L'amour et ses contrefaçons
L'amour et ses contrefaçons
Le 20e siècle a été le témoin de la naissance de certaines idées, depuis longtemps en gestation, fruits hybrides de l’humanisme naturaliste et athée et d’un christianisme ayant cessé d’être biblique. Parmi celles-ci se trouve ce qu’à la suite de Rousas John Rushdoony nous appellerons « l’hérésie de l’amour ». La confusion actuelle quant au sens du mot n’est pas à être démontrée, mais elle est bien décourageante. Le terme a été complètement évacué de son contenu spécifique biblique pour se séculariser et être vulgarisé, se dévaluer et se profaner.
Une idée sentimentale et désordonnée de la charité est confondue — est-ce par ignorance ou de propos délibéré? — avec la charité chrétienne. Au sens courant inflationnel, le mot décrit une émotivité à fleur de peau. Alors il sert à désigner un sentimentalisme abstrait, propre aussi bien à une certaine philosophie socialiste qu’à de naïfs chrétiens idéalistes, envers une entité appelée humanité, pour des êtres humains, hommes ou femmes, mais dont on spécule seulement l’existence! Ils, elles n’ont pas une existence concrète, visible, tangible! L’amour, ou plutôt sa contrefaçon parfaitement réussie, n’a aucun rapport avec le commandement divin d’aimer son prochain. Au point où, jusque dans des activités et agitations sociopolitiques, l’anarchie de la compassion et l’amour-désordre passeront pour être les fruits normaux, mûris, de la foi chrétienne.
Aux prêches baignant dans un sentimentalisme mièvre, de très mauvais goût, s’ajouteront les reproches tous azimuts d’une certaine presse accablant tout un chacun, quasi liturgiquement, inspirant à des consciences hyperscrupuleuses, fragiles et mal informées, des pires sentiments de morbidité et une culpabilité totalement non fondée. On connaît l’un des leitmotive de la presse humaniste : comment admettre tant de misère dans le monde lorsque l’on vit soi-même dans l’abondance? Ainsi vont les sempiternels refrains de l’hérésie de l’amour.
Or, c’est un fait qu’on peut aimer facilement, gratuitement quelqu’un avec qui on n’a jamais été en rapport concret. Combien affligeant pourtant de constater la confusion entre le magma d’idées absconses, irréalistes, avec l’amour chrétien, celui dont saint Jean, dans sa première lettre, dit qu’il est de Dieu, qui dérive de lui. « Quiconque aime est né de Dieu » (1 Jn 4.7). L’amour chrétien, authentique et sincère est le fruit d’une génération divine; il se manifeste et se pratique comme la conséquence naturelle d’une naissance nouvelle, d’une naissance d’en haut, d’une nouvelle naissance engendrée par l’Esprit et par la Parole de Dieu; celui qui aime de cette manière-là est seul né de Dieu.
Où réside le fondement de cette fausse idée de « l’agapè » chrétien? Sûrement pas sur la Bible. À l’examiner de près, le sens biblique des mots pitié et compassion s’oppose à une telle contrefaçon. L’interprétation moderne de l’amour chrétien va jusqu’à promouvoir le mépris envers soi-même; elle inspire des sentiments de culpabilité comme s’ils fussent des gages d’amour vrai et désintéressé envers autrui! Telle est la perversion hérétique de celui-ci. En réalité, il ne s’agit que de pur masochisme. En philosophie économique, cela aboutit logiquement au rejet de toute propriété privée et à l’adoption d’une perspective totalement étrangère au monde temporel. On a connu les dégâts incalculables que ce communisme romantique, bien qu’à l’heure actuelle dépassé, a causés durant les deux derniers siècles.
Chez quelques chrétiens, ils sont pourtant légion, l’amour pour Dieu et pour le prochain exigerait le mépris pour la propriété privée, qui elle, est tenue pour une souillure, synonyme de crasse mondanité; en revanche, le renoncement volontaire aux biens terrestres sera accueilli comme l’expression d’une spiritualité noble, des plus élevées, la seule vertu justificatrice.
