Le suicide
Le suicide
Assis dans ma chambre d’hôtel dans une grande capitale africaine, je lis un hebdomadaire en provenance du pays. C’est un numéro spécial consacré au suicide, notamment chez les jeunes des sociétés occidentales. C’est une enquête accablante; j’y apprends le suicide de deux jeunes filles, 18 ans à peine, habitant une banlieue voisine de la mienne. Dans un acte de désespoir irrationnel, elles ont décidé de mettre fin à leur existence depuis que leur meilleur copain, un garçon de leur âge, a été tué dans un accident de la circulation. La vie n’a plus de sens, alors laissons aux gaz toxiques le soin de nous épargner de porter un fardeau aussi insupportable! J’ai de la peine à réprimer mes larmes… Je ne les connais pas personnellement, mais savoir qu’elles habitaient à deux pas de chez moi, dans une banlieue qui compte à la ronde plus d’une dizaine d’Églises et de chapelles chrétiennes : réformées, baptistes, pentecôtistes, luthériennes et méthodistes et une petite communauté dite biblique, sans compter l’Église romaine, l’Église grecque orthodoxe, l’Église apostolique arménienne, et sans doute quelque part une synagogue juive…
Qu’est-ce qui décidément ne va pas chez nos jeunes contemporains?
Les enquêtes qui sont faites régulièrement à ce sujet nous jettent dans la plus grande consternation. Dans tel pays occidental que je connais bien, il y a près de mille suicides par mois : des jeunes garçons et filles de 15 à 24 ans, près de trois fois plus qu’en 1960. Au total, trois morts par jour; le suicide y est devenu la deuxième cause de mortalité chez les jeunes, juste après les accidents de la route et bien avant les overdoses de drogue.
Dans tel autre pays occidental, il y a un suicide de jeunes toutes les 90 minutes! Là aussi, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les adolescents et les jeunes et, fait encore plus effrayant, entre 1980 et 1985 le suicide dans la tranche d’âge de 10 à 14 ans aurait doublé.
L’hebdomadaire que j’ai sous les yeux place en encart : « Un acte de désespoir. Mais souvent un appel. Appel auquel bien peu, chez nous, savent répondre. »
Le plus souvent, ce sont des histoires terriblement banales. Comme celle de Philippe, 20 ans, brillant élève d’une grande école. Avant de se suicider, il a écrit un mot à ses parents. On peut y lire : « Je ne suis pas assez fort pour vivre. Et pourtant, j’aurais tellement voulu en profiter, parce que c’est si beau la vie. » Voici un autre jeune :
« S’il vous plaît, ne vous méprenez pas sur le sens de mon geste. D’abord, aussi étrange que cela puisse vous paraître, je suis curieux de savoir ce qui se passe après la mort. Car tout le monde mourra jeune ou vieux lors d’une déflagration atomique, alors pourquoi ne pas mourir plus tôt? Troisièmement, la pression des études et des devoirs à remplir est beaucoup trop lourde à supporter. Quatrièmement, père, mère, reconnaissons que nous n’avons pas eu de très bons rapports entre nous. Vous m’avez souvent rendu malade, fou de rage. Moi aussi, je vous ai rendus souvent fous… Enfin, je vois que le monde devient de plus en plus un lieu maudit, un espace de mal. Tant de corruption, d’exploitation, de misère, de souffrance. J’ai tant de questions à poser au sujet de tout cela, et aucune réponse à recevoir! Il fallait bien que je m’en aille… »
Des spécialistes affirment que les adolescents ou les jeunes suicidés ou suicidaires ne sont pas des malades. Dans 3 % des cas seulement, la tentative de suicide est liée à une pathologie grave. Pour l’immense majorité, la tentative de suicide est une souffrance intérieure liée à cette tempête qu’est l’adolescence. « L’acte suicidaire a, chez le jeune, une fonction d’appel. C’est souvent une tentative ultime et parfois fatale de réinstaurer un dialogue. »
Je ne vous accablerai pas par d’autres données statistiques ni par des constatations d’ordre pathologique ou sociopsychologique. Tâchons de porter plutôt un regard chrétien d’ensemble, sans juger trop sévèrement des malheureux ni tomber dans l’excès contraire, c’est-à-dire celui de vouloir prétendument tout comprendre, et chercher, surtout, à tout excuser. Pour ne rien dire de ceux qui auraient peut-être encouragé le geste fatal. On se souvient qu’il y a quelques années deux criminels — c’est le nom qui convient — avaient publié un livre de recettes « pour réussir son suicide ».
