Des cyclopes et des personnes
Des cyclopes et des personnes
L’Odyssée, le poème épique d’Homère, restera sans doute parmi les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, et Ulysse, son héros principal, l’une des figures mythologiques les plus fascinantes. Auprès de lui, les productions plastiques d’Hollywood, genre Batman, Superman et autres Tarzan font piètre figure, et je parie que la prochaine génération d’adolescents les reléguera aux accessoires de créatures encombrantes et sans envergure, heureusement biodégradables… Souvenons-nous que n’est pas héros qui veut!
J’ai eu récemment l’occasion de feuilleter encore quelques pages du vieux poète grec aveugle. L’Odyssée, je l’avais dévorée durant mon enfance à côté de la Bible, de Robinson Crusoé et de Jules Verne. Il captivait mon imagination d’enfant. Ici même, je voudrais retracer les pages que j’ai relues pour me servir de prétexte de partager avec vous, une fois de plus, le message chrétien.
Héros de la guerre de Troie et artisan principal de la victoire des Grecs, Ulysse, sur son chemin de retour vers Ithaque, son île dans la mer Ionienne, connaîtra des aventures extraordinaires et traversera des étapes que tout mortel dépourvu de sa solide dose de ruse n’aurait jamais pu franchir. Ce n’est que dix ans après avoir quitté Troie qu’il arrivera dans son île et pourra, enfin, embrasser sa chère et remarquablement fidèle épouse Pénélope.
L’une de ses mésaventures consistera à échouer avec ses compagnons d’infortune sur l’île des Cyclopes, où ils seront capturés par le chef de ces derniers, le célèbre Polyphème. Le nom de celui-ci signifie d’ailleurs « très fameux ». Homère nous apprend que les Cyclopes étaient une race de brutes mangeurs d’hommes, avec un seul œil au front et, de surcroît, parfaitement stupides. Après avoir enfermé les malheureux naufragés dans son antre, où il gardait aussi ses moutons, Polyphème roulera un gros rocher devant l’entrée, décourageant toute velléité de fuir. À l’occasion, chaque fois que la faim le tenaillera, il saisira l’un ou l’autre de ses prisonniers pour s’apprêter un copieux repas pour l’apaiser.
Voyant ses effectifs s’amenuiser à vue d’œil, Ulysse songera à un astucieux stratagème pour s’échapper. Homère dépeint ici encore Ulysse comme l’un des caractères les plus remarquables de l’espèce humaine. Fier et rusé, arrogant et malicieux, vain et trompeur, ce héros apparaît comme le prototype même du machiavélisme. Adroit pour manipuler les humains, astucieux pour se servir des circonstances à son avantage, Ulysse est, ainsi que nous le dirions aujourd’hui, un vrai… faux jeton! Lorsque Polyphème lui demande quel était son nom, il répond : « Mon nom est Personne. » Personne! c’est-à-dire que pour toi, je n’existe pas; je suis insaisissable, tu ne m’auras pas, tu ne sauras jamais qui je suis et ce que je suis.
Ulysse prépare son évasion. Pour commencer, il aiguise une longue branche d’olivier, ensuite enivre le géant pour le jeter dans un profond sommeil. Puis, la pointe de l’arme chauffée dans le brasier, il l’enfoncera de toute sa force dans l’unique œil de la bête cruelle. Les hurlements de Polyphème font trembler l’île tout entière et font sursauter ses compagnons Cyclopes. Ces derniers, qui d’ordinaire tremblent devant leur chef, l’entendant hurler : « Personne a crevé mon œil, Personne a crevé mon œil », se mettent bien entendu à rire; une fois n’est pas coutume. Si personne n’a défoncé ton œil, où est le problème? Qu’est-ce qui te prend? Il n’y a pas de quoi fouetter un chat! Malin qui s’y retrouve… Enfin, nous apprenons que, dissimulés sous le ventre des béliers du géant et sans se laisser prendre, Ulysse et ce qui reste de son équipe sortiront de leur prison en même temps que les ovidés allant brouter leur herbe quotidienne.
Voici une bonne histoire pour enchanter les enfants! diront ceux qui n’y voient qu’une fiction, une de plus, sans profondeur ni message. Qu’avons-nous encore à apprendre de la vieille mythologie grecque? Je n’ai pas la prétention d’analyser et de défendre ici la valeur littéraire de l’antique poème épique. L’Odyssée est bel et bien un immortel chef-d’œuvre. Je crois que tant que durera ce que Pascal appelait « l’esprit de finesse », l’Iliade et l’Odyssée demeureront des œuvres de fiction non simplement pour entretenir les jeunes fantaisies ou amuser ceux épris de merveilleux, mais pour donner surtout une leçon réaliste sur la tragique condition humaine.