Catholicisme romain, christianisme social, protestantisme libéral ainsi que romantiques de toute obédience ont, à divers degrés, conçu et engendré cette idée bâtarde de l’amour. La popularité d’un François d’Assise, même chez ceux qui ne font pas partie de sa famille spirituelle, en fournit l’illustration la plus frappante. Offrir sa vie en sacrifice, de manière indiscriminée, sans rime ni raison, passe ainsi pour être la seule et solide preuve d’amour chrétien. Il semble qu’il ne vienne à l’esprit de beaucoup qu’un amour du prochain basé sur la haine de soi ne manquera pas d’étendre tôt ou tard l’ombre d’une haine semblable jusque sur le prochain que l’on prétend aimer.
Deux sources principales peuvent être indiquées comme cause de cette dérive du sens du terme. La première se trouve en l’association prédominante de l’amour avec l’expression d’une émotivité. L’amour devient une simple affaire de sentiment.
La seconde source, il faut la chercher en la fâcheuse habitude de penser en termes abstraits; ici, les idées sont divorcées des réalités objectives, concrètes. C’est ainsi qu’on substitue le terme abstrait d’humanité à la personne humaine, bien concrète elle. Pour dire la vérité, il n’existe pas de réalité concrète s’appelant humanité. Il n’existe que des personnes en chair et en os, avec visage et nom, une pluralité de personnes, avec leur cœur et leur estomac, souffrant ou riant, pleurant ou espérant. Le terme d’humanité, que nous employons avec profusion, mais sans discernement, est pure abstraction, pour ne pas dire une aberration intellectuelle. De l’algèbre, ni plus ni moins. En pensant en termes abstraits, nous transcrirons l’amour sur une fausse note et jouerons sur le mauvais registre. Nous nous imaginons aimer peut-être les lointains Hottentots que nulle chance ne nous fera rencontrer, ou défendre la tribu perdue quelque part dans la forêt vierge, laquelle à vrai dire n’est que pure abstraction. Nous ne les connaissons pas, mais nous nous persuadons que nous les aimons. Notre imagination, cette folle du logis, nous joue encore un tour bien malin! Cette fois-ci aux dépens de l’amour réel.
On se souvient peut-être de l’un des incidents les plus cocasses de notre histoire récente et dont l’auteur malicieux avait été un journaliste français. Cela devait se passer, je crois, peu avant la Première Guerre mondiale. Le journaliste alertait l’opinion publique des torts et des méfaits dont aurait été victime une minorité ethnique, quelque part dans l’Est européen. D’article en article, de déclaration en appel pathétique, il dénonçait les sévices subis par ce pauvre peuple sans défense… entièrement fictif! Non seulement réussissait-il à soulever l’indignation de l’opinion publique, mais il parvenait encore à susciter un intérêt réel et politiquement calculé, bien entendu, dans les milieux gouvernementaux. Le premier ministre de l’époque faisait une déclaration solennelle : notre pays, foyer de liberté, héritier de la glorieuse Révolution de 1789, ne saurait tolérer une oppression aussi barbare! Évidemment, on trouvait là l’occasion inespérée pour refaire le catéchisme politico-révolutionnaire de la nation et rendre un hommage dithyrambique aux apôtres et saints sécularisés de la génération de 1789. Cette exaltation d’une révolution du passé avait certainement plus de poids, dans le balancier gouvernemental, que le sort tragique, réel ou imaginaire, peu importe, d’une minorité. La supercherie réussit jusqu’au moment où, couvrant de ridicule aussi bien les autorités politiques que la naïve et crédule opinion publique, elle fut découverte.
Cependant, a-t-on appris la leçon? Il ne semble pas, socialisation de l’existence oblige, et les contrefaçons de l’amour se consomment toujours aussi goulûment que jadis sur le marché planétaire des idées. Le sanglot de l’homme blanc, de Pascal Bruckner, dénonçait il y a peu, avec raison, cette espèce de rhétorique larmoyante, dévergondée il faudrait dire, une charité humaniste sans contenu, sans objet.
Force nous est de constater qu’on peut facilement jouer sur une émotivité exacerbée et la tenir pour l’amour désintéressé, manifester devant telle ambassade pour protester ou le siège d’un gouvernement pour dénoncer des méfaits dont sont victimes des gens lointains, dont on ignore aussi bien l’histoire que la position géographique, tout en étant habité par des sentiments xénophobes, manifestant des intolérances racistes, à l’occasion se comportant avec agressivité virulente contre le travailleur immigré ou le réfugié politique étranger vivant sur le même palier de notre appartement.