Une brève note d’abord sur l’histoire, longue et complexe, du suicide dans les cultures non chrétiennes. Certaines religions l’ont recommandé, le tenant pour un acte héroïque lorsqu’il était accompli dans certaines circonstances, par exemple dans la Rome républicaine. Ailleurs, notamment au Japon, il a toujours été couramment pratiqué, car il a été considéré comme une sortie honorable pour éviter la disgrâce, l’humiliation, ou, en temps de guerre, la captivité.
Pour Thomas d’Aquin, le suicide est avant tout un péché contre la loi naturelle qui enseigne qu’il faut, tant que possible, préserver sa propre vie. Péché également contre la communauté dont on est membre intégral. Enfin, le grand docteur de l’Église ne manque pas de rappeler qu’il est notamment péché contre Dieu, le seul à qui appartienne la prérogative de déterminer l’heure de la mort pour chaque être humain.
La foi biblique, elle, a toujours considéré le suicide comme l’équivalent du meurtre. Le commandement « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20.13) s’applique avec la même force au geste qui ôte la vie d’autrui qu’à celui qui ôte sa propre vie.
À maintes reprises, lors du déclin d’une culture ou d’une civilisation donnée, la mort a été considérée comme la libération de la corruption du monde et comme une forme de salut. Si dans les cultures païennes la mort offrait une alternative à une vie malheureuse, dans la culture sécularisée moderne elle passe pour mettre un terme à tout. Du fait de l’élimination de la foi de l’actuelle culture occidentale, le suicide, au-delà d’être un moyen de disposer souverainement de sa vie, devient le moyen pour en finir, une fois pour toutes, avec chaque commandement chrétien. Or, rappelons-nous que ce fut la perspective chrétienne qui façonna la position occidentale à ce sujet. Le christianisme avait rejeté l’idée stoïcienne selon laquelle le suicide était un élément important d’affirmation de liberté individuelle.
Actuellement, on parle avec raison d’une véritable épidémie frappant la civilisation occidentale dite post-chrétienne. Or, ce n’est pas la disette matérielle qui pousse au geste fatal, mais le désenchantement d’une vie dépossédée de la foi et coupée des amarres de l’espérance. Les historiens nous rappellent que la profonde mélancolie qui caractérisait la société occidentale du 19e siècle atteignait surtout les classes les plus aisées et privilégiées, les esprits les mieux cultivés et les personnes les mieux informées des questions de la vie.
Les psychoses sont aussi particulières à notre époque que les tendances suicidaires. Elles attaquent les sociétés nanties des pays industrialisés, où elles ont leur centre endémique. Leurs racines plongent dans l’ennui, dans une conscience accablée souffrant de masochisme chronique, refusant de penser et d’accepter que Dieu puisse intervenir dans le monde et dans la vie des hommes avec sa puissance salvatrice. L’homme moderne s’interroge, et même, hélas!, dès son plus jeune âge : Y a-t-il un Dieu? Il n’en sait rien. L’âme existe-t-elle? Il ne peut strictement rien affirmer. Qu’en est-il de la survie après la mort? Il l’ignore totalement. La vie possède-t-elle un sens, un but? Qui serait en mesure de l’affirmer? Suis-je vraiment vivant? finit-il même par s’interroger. Et de répondre : Comment le prouver? Que sait-il alors? Mais est-il possible de savoir quoi que ce soit? Non, répond-il systématiquement à tout ceci. Curieusement, il ne cesse de s’exalter et de chanter quand même ses conquêtes, vraies ou fausses, dans tous les domaines…
Il est indéniable que notre âme est inquiète et insatisfaite. Il manque à notre être l’unité essentielle. La pulsion suicidaire, comme l’alcoolisme, l’accoutumance aux narcotiques comme la débauche s’expliquent par l’ennui profond et mortel qu’éprouvent nos contemporains. Là où la foi chrétienne sera la plus faible, là le suicide se présentera comme une solution de rechange. L’homme moderne a été entièrement subjectivisé et évolue sans cesse autour de lui-même, dans une sorte d’autosatellisation frénétique. Il porte sur ses épaules tous les maux qui accablent la planète, depuis les perturbations de la couche d’ozone à la pollution des eaux, depuis le massacre des bébés phoques jusqu’à la disparition de la forêt amazonienne. D’ailleurs, il n’est pas inutile de se poser ces questions, mais tout ceci révèle davantage un délire subjectif qui le déphase par rapport à toute réalité objective qu’un réel souci de contrôler les éléments qui composent son univers. La destruction de toute objectivité le dérange dans sa pensée et son esprit avant même de déranger celle de son écosystème. Ses objectifs sont devenus exclusivement subjectifs.