Je me servirai donc de l’incident comme d’une parabole. Elle illustre à sa manière le sort tragique qui frappe chacune des générations d’hommes et de femmes non seulement depuis Homère, mais bien avant lui, enfermés sans espoir dans l’antre où sévissent de brutaux et cruels Cyclopes. Créatures stupides peut-être, mais surtout monstrueuses et barbares, leurs armées sont parfaitement entraînées à n’exercer que la force de leur instinct perverti, pour détruire tout ce qui est élevé et paré des vertus les plus nobles.
D’autre part et paradoxalement, ce n’est pas du côté des Ulysse qu’il faudra chercher la dignité humaine et la hauteur d’âme. Nous nous tromperions lourdement, et Homère, plus fin connaisseur de la psyché humaine que ne le sera votre analyste patenté, nous a mis en garde. Les Ulysse de notre monde, que nous appellerons Personne, ou personnes se dissimulant derrière des écrans de toutes sortes pour mieux exercer leurs ravages, nous retiennent dans leurs filets; individus ou entités collectives, peu importe. Ils sont souvent non identifiables, insaisissables, trompeurs de profession… C’est leur vocation que de se tenir dissimulés derrière les coulisses, afin de tirer à leur guise les ficelles de la pièce se jouant sur scène.
Immoraux et manipulateurs, ils essayent de réduire tout un chacun à l’état de colonisé, pour les faire évoluer autour d’eux comme des pantins sans volonté. Leur pouvoir est secret, et le secret accroît leur pouvoir et leur fortune. Leurs sourires engageants et leurs voix doucereuses nous trompent; or, ils ne le devraient pas. Hélas!, ils sont des experts en intoxication, en lavage de cerveau, en désinformation, le tout ayant pour but de nous égarer…
Aussi bien les Cyclopes que les anonymes sont légion; ils nous entourent et nous assaillent de tous les côtés. En politique, en économie et dans tous les cercles sociaux…; les coulisses de l’art et de la culture regorgent, croyez-moi, et ils grouillent dans les laboratoires de la science moderne; les ateliers de la technologie moderne en sont aussi peuplés. Ils s’installent même, et ils semblent s’y trouver fort à l’aise, jusque dans l’Église de Jésus-Christ; les uns avachis et brutaux, les autres pervers et sournois, pour en saper les fondements et la détruire si possible.
Homère, le poète aveugle, était doué d’une étonnante et salutaire lucidité; il nous aide encore aujourd’hui à les démasquer, à reconnaître leurs véritables traits, à esquiver aussi, si possible, leurs actions, à échapper coûte que coûte à leur influence maléfique si nous ne voulons perdre non seulement notre corps, mais encore notre âme. Nous sommes, selon Homère, victimes de Cyclopes brutaux et la proie de Personnes machiavéliques ou irresponsables. Et la suprême calamité pour ceux qui sont sans défense, c’est d’être acculés aux murs de l’antre infernal, sans nulle sortie de secours… Ce huis clos terrifiant porte un nom : Des Cyclopes et des Personnes, et cet enfer est autrement plus redoutable, celui des intellos bavards de la rive gauche…
Homère, comme d’autres auteurs non chrétiens, décrit avec une remarquable lucidité le sort des humains, celui d’hommes et de femmes se débattant au milieu d’immondes Cyclopes ou escroqués par d’iniques Personnes. L’Espagnol Miguel de Unamuno, auteur agnostique, dans Le Sentiment tragique de la vie, décrivait des foules sans visage et sans espoir, ceux qui mâchent des os terrifiants. Je crains que nombre d’entre nous, chrétiens, nous mâchons, sinon des os, de la gomme à mâcher… Confortablement installés dans nos meubles intellectuels et ecclésiastiques, débitant des discours formalistes et rédigeant des lettres légalistes, prêchant un moralisme dépourvu d’éthique véritable et sans prise avec la réalité…
Devrais-je signaler dans le détail les douleurs morales et les souffrances de toutes sortes qui déchirent les cœurs de millions de nos contemporains? Elles peuvent être secrètes ou s’étaler au grand jour, souvent à la une des journaux; peut-être en êtes-vous vous-même le témoin, que ce soit sur le palier de votre immeuble, dans votre travail ou encore ailleurs, à moins que vous n’en soyez personnellement la victime…
L’empire du mal étend partout son régime de fer et de terreur, de sang et de monceaux de cadavres. Souvent sous prétexte d’idéologie, ailleurs par information truquée, toujours sous la forme de la barbarie culturelle ou de l’anarchie théologique. Menaçant, terrorisant, mortellement dangereux, il imposera ses diktats et il intimidera les consciences faibles ou affaiblies.
Je crains parfois que nous autres chrétiens, nous avons fait de notre foi quelque chose d’extérieur à nous, comme une sorte de prothèse. Or, dans la nouvelle création que nous devrions être par l’Esprit et par la Parole, la foi, l’espérance et l’amour devraient faire partie de nous-mêmes, nous identifier totalement. Nous devrions être foi, espérance et amour, ce qui n’est nullement une valeur surajoutée de vertus théologales… Sommes-nous des créations nouvelles? Car autrement quel chemin serons-nous à même d’indiquer à autrui? Quelle espérance insuffler, quelle foi inspirer, de quel amour entourer?