L’idée fausse, la contrefaçon de l’amour, se révèle avec emphase dans le partage socialisant des biens. Selon cette philosophie, les cieux et le Royaume de Dieu n’étant que des réalités lointaines, pour ne pas les qualifier de chimériques, l’amour suprême devrait se réaliser sur terre sous une forme sécularisée, dans l’établissement de l’État-providence par la force de la pensée de l’humanisme athée, souvent par la violence des mains armées. L’État s’offre alors une vocation de messianisme inouï. Et comme une erreur ne vient jamais seule, elle sera inévitablement suivie d’une autre, celle pour laquelle l’État-providence doit éliminer le mal, extirper le péché, bannir toute misère, délivrer la société de la moindre trace de souffrance, résoudre tous les problèmes sociaux et humains!
L’amour contrefait est devenu la panacée supposée pour résoudre tous les problèmes humains les plus complexes. Lorsqu’un État se réclamant de l’utopie égalitaire aura été instauré, l’homme n’aura plus besoin, en théorie au moins, de quoi que ce soit parce que, toujours en théorie, il possédera tout après avoir volontairement abandonné tout bien propre. Les anciens Incas du Pérou n’avaient pas une idée différente de la société, avec leur conception d’une société fourmilière…
L’Organisation des Nations Unies, la Banque internationale de reconstruction et de développement, toutes les agences internationales à vocation philanthropique ne sont que des monuments d’argile érigés en l’honneur de l’amour utopique et de la charité sentimentale, hors du socle de la loi divine et du fondement de sa Parole immuable. L’indulgence systématique pour les criminels, même les plus sadiques, ainsi que pour les dévoyés de tout genre, est devenu le thème de prédilection d’un nombre toujours croissant de prêches. Ils sont tellement nombreux les modernes clercs, se voulant humanistes et paniquant à l’idée de rater le train du soi-disant progressisme moderne…
À l’examiner de près, cette conception trahit davantage une implacable loi de haine qu’elle ne manifeste un amour concret et généreux. Elle ira jusqu’à calomnier tout amour porté à autrui à titre personnel; un geste individuel, personnalisé passera pour du paternalisme dépassé et dégradant, affront à la dignité du prochain; il ne doit exister d’amour que de dimension sociale, socialistiquement imposée! La Parole divine d’amour et de compassion a perdu toute son autorité au profit d’un diktat de l’amour social, non seulement utopique, mais encore totalement hypocrite. On ne tardera pas, à la suite de la disparition de la Parole, de constater aussi la disparition du prochain dans une collectivité sans visage humain. Nous parlons ici en connaissance de cause. Nous avons été les témoins de ces collectivisations à caractère social et socialiste en tous genres et de toutes les couleurs : noir, rouge, rose… D’ailleurs, lorsqu’une forme s’effondre, une autre ne manque pas de surgir aussitôt.
La haine pour soi-même et la volonté de mort sont deux attitudes de l’homme végétant hors des sphères où se manifeste la grâce, parce qu’elles se livrent à une incessante activité hostile contre la source même de la vie. Accablé par un sentiment morbide de culpabilité, l’homme irrégénéré désire fuir la vie, la réalité et, en dernière analyse, son propre moi. Pour Bouddha, qui est hanté par le karma et qui hait sa vie, il n’existe d’autre refuge que l’oubli définitif dans le nirvana. Mais celui qui aime Dieu et observe le premier commandement aimera sa vie, comme il aimera son prochain, en respectant ses privilèges et en veillant sur la sauvegarde de ses droits, autant que sur ceux de son prochain.
L’erreur moderne substitue au Dieu qui est amour, l’amour fait dieu. Dès lors, la possibilité de salut ne se cherchera plus en Dieu, mais en l’amour humain, humanisé.
Un autre exemple de fausse interprétation de l’amour biblique apparaît dans la doctrine christologique appelée « la kénose » (c’est-à-dire le dépouillement total par le Christ de sa divinité). La kénose, qui est une importante doctrine dans la théologie orthodoxe orientale, a permis sans entrave l’avènement et l’établissement du type de régimes, anciens ou modernes, que l’on sait. Le Christ de cette théologie orientale n’est pratiquement plus que simple personne humaine, certes vertueuse et parfaite, mais totalement dépouillée de sa divinité. En abandonnant sa gloire divine, il aura, en quelque sorte, fait preuve d’un amour sans discrimination, sans discernement, à la manière de l’amour aveugle des romantiques, haussé artificiellement à une échelle divine. Dès lors, la confusion non seulement théologique, mais encore sociopolitique ne pouvait que s’installer, asservissant les esprits et les corps dans de monstrueux Goulags dont chacun a pu entendre parler.
