Jean 10 - La division radicale
Jean 10 - La division radicale
« Il y eut, de nouveau, à cause de ces paroles, division parmi les juifs. »
Jean 10.19
Même si cela paraît à première vue incroyable, le nom du Christ (et surtout sa mort) est la cause de la plus radicale des divisions. Nous nous serions plutôt attendus à ce qu’il crée une unité totale et parfaite parmi le genre humain; le texte de Jean, lui, nous affirme le contraire.
Offerte sur la croix en sacrifice expiatoire pour le salut de plusieurs, la personne du Christ divise les hommes et opère l’unique division vraiment radicale entre deux camps opposés qui s’affrontent depuis vingt siècles : celui d’hommes et de femmes ayant pris parti pour lui et les autres, qui lui restent résolument hostiles. Une attitude de neutralité même sympathisante envers le Christ ne peut être une troisième solution ni donner naissance à une catégorie de « non-engagés » qui ne seraient ni des ennemis ouverts du Christ ni des sectaires illuminés! C’est lui en personne qui donna un jour cet avertissement solennel : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi » (Mt 12.30).
Un jour lointain, au début de sa carrière, les concitoyens de Jésus le jetèrent hors de la synagogue (Lc 4.29). Une telle expulsion n’était pas un simple acte de violence, mais un comportement religieux au nom même du Dieu d’Israël. Ils voulaient éliminer le grand adversaire de leur religion, celui qu’ils tenaient pour un scélérat parce qu’il s’était déclaré le Messie, voire le Fils de Dieu. Alors ces hommes, fous de colère, avaient invoqué la malédiction divine sur Jésus : Il allait être « cherem », maudit, car « maudit soit quiconque est pendu au bois » (Ga 3.13).
Ici, lors de ce nouvel incident relaté par Jean, la même attitude religieuse est répétée par la majorité de ses concitoyens, qui viennent de lui tourner définitivement le dos. Une brève parabole (Jn 10.15-18) avait non seulement retenu leur attention, mais les avait encore choqués, bouleversés, car le Christ annonçait sa mort imminente, devenue nécessité absolue.
Si une infime minorité accepta ce discours, la majorité le trouva inadmissible, voire scandaleux. Pourtant, Jésus lui-même avait expliqué la nécessité de cette mort sans la moindre ambiguïté. Il rendait clair, une fois de plus, le sens de sa mission.
Il a dit : « Je donne ma vie, afin de la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi-même » (Jn 10.18). Je dis bien que ce fut à l’occasion de ce nouvel incident qu’une opposition de nature religieuse fut la cause du refus et du rejet de Jésus. Ses auditeurs, familiers des coutumes et des conceptions religieuses de l’Ancien Testament, saisirent parfaitement la portée de cette mort : elle était sacrificielle, le prix ou la rançon offerte pour racheter les brebis, pour opérer la rédemption des hommes pécheurs.
Par une telle déclaration, Jésus traçait la ligne de démarcation entre ceux qui en seraient les bénéficiaires et l’autre groupe, réfractaire à une telle idée et hostile à cet accomplissement singulier de leur religion.
Cette division marqua les contemporains de Jésus, héritiers des promesses de l’Ancien Testament. Dieu avait prédit clairement le sens et les objectifs de cette religion, « ombre des choses à venir ». Aussi bien les prescriptions rituelles et les prophéties les plus spirituelles que toute la sagesse d’Israël préfiguraient cette mort messianique. Mais eux, ses contemporains, lâchèrent la proie pour ne s’accrocher qu’à l’ombre…
Depuis lors, cette division caractérise l’humanité tout entière. N’omettons pas de signaler qu’elle est réelle, même au sein de l’Église chrétienne. Aussi déroutant que cela puisse être, la véritable division entre chrétiens, parfois même au sein de la même confession ecclésiastique (Jn 10.19) s’opère autour de l’interprétation de la mort du Christ. Au nom d’une conception prétendument élevée du christianisme, de son message éminemment spirituel, des principes moraux qui s’en inspirent et de toutes les idéologies qui s’en réclament, l’idée même de la mort maudite et infâme du Christ sur la croix sera éliminée jusque dans les rangs des adeptes d’un certain christianisme. L’idée d’un Fils de Dieu fait homme s’offrant en sacrifice expiatoire les révolte; ils l’assimilent à des rites religieux antiques et barbares; ils le taxent d’immoral et d’indigne d’un Dieu d’amour.
