Les débats christologiques modernes (8) - La christologie luthérienne
Les débats christologiques modernes (8) - La christologie luthérienne
Cette communication des qualités de la nature divine à la nature humaine est défendue par les luthériens. Certes, les luthériens veulent eux aussi maintenir que les deux natures de Christ demeurent éternellement elles-mêmes. Ils veulent rejeter avec Chalcédoine chaque confusion des natures. Mais cela ne les empêche pas de parler d’une « mixtio » des natures : les qualités d’une nature sont communiquées à l’autre. Ce mélange devrait être compris selon l’analogie du feu qui brille et qui brûle dans le fer rouge. On peut dire que le fer brûle et brille aussi grâce à cette union avec le feu, bien que les qualités naturelles et l’essence du feu et du fer ne changent pas. Ainsi la nature humaine de Christ demeurerait-elle une nature humaine pure, à laquelle les qualités divines de toute-puissance, d’omniscience, d’ubiquité, etc., n’appartiennent jamais essentiellement. C’est pourquoi les luthériens rejettent la confusion des natures. Mais ils enseignent quand même que ces qualités divines sont aussi les qualités de la nature humaine de Christ à cause de l’union, bien qu’elles n’en soient pas des qualités essentielles.
Certains, parmi les luthériens, parlaient aussi d’une participation de la nature divine aux qualités humaines. Mais en général, on niait qu’il y avait une réciprocité totale entre les natures, parce que la nature divine ne peut rien obtenir ou perdre à cause de son immutabilité essentielle. Ainsi dit aussi la Formule de Concorde.
Il y a une relation entre cette conception et la doctrine luthérienne de la sainte Cène. Les luthériens pensaient que leur christologie pouvait fonder leur doctrine de la présence corporelle du corps de Christ dans la Cène. On peut cependant remarquer que la christologie que nous venons de décrire est un peu trop favorable à la conception luthérienne de la Cène. Pour la Cène, il serait seulement nécessaire que Christ soit présent d’après son humanité dans la sainte Cène, tandis que la christologie enseigne l’ubiquité du corps de Christ, l’omniprésence de Christ d’après son humanité en général. Les luthériens ont donné plus tard cette solution : Christ est omniprésent d’après sa nature humaine, en ce qui concerne lui-même, mais en ce qui nous concerne, il n’est présent que là où il nous a promis cette présence. Chemnitz eut encore une autre solution, celle de « l’ubivolipraesentia » : il remplaça la théorie statique de la « communicatio idiomatum », par une conception dynamique. Il enseigna que la majesté divine du Christ peut se révéler dans son humanité, quand Christ le veut. Ainsi Chemnitz voulait-il maintenir la possibilité d’une évolution naturelle de l’humanité de Christ aussi bien que la possibilité de son humiliation.
Il ne faut cependant pas oublier que la christologie luthérienne ne fut pas seulement formée en vue de la conception de la sainte Cène. On n’est pas d’accord quant à la relation entre la christologie et la doctrine de la sainte Cène chez les luthériens. En tout cas, la christologie luthérienne n’avait pas seulement son but en la doctrine de la sainte Cène, mais avait aussi une signification indépendante de la sainte Cène. Car cette christologie a aussi une base dans l’idée de Luther de la « theologia crucis » : on ne peut trouver Dieu que dans le Christ crucifié et donc aussi seulement si on se fait crucifier soi-même. Dieu est trouvé en l’humanité de Christ, en sa souffrance, en sa mort. Il se révèle à nous, caché dans la chair de Christ. Mais cette manière de se révéler est notre salut. Alors nous pouvons rencontrer Dieu sans que nous soyons dévorés par sa sainteté. Luther avertit contre la méthode de la « theologia gloria » qui ne se base pas tout à fait sur la connaissance de Dieu révélée en Christ. Les théologiens de la gloire s’occupent du « Deus absconditus » (le Dieu caché) qui est nécessairement le Dieu de la colère.