Or, le Nouveau Testament n’exalte pas la personne humaine du Christ comme telle; les apôtres prêchent le Christ non seulement crucifié et mort comme victime expiatoire pour les offenses, mais comme le Seigneur ressuscité d’entre les morts qui détient actuellement une autorité cosmique absolue et ultime.
La fausse idée de l’amour encourage son naïf adepte à la soumission même au mal. Elle préconise la non-résistance; à ses yeux, tout conflit doit être radicalement évité. Honnir tout débat théologique ou ecclésiastique, car la doctrine divise, mais l’amour, lui, unit, dit-on péremptoirement. La seule condition de paix et de tranquillité d’esprit se trouverait dans le maintien de l’unité, bien artificiellement créée, pure façade de l’unité. Une certaine philosophie ecclésiastique de l’unité est le produit de cette contrefaçon de l’amour; mais qui en prend garde? Mais si on y souscrivait sans réflexion et nulle hésitation, sans tarder il faudrait jeter l’anathème et excommunier saint Paul, lequel, on sait, était toujours impliqué dans de tels débats et même violents conflits. Il faudrait également bannir à jamais de nos mémoires le nom d’Athanase s’opposant à l’hérésiarque Arius afin de sauvegarder la foi en la divinité du Christ, et sans doute aussi exécrer Luther et Calvin — et on n’y a pas manqué, même à l’intérieur des Églises issues de la Réforme — déclarant la guerre à l’hérésie officialisée et cléricalisée au 16e siècle.
Le Christ déclarait que la vérité est une épée qui, quand il le faut, troublera la paix (Mt 10.34). Selon l’amour contrefait, même Satan peut être réhabilité. Les partisans de cet amour-panacée universel, nouvelle religion, exigent et imposent plus que ne fait Dieu lui-même. Ils nous forceraient à nous soumettre aveuglément au pouvoir d’un amour non biblique, anti-biblique même qui aboutira seulement à nous réduire à la position de pur automate. Le nivellement universel fait disparaître la vérité et avec celle-ci il fait disparaître l’homme lui-même. Il écrase l’un et l’autre afin de faire paraître la « toute-puissance de l’amour », non la puissance suprême de Dieu. Mais pour régner sur quoi? Dans un monde où Dieu est exilé et où les tas des cadavres des victimes s’amoncellent, parfois même au nom de l’amour idéologique, l’homme sera écrasé, puisque « par amour » il lui serait interdit de défendre sa vie ou celle de sa famille, de protéger sa propriété. De cette utopie prêchée dans l’Église par des socios politiques aux bons soins de la psychologie moderne, une seule chose reste certaine : c’est une invitation à l’asservissement à de nouvelles tyrannies et un conseil de désespoir si ce n’est de suicide!
Pourquoi ces contrefaçons? Comment expliquer l’exploitation abusive de l’amour? Il convient d’admettre, au départ, que la place et le rôle de nos émotions doivent être minimes dans l’expression de l’amour. Car l’amour est plus qu’émotion; il est éminemment affaire de volonté. Aimer quelqu’un est autre chose que d’être amoureux. Il est fort possible d’être amoureux… et de ne pas aimer vraiment. Malheureusement, nombre de jeunes couples découvrent, à leurs dépens, l’amère réalité peu après, sinon durant leur lune de miel. Dès l’instant où leurs ego entrent en tension et en collision, leur rêve se dissipe…
Une attitude émotive peut se traduire par une certaine préférence superficielle, mais elle n’est nullement l’équivalent de l’amour chrétien et biblique. On s’aime bien, dira-t-on, on se plaît, quoi! Cela peut être la contrefaçon la plus parfaite et la mieux réussie de l’amour; un vrai faux.
Rappelons-nous, et les expériences des temps modernes sont là pour rafraîchir notre mémoire, que l’amour pour une humanité abstraite peut donner lieu à des atrocités terribles. Une chose devrait, en tout cas, être claire : amour chrétien et mépris d’autrui sont incompatibles.