Selon eux, Dieu doit pardonner sans exiger en retour autre chose que foi et reconnaissance, sans l’expiation du péché. Des hommes se disant des disciples de Jésus ont réussi à pousser l’expiation de cette manière; pire, à substituer à la voie unique leurs chemins sans issue, à la vérité totale leur amalgame de fragments contradictoires de vérités partielles; à la seule porte leurs fenêtres n’ouvrant sur nulle part; au seul Médiateur dont le sacrifice unique et irremplaçable suffit jusqu’à la fin, les méditations de leurs sauveteurs et l’office de leurs inventions.
Or, les systèmes et les artifices religieux ne cadrant pas avec les déclarations de Jésus couperont ceux qui s’y rattachent de la source même de la vie, c’est-à-dire la mort du Christ, le fondement de l’Église, cette pierre d’angle qu’est devenue la croix du Calvaire. Et ce sont elles, croix et mort sacrificielle de Jésus, qui sont le seul et véritable fondement de l’unité chrétienne. Nul colloque ecclésiastique ni assemblée synodale, à moins de se placer au préalable aux pieds de Jésus-Christ et d’accepter ce que Luther appelait « la théologie de la croix », ne réussira cette unité tant recherchée des Églises.
À la division qui séparait les contemporains de Jésus, ajoutons celle qui divise actuellement l’humanité en deux camps opposés. Que la figure du Christ puisse émouvoir encore certains de nos contemporains, nous n’en doutons pas. Que l’on s’obstine, malgré les vagues d’opposition contre le christianisme, à s’inspirer de ces principes dits chrétiens ou à emprunter quelques éléments à l’éthique de Jésus peut réjouir les uns et les autres. Mieux vaut cela que rien, dira l’optimiste qui se contente d’un petit minimum, de quelques éléments de christianisme… D’autres, plus subtils ou plus manipulateurs, tenteront de récupérer Jésus pour leur idéologie, pour telle ou telle cause, telle race ou telle classe sociale.
Mais le reconnaître tel qu’il s’affirme, tel que l’Évangile d’un bout à l’autre le décrit et le proclame, accepter sa mort inéluctable d’après les termes mêmes que nous venons d’entendre, voilà encore ce qui consommera la rupture véritable et radicale entre les hommes de notre époque. De divisions et de camps opposés, nous entendrons toujours parler, mais c’est ici qu’a lieu la seule division qui compte dès maintenant et pour l’éternité.
Et celle-ci va durer au-delà du temps et de l’histoire. L’histoire elle-même est placée sous le signe de cette division et sera, elle aussi, jugée le jour que l’Évangile annonce comme imminent. Et cette séparation ultime sera irrévocable. Appartenance ecclésiastique, velléités religieuses ou encore des bribes de principes moraux ne sauront résister au feu de l’épreuve finale. Aucun prétexte ni alibi n’épargnera ceux qui auront refusé la mort expiatoire du Christ, soit au nom de leurs principes moraux soit au nom d’un christianisme fabriqué de toutes pièces, le jour de cette confrontation avec lui, si lourde de conséquences. Jésus en personne déclare qu’un tri profond s’opérera ce jour-là; prenons garde de ne pas nous trouver du mauvais côté. À l’heure de cette moisson cosmique, le critère qui servira d’élimination ne sera rien de moins que le corps meurtri du Sauveur des hommes, l’intensité de son agonie et l’enfer qu’il subit sur la croix.
Cette question nous est posée dès à présent, avant qu’elle ne résonne pour la dernière fois avec son accent redoutable. Nous avons encore le temps d’y répondre, sachant qu’elle est une question de vie avant qu’elle ne devienne une sentence de mort.
Pour l’heure, elle nous est encore offerte comme une invitation gracieuse. Croire en Jésus-Christ mort et ressuscité, voilà ce qui devrait nous occuper avant toute autre chose.
Un homme, parmi les plus éminents disciples de Jésus, écrivait à d’autres disciples de Jésus : « Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2.20). Et ailleurs : « Je n’ai pas jugé bon de savoir autre chose parmi vous sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Co 2.2).
Et le même apôtre Paul, puisqu’il s’agit de lui, disait que « l’Évangile est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » (Rm 1.16), et ce salut ne ressemble en rien à ces sauvetages souvent tapageurs que l’on nous propose ici ou là dans le monde. Il peut véritablement transformer notre présent et illuminer déjà notre avenir.