Les débats christologiques anciens (1) - Introduction
Les débats christologiques anciens (1) - Introduction
Cette partie de notre christologie examinera maintenant les opinions christologiques du passé ainsi que certaines interprétations plus récentes de sa personne et de son œuvre.
Généralement parlant, deux types d’hérésies caractérisent la christologie. Toute fausse conception de la personne du Christ se classera sous l’un ou l’autre de ces types.
Le premier est le type ébionite, dérivé d’une secte juive-chrétienne du même nom qui niait la divinité du Christ. Le Christ y est considéré comme un génie religieux, le plus grand des prophètes, un maître spirituel incomparable, un gourou, mais non pas Dieu en personne.
Le second type, docétique, affirme la divinité du Christ sans rendre justice à son humanité. Elle prétend que Christ est apparu seulement sous la forme de la chair de Jésus et qu’il est mort seulement selon les apparences.
Si l’erreur ébionite souligne l’humanité du Christ et cherche à lier celle-ci à sa divinité, le type docétique, lui, met l’accent sur la divinité du Christ, sans atteindre à son humanité. Ces deux aberrations ont leur source dans la tentative de rationaliser ou bien de résoudre le mystère, le paradoxe christologique, selon lequel Jésus fut vraiment Dieu et vraiment homme en une seule personne. Toutes les deux sont la tentative d’exalter une nature aux dépens de l’autre. Toutes les deux sont incapables de lier ontologiquement le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Tandis que l’erreur ébionite a des affinités avec l’hérésie nestorienne et l’hérésie arienne, l’erreur docétique, elle, se rapproche du monophysisme et de l’apollinarisme.
Dans la perspective ébionite, Jésus est divinisé ou bien considéré comme un homme rempli de l’Esprit. Dans certains cercles, il passe même pour un être surhumain, mais sans qu’il soit divin. Pour Friedrich Schleiermacher (18e et 19e siècles), Jésus est le « grand frère » et « l’homme archétype », non le Sauveur divin du pécheur. Sa christologie contient un élément docétique. Dans la théologie de A. Ritschl (19e siècle), Jésus est le Prophète et le principal représentant du Royaume de Dieu, la nouvelle humanité inspirée par l’idéal de l’amour.
La plupart des adhérents de la secte ébionite considéraient Jésus comme étant le fils de Joseph. On accepte quelquefois sa naissance surnaturelle. Christ a reçu la plénitude du Saint-Esprit au moment de son baptême, selon ce groupe. Ainsi fut-il désigné comme roi d’un royaume terrestre qui sera établi complètement à son retour. Cet ébionisme, qui est une forme d’adoptianisme, se retrouvait parmi les chrétiens juifs, qui pensaient aussi que l’observance de la loi de Moïse était nécessaire pour le salut. On croyait donc que Christ était le Messie et on acceptait quelque chose de divin en lui. Mais la distinction entre lui et les prophètes de l’Ancien Testament était considérée comme étant une différence seulement graduelle.
D’autres le considéreront comme le plus grand des maîtres de moralité, la parfaite personnalité religieuse, sujet d’une vie spirituelle tendant entièrement à l’accomplissement d’un Dieu qui est amour. Certains ont adopté la vue ébionite en interprétant l’union entre Jésus et le Christ en termes de paradoxe de la grâce et de la liberté, mais non en termes d’union ontologique (union de l’être). Parfois, on a soutenu que Jésus fut adopté comme Fils de Dieu à son baptême, en niant toutefois sa préexistence. L’on ne reconnaît pas que Jésus devient le Christ en vertu de son être, uni dès sa conception, à la Parole éternelle de Dieu. Actuellement, une autre hérésie, la théologie dite de libération, de violence et de révolution, emprunte sa force à l’un ou l’autre de ces deux types d’erreurs.