Karl Marx, une figure marquante du 19e siècle qui, par ses écrits, n’a cessé de causer d’incalculables souffrances, déjà à ses contemporains, et surtout aux générations du 20e siècle (et je crains, hélas!, qu’il ne perpétue ses méfaits durant les siècles à venir), aimait beaucoup, dit-on, l’humanité en général. Ou, pour être plus précis, il aimait le prolétariat, ce qui n’est aussi qu’un concept bien abstrait. Il n’a certes pas professé une haine concrète contre la classe bourgeoise. À ses yeux, celle-ci n’était qu’un instrument, un avatar de l’histoire, appelé à disparaître sans tarder. Pourtant, Marx a pratiqué une haine fort concrète sinon contre les capitalistes… tout au moins contre ses propres camarades communistes. Il aimait l’humanité en général, mais il haïssait des personnes humaines concrètes… qui l’entouraient. Il se querellait avec tout le monde sauf avec Friedrich Engels, servilement soumis à ses caprices et tel un mouton subissant les accès de ses violents emportements. Les historiens affirment que les écrits de Karl Marx contiennent plus d’expressions violentes, d’invectives et de mépris envers des personnes que tous les écrits des auteurs du 19e siècle réunis! Pourtant, le cher homme s’imaginait aimer passionnément l’humanité…
Lorsque quelqu’un prétend aimer l’humanité, il faut vérifier ses dires par sa pratique. À quelques rares exceptions près, tous les amateurs « d’humanité » au cours de l’histoire européenne, au moins jusqu’à nos jours, ont été mus par une volonté démoniaque de dominer et de posséder. Des soi-disant Petits-Pères des peuples et autres timoniers et « liders maximos » ont été les exterminateurs sans pitié de leurs semblables, par millions!
Qu’est-ce que saint Jean entend lorsqu’il dit que « l’amour est né de Dieu »? Le grand mot, mot unique au Nouveau Testament, est « l’agapè », que nous traduisons par amour. Quel en est le sens? D’abord que Dieu en personne s’offre à nous, afin qu’à travers le don de sa personne, des personnes humaines comme vous et moi, et non pas des masses indistinctes, amorphes et anonymes, parviennent à la plénitude de la perfection qui le caractérise. Nous aussi, nous sommes appelés à aimer de cette manière-là. Aimer afin qu’autrui, la personne concrète avec son nom et son visage, son tempérament et ses défauts, ses qualités et ses droits, puisse s’épanouir, pour s’offrir à lui, à elle, en « agapè » et non en « éros » pour lui extorquer un plaisir charnel; lui donner non pas tant ce que nous avons, mais ce que nous sommes, lui permettre de se réaliser pleinement et harmonieusement.
Car on peut donner beaucoup avec un semblant de générosité et pourtant ne jamais être disponible dans son être.
Aimer à la manière de Dieu nous engage à deux choses : Reconnaître la valeur de l’être humain, la dignité de sa personne, car l’homme en face de nous est une fin en soi; il n’existe pas pour servir mes objectifs, ma cause ou mes idées, et surtout pas l’intérêt d’une certaine collectivité. Ensuite, notre comportement vis-à-vis de lui sera inspiré et déterminé par la valeur propre qu’il a aux yeux de Dieu. C’est là une responsabilité à la fois noble et redoutable. Savons-nous ce que cela veut dire et implique?
