a institué les sacrements pour sceller, par sa chair, par son sang et par son Esprit, l’espérance chrétienne. L’homme chrétien pendant le culte ne reçoit pas autre chose que ce que Dieu lui envoie par la méditation des Écritures, mais il la reçoit plus complètement. Pour le calvinisme, le précepte de prendre la sainte Cène aussi souvent qu’elle est célébrée a une valeur obligatoire; l’homme chrétien ne peut s’en dispenser sans pharisaïsme ou sans ingratitude. Respecter celle-ci c’est ne jamais s’en abstenir, à moins d’empêchements graves; c’est jalonner la dure voie de nos vocations par la consommation régulière du pain rompu et du vin béni, acte principal de la vie ecclésiastique chrétienne. Par le respect des aides sacramentelles de Dieu, l’homme chrétien règle sa vie ecclésiastique.
Tels sont les grands thèmes réformés sur la vie du chrétien. Si nous aimons les reprendre aujourd’hui, ce n’est pas par fétichisme envers nos pères dans la foi, dont la première et dernière pensée fut de s’effacer devant la gloire de Dieu et de demander à chacun cette abdication.