Dans la conception docétique, le cœur de la question ne concerne pas l’éternité de la personne de Jésus-Christ; il est simplement le modèle de vérité suprême dont le Christ offre l’exemple. Christ devient le principe éternel, un modèle de vie, une force divine ou bien l’Esprit absolu, non pas l’absolu concret, Dieu en forme humaine, ayant vécu en un temps et dans un lieu donnés. Il est la Parole intemporelle, non la Parole devenue chair (Jn 1.14) vivant concrètement. Selon l’erreur apollinariste, Dieu prend une forme humaine temporaire. On a vu en lui le Christ comme le principe unificateur des êtres immortels ou le type créateur de la vie nouvelle et de liberté, idéal parfait de vérité religieuse. Ce qui est déterminant ce n’est pas sa personne, mais l’idéal qu’il a pratiqué. Paul Tillich, hérésiarque moderne, nie le dogme des deux natures, en suivant G.F. Hegel (19e siècle); il prétend que Jésus est l’unité éternelle de Dieu et de l’homme devenue réalité historique. Il conseille de prier non à Jésus, mais au Christ-Esprit, au nouvel être manifesté en Jésus. Tillich parle du Christ dont l’image serait vraie même si Jésus n’avait point existé. Certains modernes (Emil Brunner) parlent du masque historique que serait l’humanité du Christ, niant la doctrine des deux natures. Certes, Brunner n’est pas docétique, mais il aura de la peine à justifier sa christologie telle qu’il la formule.
La théologie orthodoxe n’admet pas Jésus comme un masque de Dieu ou comme son apparence. Il n’est pas le produit d’une évolution humaine créatrice. Il ne représente pas la maturité de l’esprit humain, mais plutôt la condescendance du Dieu saint. Néanmoins, c’est grâce à cette condescendance que l’humanité peut monter vers Dieu et être admise dans l’Alliance de grâce. Avec raison, Karl Barth a parlé du Seigneur qui s’est humilié pour être en communion avec l’homme et du Serviteur exalté pour la communion avec Dieu.
La célèbre parole de saint Paul « nul ne peut dire Jésus est Seigneur si ce n’est par l’Esprit » (1 Co 12.3), devra éclairer les débats christologiques. L’Esprit seul peut nous révéler l’identité messianique de Jésus (Mt 16.17). Hors de l’Esprit, nous tomberons soit dans la fosse ébionite, soit dans l’abîme docétique1.
Au début de son livre consacré à la personne du Christ, le professeur Berkouwer, de l’Université libre d’Amsterdam, rappelle une expérience d’illusion d’optique que le théologien néerlandais et homme d’État Abraham Kuyper avait faite en traversant le détroit de Messine, au sud de l’Italie. Kuyper comparait cette expérience, de nature physique, à l’apparition d’hérésies sur le sol chrétien :
« Les hérésies apparaissent, écrivait Kuyper, en obéissant à des lois fixes, telle une illusion d’optique, tel un mirage dans l’atmosphère. Elles sont l’inévitable déflexion de la lumière de l’Évangile dans l’atmosphère spirituelle. Elles apparaissent en des périodes précises. Chaque siècle a produit une hérésie particulière. Autrefois, ce fut l’arianisme et ses dérivés, de nos jours, ce sont d’autres christologies inférieures niant ouvertement la nature divine du Christ. »
Le débat christologique ne relève pas d’une nature théorique, dépourvue d’importance pour la foi et la proclamation de l’Évangile dont est chargée l’Église. Au contraire, il révèle un conflit religieux et existentiel des plus graves, donc des plus décisifs pour la foi et pour la vie de l’Église du Christ. Toutes les hérésies christologiques modernes ont complètement perdu de vue la perspective chrétienne sur la totalité de la réalité, qu’elle soit éternelle ou temporelle et historique.
De telles questions sont soulevées : Si le Christ n’est pas Dieu, pourquoi faudrait-il s’adresser à lui par la prière? La prière ne servirait-elle pas alors à une exaltation de soi, ou pire, ne serait-elle pas un dialogue sans un vis-à-vis? Le débat christologique n’est pas un exercice intellectuel pratiqué dans le cabinet du théologien, à l’abri du combat existentiel de l’Église. À sa manière, la théologie apporte sa contribution à la foi, à la prière et à l’adoration fervente de notre unique Seigneur et Sauveur. Et les discussions, comme l’examen rigoureux auquel nous devons soumettre la doctrine de la personne du Christ, ne dénotent pas un simple intérêt naturel. Le préengagement de la foi ou de l’incrédulité devient décisif dans tout conflit christologique, comme d’ailleurs dans tout discours et toute confession de foi.
