La doctrine de l'expiation dans l'histoire des dogmes
La doctrine de l'expiation dans l'histoire des dogmes
Nous envisagerons quatre grandes périodes :
Chaque période, en déclarant rester fidèle aux textes bibliques, a envisagé l’œuvre de la croix sous un aspect particulier, qui reflétait les préoccupations du moment.
1. Les premiers siècles de l’Église⤒🔗
Les pères et les docteurs de l’Église des premiers siècles restèrent fidèles à la doctrine de l’expiation. Ils cherchèrent à expliquer toutefois comment la mort du Christ brise l’esclavage du péché. Tous étaient d’accord pour déclarer que « Dieu a livré son Fils en rançon pour nous » (Épître à Diognète, 150), que « le Père a voulu que le Fils fût chargé des malédictions de tous » (Justin, martyr, 2e siècle), que « Dieu nous a réconciliés avec lui par le corps de sa chair en nous rachetant par son sang » (Irénée). Ils se sont posé la question de savoir à qui la rançon a été payée; plusieurs ont répondu : au diable! (Irénée, Origène, Tertullien, etc.). Leur tort a été d’introduire dans le débat un élément que l’Évangile ne mentionne pas et de se livrer à des spéculations de curiosité.
D’éminents théologiens ont cependant rappelé que notre première dette est envers Dieu. D’après Athanase (4e siècle), Dieu est obligé, pour être fidèle à sa Parole, de faire mourir les hommes qui ont péché, car il les a menacés de mort. Le Fils s’est incarné volontairement pour mourir et accomplir parfaitement dans sa mort la loi imposée aux hommes. C’est une dette du Père envers la fidélité à la parole donnée qui est payée par le Fils. Pour Augustin (5e siècle), un acte de justice de Dieu nous condamnait et nous livrait à Satan, par le péché; il fallait la mort sainte du Christ pour briser nos chaînes, pour provoquer un acte nouveau de Dieu à notre égard, un acte de grâce.
2. La scolastique du Moyen-Âge←⤒🔗
La théologie scolastique pénétrée du sentiment de la grandeur de Dieu s’efforça de montrer que la mort du Christ fut un hommage rendu à la majesté du Dieu outragé. Anselme de Cantorbéry (11e siècle) a consacré au problème de la rédemption le premier grand ouvrage de théologie : Cur deus homo? (Pourquoi Dieu s’est-il fait homme?). Voici le résumé de sa pensée : Le péché est une offense grave envers Dieu, motivant sa colère; il porte atteinte à son honneur. Or, il importe que la gloire divine reste intacte aux yeux des créatures. Dès lors, le péché devra être réprimé par un châtiment ou réparé par une satisfaction offerte à Dieu. Là est le dilemme posé par Anselme : Ou une satisfaction aura tout son cours, ou une satisfaction sera donnée à l’offensé.
À quelles conditions se fera la réparation? Elle ne saurait s’adresser au diable qui dépend de Dieu. Elle ne peut avoir lieu que par une offrande à Dieu de quelque chose qui ne lui est pas dû naturellement. L’homme entièrement corrompu ne peut pas remplir la condition de la réparation. Le Christ l’a réalisée en offrant à Dieu non seulement son obéissance, qu’il lui devait, mais une mort volontaire, qu’il ne lui devait pas. Parfaitement saint, le Christ n’avait pas à mourir lui-même; toutefois, le Christ pouvait mourir pour les autres. Il l’a fait, non parce que la mort est un châtiment du péché, mais parce qu’elle est ce qu’il y a de plus malaisé à supporter. Le fait que Jésus est Fils de Dieu donne un prix infini à la mort volontaire du Christ touchant la gravité infinie du péché. La grâce envers le pécheur consiste dans la condescendance du Père à accepter l’œuvre de la croix qu’il aurait pu repousser.
Sur le fondement biblique de la gravité du péché, Anselme avec une logique serrée, a construit une splendide cathédrale gothique. Deux objections lui ont été faites : D’abord, de ne pas voir avant tout dans la mort de Jésus un châtiment du péché. Ensuite, d’oublier que la Bible envisage la mort de Jésus non comme un acte de sa propre volonté seulement, mais comme un acte en conformité avec la volonté de Dieu.
Thomas d’Aquin (13e siècle) a repris et modifié la théorie d’Anselme. Il n’admet pas que ce Dieu nous fasse une grâce en acceptant le sacrifice de Jésus-Christ. La grandeur de l’offrande du Calvaire est plus qu’équivalente à la gravité du péché. Elle la dépasse, Jésus a offert à Dieu une satisfaction surabondante. Et Dieu est obligé de l’accepter. La vertu du sacrifice du Christ consiste dans l’obéissance et la souffrance. L’amour unit le croyant au Christ et le met au bénéfice de l’innocence du pardon, de la justice et de toute la vertu de la vie et de la mort du Sauveur.