Mais c’est au cœur même de cette universelle tragédie qu’est la condition humaine que nous parvient la Bonne Nouvelle. Elle ancre ma conviction; ce n’est pas ma foi qui lui donne naissance. Dans l’antre, dans le huis clos où nous peinons et étouffons, une présence mystérieuse, mais réelle nous côtoie, nous accompagne. Elle porte un nom : Emmanuel, Dieu avec nous. Il n’est pas Personne, lui. Son renom remplit l’univers et les cieux des cieux. Seigneur tout-puissant, il n’écrase pas; source de sagesse, il n’use pas de ruse; il ne détruit pas le Cyclope, ne convertit point le Personne; il ne transforme pas l’antre baigné de ténèbres en une insipide Disneyland. Il a élu sa demeure parmi nous, a fixé sa permanence au milieu de nous. Il chemine à nos côtés, compagnon de route…; mais voici qu’il n’est pas simple compagnon, car la route c’est lui-même; il est la Voie suprême et souveraine qui m’emporte vers ma destinée finale, vers ma libération définitive.
Il n’est pas comme les Deus ex machina des théâtres antiques, qui intervenaient à la fin de la pièce pour accorder après moult émotions une fin heureuse. Il n’est pas le dieu des millénarismes utopiques, car son règne a déjà débuté depuis qu’il est apparu sur terre. Parfois, à notre grand étonnement, il garde le silence. Mais il prend toujours part à nos tragédies; il ressent nos douleurs; il sait ce que nous coûte notre désespoir loin de lui. Lorsque je peine, il me dit qu’il peine aussi, à cause de moi, à mes côtés…
Je me souviendrai toujours de ma première visite au Reijksmuseum d’Amsterdam. J’y contemplai durant de longs moments la Nativité de Rembrandt. Dans une étable se trouve un couple auprès d’un petit enfant; tout autour d’eux est sombre. Marie ne porte point d’auréole sur sa tête, et la barbe de Joseph n’est pas illuminée à profusion. L’enfant lui-même ne génère pas de lumière. C’est seulement un mince rayon descendant d’en haut qui vient se poser sur les trois figures. Rappelez-vous que Rembrandt n’est pas un peintre russe ou grec, ayant des idées triomphalistes pour notre ici-bas, oublieux que le Fils de Dieu avait délaissé toute sa gloire céleste lors de son incarnation. Rembrandt était un artiste calviniste; j’entendais avec mes yeux, si j’ose dire, son puissant message. L’incarnation du Fils lui coûta l’humiliation du dépouillement; il pénétra totalement et sans réserve dans notre tragique condition humaine.
Car son incarnation avait un but. Il ne vint pas pour être un simple compagnon de route, un philanthrope sublime dépassant ses prédécesseurs… Il vint en vue d’achever notre rédemption. Et tandis qu’avec recueillement je contemplais l’œuvre immortelle du peintre chrétien, je ne pus m’empêcher de songer à une autre scène, réelle et historique elle aussi, ayant lieu quelques trente années après la Nativité. Le sort le plus tragique frappait alors l’Innocent, des Cyclopes cruels le clouant au gibet et des Personnes immondes l’exécutant pour réussir, enfin, leurs funestes projets.
Joseph ne se trouvera pas au Calvaire pour contempler avec émotion l’enfant né trente ans auparavant blotti sur le sein maternel… Marie ne pourra pas serrer son enfant dans ses bras avec une tendre affection… Son Fils premier-né mourra abandonné. Même le mince rayon de lumière venant d’en haut lui fut refusé, car le soleil se cacha et la terre fut enveloppée de ténèbres, lors de la mort du Sauveur des hommes. Son appel de déréliction ne trouvera aucune réponse. « Il est descendu aux enfers », confesse le Symbole des apôtres.
Descendu aux enfers afin que nul d’entre nous, si possible, n’y pénètre jamais, afin que, même entourés de Cyclopes brutaux et de Malins rusés, nous puissions clamer comme le vieux psalmiste : « Qui d’autre ai-je au ciel que toi, et sur la terre je ne désire personne d’autre » (Ps 73.25).
Deux mots grecs pour terminer. Ils nous sont connus, quoique nous en oublions souvent le sens original. Le premier est « symbolon », c’est-à-dire être uni, être ensemble, marcher ensemble… En ce sens-là, Dieu est véritablement notre « symbolon », celui qui, sans faillir, marche avec nous. L’autre c’est le « diabolos », le diable, le démon, celui qui sépare, divise et désunit.
Dieu, notre « symbolon » par excellence, lorsque nous prions « Seigneur, reste avec nous », il nous exauce d’avance : « Voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde », déclare-t-il aux siens, qui croient et qui l’adorent (Mt 28.20).