Luther voulait donc unir les deux natures de Christ le plus possible. Dieu n’est pas en dehors de l’humanité de Christ, c’est ce sur quoi il insiste. Il ne s’agit donc pas dans la christologie d’une simple spéculation. Luther éprouvait un besoin religieux d’unir les deux natures de Christ, de les mêler. C’est pourquoi il a rejeté « l’extra calvinisticum ». Bien que l’on puisse reconnaître le fondement religieux de la conception de Luther, c’est difficile de voir comment elle est à concilier avec ce que la Bible dit de la véracité de l’humanité et de la divinité de Christ. On doit demander aux luthériens si l’homme Jésus est vraiment un homme comme nous et, si on enseigne aussi une communication des qualités humaines à la divinité de Christ, si Dieu reste vraiment Dieu. Est-ce que ce n’est pas essentiel pour la notion biblique de l’homme d’être fini; et Dieu n’est-il pas essentiellement infini?
Les luthériens ont vu cette difficulté. C’est pourquoi ils disent que l’humanité de Christ reste essentiellement « finie » tandis que sa nature divine demeure essentiellement infinie. Mais l’exemple du fer et du feu ne prouve pas que la relation entre les natures de Christ peut être comme la christologie luthérienne la décrit. D’ailleurs, la Bible semble montrer assez clairement que la nature humaine même en son union avec la nature divine en Christ n’est pas capable de la « communicatio idiomatum » comme les luthériens la décrivent. La nature humaine ne peut pas devenir « indirectement » infinie. Car les qualités divines qui sont communiquées à la nature humaine, selon les luthériens, doivent demeurer des qualités essentiellement divines. Ces qualités communiquées, bien qu’indirectement, à la nature humaine doivent nécessairement élever cette nature humaine au-dessus des limites de la créature. Une telle pensée contredit la Bible, d’abord parce qu’elle efface les limites que la Bible pose entre le Créateur et les créatures. Ensuite, si Christ se trouve aussi en ce qui concerne son humanité au côté de Dieu, il ne peut pas être notre Médiateur qui nous est semblable en toutes choses, sauf pour ce qui concerne le péché.
Contre la conception luthérienne, les réformés ont aussi toujours fait appel à la réalité de l’ascension qui fut selon Christ lui-même une séparation entre lui et les disciples. La position luthérienne doit aussi bien que celle des catholiques mener à des difficultés avec ce que la Bible dit de la souffrance et de l’évolution humaine de Christ. Les luthériens ont distingué entre la kénose et l’incarnation de Christ pour résoudre le problème. La kénose serait le dépouillement de soi-même par l’homme-Dieu qui s’abstient de l’exercice des qualités auxquelles son humanité participe par l’union hypostatique. Christ s’abstint donc, selon les luthériens, de la jouissance de la communication des qualités divines à sa nature humaine pendant sa vie terrestre. Ainsi une vie humaine de Christ qui se développe et souffre serait possible. Notons donc bien que, selon les luthériens, l’homme-Dieu est sujet de la kénose, du dépouillement, de « l’exinanitie », tandis que le Logos serait seulement le sujet de l’incarnation. On ne veut pas séparer temporellement l’incarnation de la kénose.
Il y eut beaucoup de discussion sur cette question. Les théologiens de Tübingen interprétaient la doctrine de la kénose comme si elle voulait dire que Christ ne s’abstient que de l’emploi public des qualités communiquées à son humanité (« krupsis chrèseos »). L’élévation de Christ après sa résurrection n’aurait donc pas été autre chose qu’une exhibition de ce qui existait d’une manière invisible depuis l’incarnation. Mais alors ce n’est qu’en apparence que Christ s’est développé comme les autres hommes.