On peut soulever deux objections à la conception thomiste : D’abord, elle supprime la liberté en Dieu qui est contraint d’accepter le sacrifice de Jésus-Christ. Ensuite, elle substitue la notion d’amour à la notion de foi.
Le catholicisme, tout en se prononçant pour le point de vue de Thomas d’Aquin, y a apporté des réserves : La satisfaction surabondante apportée à Dieu par le sacrifice de son Fils s’applique à la peine encourue par le péché originel. Quant au péché personnel, elle délivre des peines éternelles. La délivrance du châtiment temporel et la libération du purgatoire s’obtiennent par des pénitences et des bonnes œuvres.
3. La Réforme du 16e siècle←⤒🔗
La Réforme, attachée à la Bible, admit sans peine la doctrine de l’expiation. Mais elle s’attacha surtout à préciser les conditions de l’appropriation individuelle du salut. Elle posa à cet égard le grand principe de la justification par la foi.
Luther parle avec éloquence de la personne divine de Jésus-Christ, s’unissant par solidarité aux pécheurs et offrant sa vie pour rançon, pour les délivrer de la mort et les purifier du péché. Ses souffrances ne sont pas autre chose que les conséquences méritées par le péché des hommes. Luther insiste sur la nature divine de Jésus-Christ, attendu que l’expiation d’un homme ne serait pas suffisante pour sauver la race pécheresse.
Zwingli enseigne que Jésus a souffert comme homme et non comme Dieu, Dieu ne pouvant pas souffrir. Il a satisfait dans sa mort à la fois à la sainteté, à la justice et à l’amour de Dieu. Aucune créature n’aurait pu consommer un tel sacrifice. Aussi devons-nous à Jésus-Christ une reconnaissance infinie.
Calvin voit dans les souffrances et la mort du Christ, la punition du péché, et non pas, comme les scolastiques, la compensation de l’atteinte portée à l’honneur de Dieu par les pécheurs. Dieu a attaché par son bon plaisir à cette mort, notre salut qui doit se manifester par de bonnes œuvres.
Le piétisme insista sur la pénalité dont était frappé Jésus et sur les souffrances du Sauveur sur la croix dans le but de provoquer l’horreur du péché et une vive reconnaissance pour le crucifié (piétisme allemand, Zinzendorf et les Moraves, le Réveil du 19e siècle). En fait, ils dépassèrent la sobriété des textes de l’Évangile sur la passion.
Faust Socin, précurseur au 16e siècle du libéralisme, s’éleva contre l’idée d’expiation et contre l’idée de substitution, ne voyant, dans la mort de Jésus, qu’un exemple de fermeté et d’amour capable de stimuler les croyants.
4. Les temps modernes←⤒🔗
Sous l’influence du théologien allemand Schleiermacher (1768-1834), la pensée moderne s’est passablement éloignée du dogme de l’expiation. Ce qui l’intéresse, ce sont les effets moraux produits par la croix sur le cœur humain. Les mots expiation, substitution, satisfaction, peine disparaissent au cours du 19e siècle, ou s’ils sont encore employés, c’est dans un tout autre sens que le sens biblique. On dira toujours que « Jésus-Christ est mort pour nous », mais cela signifie qu’il est mort pour notre bien et non pour notre salut. Nous avons expié nous-mêmes, c’est-à-dire travaillé nous-mêmes à la délivrance de notre esclavage. La croix devient une œuvre d’amour et de solidarité par laquelle Jésus-Christ nous inocule un esprit nouveau et nous sauve en nous attirant vers la communion avec le Père. On insiste sur son rôle éducateur : elle nous enseigne l’horreur du péché et la condamnation terrible que Dieu lui réserve. Elle opère en nous le repentir, elle souligne les perfections de Dieu : amour, sainteté, justice. On dit encore qu’elle est le symbole de la mort à nous-mêmes que nous devons réaliser. Enfin, on la contemple en se laissant bercer par un sentimentalisme béat.
Ainsi discourent, outre Schleiermacher, en Allemagne : Ritschl, Thomasius, Rothe, Beck; en Suisse : F. Godet, Ch. Secrétan, A. Gretillat et même A. Vinet; en France : P. Jalaguier, E. de Pressensé, H. Bois, T. Fallot et surtout A. Sabatier qui, dans son ouvrage La doctrine de l’expiation et son évolution historique, se félicite de la mort du dogme de l’expiation.