La chute
La chute
Si vous n’aimez pas votre vie et vous ne savez pas comment la changer, que pouvez-vous faire pour devenir un autre homme? Rien, car c’est impossible, ce choix n’existe pas!
Ainsi, Jean-Baptiste Clamence, l’unique personnage du célèbre roman de Camus, La chute, explique son problème personnel et décrit la condition humaine tout entière. Clamence est celui qui crie. Son nom veut dire cela. Mais il n’est pas le prophète de Dieu, celui qui criait aussi dans le désert : « Préparez les chemins du Seigneur, aplanissez ses sentiers. » Il est plutôt l’homme moderne, perdu dans son désert intérieur, qui proteste contre sa condition. La voie de Dieu est perdue à ses yeux, nul sentier n’apparaît devant lui. Le désert où il s’est égaré est l’unique endroit qu’il connaît, et pourtant, il reste attaché à cette réalité. Il avait marché sur des routes nombreuses et avait trotté sur des chemins divers, cherché avec obstination et jusqu’au désespoir une issue de secours, la sortie qui pourrait le délivrer. Mais il n’a pas pu s’échapper. Il ne lui reste maintenant que la force de crier. Crier contre le désert-prison et contre toute sa condition d’homme. Il n’y a d’excuses pour personne; c’est là son principe. Il refuse de croire à la bonne intention, à la faute respectable, aux circonstances atténuantes. Il ne reconnaît pas de droit à l’absolution ni le privilège de la bénédiction. Il est pour la théorie qui refuse l’innocence de l’homme. Il est partisan pour le déclarer coupable. Il se dit alors le défenseur et l’avocat éclairé de l’esclavage.
Écoutons encore J.-B. Clamence :
« Asseyez-vous, dit-il à son hôte, dans la chambre qui l’enferme comme une cellule pénitentiaire. Examinez cette chambre, elle est nue, mais propre. À peine un tableau, point de meubles ni des vases de cuivre. »
Pas de livres non plus, car il a abandonné la lecture depuis un certain temps. Il n’a de préférence que pour les confessions et les auteurs qui les écrivent. Mais il estime qu’ils ne sont pas sincères. Ils évitent de raconter ce qu’ils savent sur eux-mêmes. Il faut les surveiller quand ils vous proposent des aveux pénibles. Comme s’ils se préparaient à habiller un cadavre et à faire la toilette du mort. Clamence, lui, sait de quoi il parle. Ni de livres ni d’autres objets inutiles. Tout juste la nudité nécessaire, propre et polie comme un cercueil. « Au demeurant, les lits hollandais tellement durs et avec leurs draps immaculés vous laissent l’impression que vous êtes enveloppé et embaumé par la grande pureté! »
L’austérité de la chambre de Clamence reflète bien la sévérité de sa vie intérieure. Là, il peut se préoccuper des aveux à faire et des confessions sur sa vie intime. Dans cette cellule, il peut révéler son tourment pénible. Il est l’esclave de sa faute et de sa peur due à sa faute. Comme tous les esclaves de cette catégorie, il est seul et se sent étranger. Lorsqu’il va chaque matin vers le bar voisin, il y rencontre un étranger qui n’est pas pressé de partir. À vrai dire, celui-ci n’est pas un compagnon, mais il lui fournit l’occasion de s’exprimer, de parler de lui-même et de communiquer son désarroi. Ce sont d’ailleurs des mots qu’on peut dire à n’importe qui.
« Nous sommes des créatures étranges, ruinées et si nous regardions en arrière, dans notre passé, nous ne cesserions d’être horrifiés. Essayez, je vous écouterai; j’écouterai votre confession dans un grand sentiment de fraternité. »
Ainsi, Clamence s’appuie sur la seule camaraderie durable, sur la seule solidarité qui persiste, celle, redoutable de la culpabilité des hommes, leur communion dans le péché.
Changer de vie? Comment pourrais-je devenir un autre? N’est-ce pas impossible? Albert Camus, dans ce long monologue, qui est l’aveu de sa faute et de son péché, se révèle comme le connaisseur le plus perspicace de la condition humaine et l’un des esprits les plus brillants, mais aussi les plus pessimistes de notre époque.
Peut-on dire qu’il y a quelque chose de malsain dans sa disposition à avouer sa faute? Quelque chose d’anormal à se considérer une créature étrange? De presque obscène à mettre à nu toute sa vie intérieure? Ou bien n’est-on pas fasciné par lui, par ce langage étrange et parfois insaisissable? Car, ne sommes-nous pas, à notre tour, dans cette même solidarité de la faute? Dans la communion générale du péché? Une idée nous hante : et si Camus avait raison? Nous savons en lisant qu’il ne parle pas que de lui-même, mais qu’il parle à notre place à tous.
S’il avait raison, nos vies devaient s’achever dans le désert intérieur. S’il n’y avait que draps immaculés, cercueil poli et tombeau seulement. Si nous aussi, nous étions comme lui acculés à l’impossible et sans aucune sortie de secours?
Or, l’impossible est devenu possible! À la sentence effrayante : « la colère de Dieu se révèle contre toute iniquité », vient la réponse : « il n’y a maintenant aucune condamnation »; sans que nous y soyons pour quelque chose. La confession des fautes ne peut produire que l’agonie, jamais de miracle. Le miracle nous vient d’ailleurs. « L’Évangile est la puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » (Rm 1.16). Ainsi commence saint Paul dans l’épître aux Romains, la plus brillante et la plus profonde de ses lettres. Il y annonce la Bonne Nouvelle que Dieu a fait à notre place et en notre faveur ce qui demeurait étranger à nos possibilités.