C’est pourquoi les théologiens de Geissen ont rejeté cette conception d’une « krupsis chrèseos ». Ils ont enseigné une « kenosis chrèseos » : les qualités communiquées demeuraient, mais seulement en puissance, Christ se serait abstenu de chaque emploi. Il ne s’en serait pas servi avant son élévation. Nous croyons aussi que cette dernière conception, qui fut préférée d’habitude par les luthériens, ne rend pas justice au fait que Christ nous est semblable. Ce n’est pas juste de distinguer entre l’incarnation et la kénose. L’incarnation est la kénose (voir Ph 2.5-8). Ce n’est pas l’homme-Dieu, mais c’est le Logos qui est le sujet de la kénose.
Les luthériens identifiaient souvent la conception calviniste de la relation des deux natures de Christ avec celle de Zwingli. Cela n’est pas juste. Les zwingliens avaient l’idée de « l’alleiosis ». Cela veut dire que l’on pourrait bien dire avec des mots que toute la personne de Christ a fait une chose, mais que l’on entend par là cependant que seulement une seule nature l’a faite. Ce n’est donc qu’une manière de parler si on dit que Christ a souffert. On remarque la différence entre la conception que nous avons défendue et qui est celle de Calvin et la conception des zwingliens. Selon Calvin, il ne s’agit pas dans la communication des qualités et des œuvres de Christ d’une simple figure de style.
La controverse luthéro-réformée
au sujet de la communication des propriétés des deux natures du Christ
La doctrine de la communication des propriétés d’une nature à une autre (« communicatio idiomatum »;) avait déjà été enseignée par plusieurs Pères ecclésiastiques, dont Cyrille d’Alexandrie. Bien que les natures divine et humaine soient séparées, les propriétés de l’une peuvent être attribuées à l’autre en vue de leur union en une seule personne. Le Tome de Léon 1er a inclus cet enseignement et la doctrine a reçu le sceau d’une certaine autorité conciliaire. Plus tard, elle sera considérée comme hétérodoxe, même par les théologiens luthériens.
Au 16e siècle, elle a donné lieu à l’une des controverses les plus sérieuses entre luthériens et calvinistes. À certains égards, même à l’heure actuelle, elle constitue l’une des divergences fondamentales entre réformés et luthériens. Quelles sont, brièvement, les positions réciproques et les implications de ce point doctrinal?
Luther tenait fermement à la doctrine des deux natures en une seule personne, telle que l’avait définitivement formulée le Concile de Chalcédoine. Avec tous les réformateurs, il a maintenu l’unité de la personne du Logos. Mais, à la suite de son opposition à la théologie zwinglienne, notamment sur la conception de la sainte Cène, la christologie de Luther a connu une évolution allant dans le sens de Cyrille. Selon Luther, après l’ascension, la nature humaine est elle aussi devenue omniprésente, grâce précisément à la communication des propriétés de la nature divine dont elle bénéficie. Une nature a pénétré l’autre (en grec, « perichoresis »). L’humanité du Christ participe à sa divinité. Mais, tandis que certains attributs divins, telles l’omniscience, l’omniprésence et la toute-puissance, sont attribués à la nature humaine, Luther et les luthériens ont hésité à attribuer des attributs humains à la nature divine (plus tard, cet aspect fut totalement mis de côté).
Selon la Formule de Concorde, la nature divine impartit ses propriétés à la nature humaine, mais leur fonctionnement dépend de la volonté du Fils de Dieu. Notons cependant que la Formule de Concorde reste très ambiguë si ce n’est inconsistante dans ses affirmations. Il n’est pas étonnant que nombre de théologiens luthériens ne soient pas d’accord avec cette position. Elle a d’ailleurs donné lieu, au sein même des Églises luthériennes, à de sérieuses controverses. Des théologiens se sont rendu compte avec raison que, logiquement, la communication des propriétés aurait dû avoir lieu au moment précis de l’union des deux natures. Mais si cette hypothèse était juste, comment expliquer la vie d’humiliation du Seigneur décrite dans les Évangiles?