Si les « modernismes » de jadis ne sont, tout au moins dans la forme, que ceux de nos jours, quiconque examine de près les diverses christologies inférieures de notre époque constate que les conflits de jadis ou de naguère ne cessent de se reproduire sous des formes nouvelles, sans avoir changé fondamentalement de nature. Ils agitent toujours l’Église et provoquent des fièvres dangereuses, parfois mortelles.
La question essentielle, dans le passé comme de nos jours, reste la même; elle est posée par le Seigneur en personne : « Qui dites-vous que je suis? » Pour les lecteurs des Écritures que nous sommes, confessant la foi évangélique et réformée, il existe une antithèse irréductible entre la pensée moderniste et la foi chrétienne. Le Christ a placé personnellement son « imprimatur » sur la confession de Pierre à Césarée de Philippe. Il a aussi démontré le lien inséparable de cette confession avec la révélation. La confession christologique correcte n’est pas due à une connaissance rationnelle ou à une intuition qui se réclamerait d’une infaillibilité; elle est le don de Dieu fait aux hommes. C’est la raison pour laquelle la confession christologique ne peut pas être une simple connaissance qui, comme telle, placerait l’Église au-dessus du monde. Berkouwer écrit dans son introduction qu’actuellement le conflit christologique a atteint son point de « nadir », le point dramatique de son existence.
Comment faire pour que notre confession du nom de Christ, Dieu et homme, puisse résonner une fois de plus à notre époque d’une manière claire, sans l’ombre d’une ambiguïté? Il nous faut constamment examiner les trois points suivants : la véracité de l’affirmation du Christ, c’est-à-dire le témoignage qu’il porte à sa personne; la vérité du témoignage apostolique et sa fiabilité; le kérygme modeste, mais ferme et convaincu de l’Église dans le monde moderne. D’après ce troisième point, nous voyons que théologie et évangélisation vont ensemble. Il nous faut posséder une ferme conviction théologique et biblique afin d’être en mesure de la proclamer comme évangélistes.
« Il n’y a point d’autre nom sous le ciel » (Ac 4.12). Ni la conviction logique ni la déclaration biblique ne sont des vestiges du révolu. Elles constituent notre conviction, et pour cela sont devenues le thème de notre prédication missionnaire dans le monde moderne. Nous devons donc savoir pour quelle raison nous défendons le dogme christologique ancien, celui de Chalcédoine, par exemple. Or, nous savons que notre conviction n’est pas le fruit de la chair ni du sang, mais qu’elle est engendrée par le don accordé par Dieu aujourd’hui, comme il le sera jusqu’à la fin.
L’orthodoxie biblique et réformée signifie vie et profession dans la continuité avec un passé vibrant et non pas un développement ou une marche sur des chemins poussiéreux. L’orthodoxie, une démarche toujours nouvelle, s’inspire sans cesse du déjà révélé à Césarée de Philippe. Mais, comme l’écrivait le regretté Helmut Thielicke, de Hambourg, au début de son premier volume Die Evangelische Glaube, une confession de foi moderne ne doit pas révoquer une confession ancienne, elle n’aura qu’à l’invoquer.
Depuis toujours, la dualité des natures du Christ a été la cible d’attaques véhémentes. Dès sa naissance, l’Église confessait le secret du salut opéré en Jésus-Christ. Elle l’a défendu face aux déviations. Elle ne l’a pas fait de manière théorique et froide, mais en prêtant une oreille bien tendue à l’avertissement de 1 Jean 4.3 : « Tout esprit qui ne confesse pas Jésus, n’est pas de Dieu, c’est celui de l’antichrist, dont vous avez appris qu’il vient et qui maintenant est déjà dans le monde. » Grâce à cet avertissement, le conflit théologique revêt un caractère extrêmement sérieux. Les modernes qui empruntent les erreurs du passé font la sourde oreille à cet avertissement, à leurs risques et périls. Ils s’imaginent que les nouvelles formulations qu’ils proposent sont affaire de langage ou de concept actualisés et non de contenu, le message profond et salutaire de vie. Dans les articles suivants2, nous rappellerons, ne serait-ce que brièvement, quelques interprétations christologiques.
Notes
1. Voir Donald Bloesch, Essentials of Evangelical Theology, Vol. 1, pages 134-136.
2. Voir ma série d’articles intitulée Les débats christologiques anciens.