Saint Paul n’ignorait pas le péché des hommes. Il n’en amoindrit pas les effets douloureux et désastreux. Il ne diminue pas la distance qui sépare l’homme de Dieu. Au contraire, il reconnaît que son jugement est beaucoup plus sévère que celui que nous pouvons porter sur nous-mêmes. Que l’hostilité est plus vive. Dans le long texte de sa lettre aux Romains, du chapitre 1, verset 18, au chapitre 2, verset 12, il est le porte-parole de Dieu, et fait part du réquisitoire divin contre l’homme pécheur. Ici, il n’est pas question des bonnes intentions ou des fautes respectables, ou des circonstances atténuantes. Rien ne laisse présager à l’homme un acquittement facile, rien non plus que cet homme quitte son désert par ses propres moyens.
Mais Dieu a conclu la paix. Par la mort et la résurrection de son Fils Jésus-Christ, l’impossible a reculé. « Dieu nous ordonne-t-il de tenter l’impossible? » C’est la justice de Dieu qui a triomphé sur nous. Entre nous, poussière et cendre, et Dieu, les hostilités ont cessé et l’inimitié a disparu. L’irréconciliable a été réconcilié et nous savons que cela s’appelle maintenant la justification par la grâce.
Que signifie donc cette expression, l’une des plus dominantes et certainement les plus familières du vocabulaire chrétien? Depuis saint Paul et malgré deux mille ans de prédication fidèle, en saisissons-nous toute l’importance? Rappelons-nous qu’elle fut la note dominante de l’appel de clairon qui sonnait à des moments décisifs de la vie de l’Église et qu’elle a accordé aux croyants sortant de la longue nuit des siècles, des heures lumineuses. Elle fut posée comme le portique principal de l’édifice sur l’entrée centrale qui menait droit vers le cœur, à la présence de Dieu, et où la grâce attend pour absoudre le coupable. Elle annonce l’acquittement ainsi que le rétablissement de nos relations avec Dieu.
Elle abolit l’esclavage et dissipe la crainte de la faute. Dieu est celui qui peut nous justifier. Nous sommes ses enfants, nous avons trouvé le chemin de son amour et le cœur paternel qui nous accueille. Nous ne saurions nous justifier devant lui. Nous ne saurions lui expliquer les raisons de notre comportement, invoquer des circonstances atténuantes, lui présenter des excuses. Mais nous lui faisons confiance, Son Fils mort et ressuscité a obtenu la justice et notre justification.
Qu’avons-nous fait de cette doctrine? Nous l’avons ignorée ou repoussée. À sa place, nous avons inventé une doctrine moraliste, tenté de nous améliorer par nos efforts, forgé une religion de la loi pour nous placer sous un joug légaliste. Comme si Jésus-Christ n’était pas mort pour les impies, dont chacun de nous pourrait dire : « je suis le premier ». Comme si Dieu n’avait pas déclaré la cessation des hostilités ni signé par le sang et sur la chair de son Fils unique une alliance nouvelle. Nous croyons pouvoir forcer l’accès vers Dieu, par d’autres issues que l’entrée principale. Subrepticement, nous pensons pouvoir nous introduire auprès de Dieu, par des ouvertures interdites, tandis que lui nous attend devant l’autel, sur lequel il a sacrifié l’Agneau sans tache, l’homme vraiment innocent, Jésus, dont le sang est supérieur à celui des béliers et des boucs, et dont le sacrifice est suffisant une fois pour toutes.
Pourquoi faut-il lire Albert Camus? Pourquoi l’entendre dire que nous sommes des créatures misérables? Pourquoi faut-il écouter saint Paul nous avertir et nous traiter d’impies? Qui est Dieu pour nous juger? Ne sommes-nous pas bons? Dans ce cas, la justification par la grâce n’est pas pour nous. Nous croyons en nous-mêmes et en notre bonté. Mais nous sommes dupes. Jean-Baptiste Clamence est là pour nous prévenir; il s’est glissé sur la pente, jusqu’à la chute lamentable, définitive et sans issue. Peut-être pensons-nous qu’accepter la justification par la grâce nous éloignerait du bon sens, de la respectabilité, qu’elle réduirait notre liberté, qu’elle dévaluerait notre personne. Mais si nous la refusons, c’est parce que nous ne voulons pas de la liberté que seul Dieu peut donner. Nous nous obstinons alors à ignorer qu’il soit venu dans le pays étranger, dans notre désert, pour nous y chercher, là où chacun se débat à sa façon, sans l’avouer, se cache ou se justifie, ou bien, tel Clamence, se livre à l’aveu de son impuissance et de sa totale déchéance.
Il nous fallait le roman de Camus, prix Nobel de littérature, pour nous rappeler avec un réalisme et une force, cette vérité sur nous-mêmes. C’est là l’acuité de notre drame, toute la tragédie humaine, mais aussi toute l’actualité puissante de l’Évangile de Dieu. Maintenant, nous comprenons l’enjeu véritable : « Comment puis-je me justifier, devant Dieu? » Comment pourrais-je me faire accepter par lui, lever mon regard vers sa majesté divine? C’est la question véritable, la seule question, à laquelle tout homme doit trouver la réponse. Même lorsqu’elle est ignorée ou refusée. Que de questions inutiles soulevées et combien de vaines passions qui nous agitent pour nous détourner de la seule question, universelle et actuelle à chaque époque. Si nous voulons avancer, trouver, il faut commencer par celle-là. Si nous aspirons à devenir une nouvelle création, et chacun à sa manière le souhaite, il nous faut nous remettre en question, comme Clamence, bien plus, comme saint Paul. Nous défaire du fardeau cuisant de la faute, cesser de mener une existence qui se consume dans des aveux morbides, afin de connaître enfin la paix de Dieu et la joie de son Évangile.