Selon les théologiens de Diessen, le Christ aurait mis de côté les attributs divins reçus lors de son incarnation, ou bien il ne s’en serait servi qu’occasionnellement. Ceux de Tübingen affirmèrent qu’il les avait toujours possédés, mais qu’il les avait cachés ou ne s’en était servi que secrètement. Chemnitz fut le porte-parole des premiers, Benz des seconds. Dans l’ensemble, la Formule de Concorde penche vers la position des premiers et elle semble être la position prédominante dans les milieux luthériens orthodoxes. Selon Quenstedt, qui a donné à la doctrine sa formulation finale, la présence de pouvoirs strictement divins dans l’humanité du Christ n’est que simple potentialité. Cependant, nombre de théologiens luthériens modernes sont, sur ce point, plus proches des positions réformées que de celles de la théologie luthérienne classique.
On se rend compte de l’incidence de la doctrine sur la conception luthérienne de la Cène et de l’affirmation de la présence corporelle du Christ sous les deux espèces du pain et du vin. Les luthériens ont employé l’expression « communicatio idiomatum realis ». Les réformés qui, sur ce point, ont suivi Zwingli parleront de la « communicatio idiomatum verbalis ». Nous n’entrerons pas dans l’examen des détails historiques, non théologiques, accompagnant ce conflit christologique (le Palatinat passant aux réformés, le Catéchisme de Heidelberg publié, le soupçon que Melanchthon soit cryptocalviniste, etc.). Les positions réformées sur la question ont été formulées à notre avis de la meilleure façon, dans la Confession helvétique postérieure.
Il est utile de consulter, sur l’évolution historique, L. Berkhof, G.C. Berkouwer et l’irremplaçable Reinhold Seeberg. Selon les réformés, l’identité de la nature divine et humaine durant la vie terrestre du Christ est délibérément transférée à son état d’exaltation. Si les paroles et les actes du Jésus terrestre ont été ceux de Dieu, s’ensuit-il que l’œuvre du Seigneur actuellement exalté soit aussi celle de l’homme Jésus? Dans ce cas, cela voudrait dire que l’homme Jésus est actuellement non pas le Fils de Dieu, mais le Seigneur omnipotent de l’univers. Car, s’il est présent dans la Cène, il l’est en tant que l’homme Jésus. Puisque ressuscité physiquement, il sera présent corporellement à la Cène. C’est là, la théologie luthérienne de la Cène ou consubstantiation.
La théorie luthérienne de l’ubiquité de Jésus est l’inférence logique à partir de la christologie luthérienne. Le corps du Christ physique est absolument omniprésent. L’homme Jésus, avec sa nature humaine, est corporellement présent dans la Cène, parce que, selon Luther, « le sacrement n’est pas le signe d’une chose présente ou future ». Sous les espèces visibles du pain et du vin se trouvent son corps invisible et son sang précieux. Luther voulait mettre en garde contre une représentation imaginaire de sa présence réelle. On s’est demandé si la thèse luthérienne de l’ubiquité a été formulée en vue de soutenir cette interprétation du sacrement ou si elle a occupé une place indépendante. Nous n’examinerons pas ce point. Toutefois, il est certain que la question a des prolongements au-delà de la simple question de l’ubiquité. Fondamentalement, c’est encore le caractère de l’union entre les deux natures qui y réapparaît.
En évoquant, même succinctement, cette controverse luthéro-réformée, nous devons rester sur nos gardes et ne pas nous imaginer, par exemple, que la doctrine de la communication des propriétés est une forme de monophysisme, qu’elle comporte un mélange des deux natures. Les luthériens seraient indignés, et à juste raison, d’une telle interprétation. Ils l’ont suffisamment combattue pour que nous n’ayons le moindre doute à ce sujet. Il ne faudrait pas davantage penser que les luthériens sont psychologiquement faits pour interpréter la communication et que les réformés sont faits pour enseigner la présence réelle, sans trouver trace de consubstantiation! À l’heure actuelle, les positions se rapprochent, mais nous devons souligner que ce sera dans le sens réformé qu’on peut espérer réellement une convergence.