Jerry Rubin, l’ancien meneur des hippies, n’ambitionne plus que… « de m’aimer moi-même assez pour que je n’aie pas besoin de quelqu’un d’autre pour me rendre heureux ».
« Narcissisme excessif qui sévit avec succès chez les jeunes. Ces jeunes sont mus par les appétits et les frustrations des besoins satisfaits ou insatisfaits, des besoins tels que le présent en définit l’image, et beaucoup moins par le souci d’accéder à des responsabilités personnelles qui leur ouvriraient l’avenir, mais l’avenir que leur propose la modernité n’est guère attrayant… Ils s’immergent dans le flot amnésiant des décibels agressifs, tel Narcisse dans l’eau de son étang.1 »
Ainsi, plus l’homme moderne s’adonne à la chasse de ce bonheur illusoire et mieux il attrape la mort. L’humanisme athée, cette nouvelle religion de l’homme, l’a trahi et l’a laissé orphelin du ciel, de la transcendance, de l’absolu, de la joie même de vivre; il est sans recours, abandonné, livré entre ses propres mains impotentes… Dès lors, que peut-il faire lorsque, acculé à l’impossible devant une forteresse imprenable, il met fin à l’état de siège, c’est-à-dire à sa propre existence absurde? Le péché en lui entretient un état d’esprit de désespoir constant, ainsi que l’impulsion vers le suicide. La pulsion suicidaire moderne voit finalement la cause du mal en Dieu lui-même, tout en se disculpant et se considérant comme une victime subissant injustement le mal.
La perversité du suicidisme consiste en son refus d’admettre la présence de Dieu, de comprendre ce qu’il fait. Le suicidaire prend sa fragile et mortelle personnalité pour celle d’un dieu, pour le centre de l’univers… Dans son grand roman Les possédés, Dostoïevski nous donnait le modèle même du suicidisme dans le personnage de Kirilof, pour qui, si Dieu n’est pas l’alternative, il ne reste que le suicide. En dernière analyse, la logique de l’incroyance fait du salut humaniste un acte de désespoir qui s’exprime dans le suicide.
Plus haut, nous rappelions que le suicide des jeunes était un appel. Nous le croyons volontiers, mais un appel vers qui? Qui l’entendra? La société dont le bateau prend l’eau par tous les côtés? L’éducation et la culture modernes qui — il n’est pas besoin d’être grand clerc pour l’observer — semblent avoir fait faillite? Des Églises dont les prétentions modernistes ou les traditions sclérosées servent davantage à leur autoglorification qu’à tendre une main secourable? Qui sont les spécialistes qui posséderaient des moyens pour secourir les désespérés, jeunes et moins jeunes, avant qu’ils n’accomplissent leur geste fatal?
Mais celui qui écoutera toujours l’appel au secours et qui répondra est celui dont la Parole déclare : « Invoque-moi au jour de la détresse; je te délivrerai et tu me glorifieras » (Ps 50.15). Puissions-nous cesser de nous quereller, comme des petits enfants maladroits et mal élevés, avec le Dieu de nos origines, le Dieu de notre secours. Même celui qui le cherche en tâtonnant le trouvera et sera trouvé par lui. Apprenons à nos enfants, dès leur plus jeune âge, à l’invoquer, à réciter l’admirable Psaume : « L’Éternel est mon Berger, je ne manquerai rien » (Ps 23.1). Jésus-Christ a déclaré : « Je suis venu afin que les brebis aient la vie et qu’elles l’aient en abondance. Moi, je suis le bon Berger. Le bon Berger donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10.10-11). Puissions-nous, témoins du Dieu vivant et disciples du Christ, conduire nos contemporains vers celui qui est le Dieu des vivants et non des morts.
Note
1. Jean Chesneaux, Modernité-Monde, p. 153.