Examinons encore quelques-unes des données bibliques bien précises. L’interprétation fidèle de la loi d’amour (Lv 19.15-18; Mt 22.36-40; Rm 13.8-10) est aux antipodes de celle que nous venons d’examiner. La deuxième table de la loi et les autres commandements relatifs à l’amour du prochain sont brièvement résumés dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Rm 13.9). La loi de l’amour est explicitée dans les commandements concernant l’adultère, le vol, le meurtre, la convoitise, le faux témoignage…
L’État a, certes, le droit et le devoir d’appliquer légalement les lois établies par Dieu en vue de la protection des citoyens. Mais celui qui a bénéficié du don de la vie par la grâce de Dieu doit respecter et protéger la vie d’autrui. Il doit accorder à autrui les privilèges qui sont les siens, il ne peut tuer qu’en cas de légitime défense. L’adultère est également une forme grave d’irrespect et de violation de la personne d’autrui. L’amour et le respect pour son propre foyer impliquent et imposent celui pour la famille du prochain. Quant au vol, rappelons que la propriété honnêtement acquise est un don de Dieu, un privilège accordé qui mérite d’être respecté, autant pour soi-même que pour les autres. Nous n’avons aucun droit de spolier autrui, que ce soit par un acte personnel ou par le truchement d’une agence gouvernementale. Les spoliations, même sous forme de nationalisations forcées, sont une violation flagrante du commandement de ne pas commettre de vol. Le faux témoignage rappelle le droit de veiller sur la protection de notre réputation; nous respecterons également la réputation du prochain, y compris celle de nos ennemis. Enfin, par l’interdiction de la convoitise, Dieu nous met en garde contre toute idolâtrie, même la plus secrète, tapie au fond de nos cœurs.
Le rappel de ces commandements d’amour est une sûre indication de l’impossibilité d’aimer le prochain, à moins d’aimer sa propre vie de manière biblique. Si on ne respecte pas les dons reçus de Dieu, on n’aura aucun égard envers les privilèges accordés à autrui. C’est ainsi que l’idée biblique de l’amour ne s’approche nullement de la philosophie de type socialiste et humaniste, quelles qu’en soient les nuances. D’après la parabole du bon Samaritain, si l’immunité d’une personne est menacée, on a le devoir de répondre sans partialité à la question : « Qui est mon prochain? » Pour cela, examinons des textes et des termes qui nous donnent une idée exacte de l’amour du prochain.
Le mot compassion signifie pâtir, souffrir ensemble. Le grec du Nouveau Testament et les divers mots employés s’accordent pour offrir ce sens, qui rejoint celui « d’être ému dans ses entrailles » (au plus profond de soi-même) (Mt 15.32 et également Hé 10.34; 1 Pi 3.8). Le mot pitié signifie avoir de la bonté, être miséricordieux, bienveillant envers le prochain.
L’attitude de Dieu à cet égard n’est jamais désordonnée, mais sélective. L’Écriture nous demande de l’imiter jusque dans cet aspect de sa manière d’agir. Notre pitié et notre sympathie s’étendront dans les limites que Dieu leur assigne, mais elles n’iront pas plus loin. Il nous est conseillé d’avoir pitié des pauvres dans le Seigneur, car ainsi « nous prêtons à Dieu » (Pr 19.17). En revanche, il nous est déconseillé de nourrir les paresseux et de faire preuve de pitié envers les auteurs du mal, car Dieu lui-même ne leur témoigne pas de pitié (Dt 8.16; 13.8; 25.12; 28.31-32; Jr 13.14; Lm 2.2,17, 21-22; 3.43; Éz 5.11; Za 11.6).
Il faut rappeler que la doctrine biblique de la charité a déjà son fondement dans les textes de l’Ancien Testament (voir Dt 12.19; 14.22-27; 26.12-14).
L’autorisation de glaner dans un champ constituait la forme fondamentale de la charité biblique. La loi concernant la dîme est un autre aspect essentiel de l’amour envers le prochain. Une autre forme de charité apparaît dans l’attitude de compassion envers les hommes et les bêtes. L’Écriture cite le cas minimal pour établir un principe à cet égard (Dt 22.1-4 et Ex 23.4-5). Là où le principe est établi, il faut assister même le cheptel du voisin, voire celui d’un ennemi.
Dans le Nouveau Testament, le secours apporté lors d’une famine (Ac 11.27-30) est une œuvre de compassion à l’intérieur de l’Église, tandis que dans Actes 6.1-6 et 9.39 les textes se réfèrent à la charité. Les veuves et les orphelins devaient être secourus par leurs proches parents ou par des parents éloignés (1 Tm 5.4,16). Si ces derniers manquent à leurs obligations, ils sont taxés de « païens ». Les veuves jouissant d’une bonne réputation et d’un bon sens pouvaient entrer au service de l’Église, investies de tâches diverses, y compris les visites à d’autres veuves (1 Tm 5.9-10). En retour des services rendus, un secours matériel leur était accordé.
Les fondements et les principes de la vie ecclésiale du Nouveau Testament sont les mêmes principes que ceux de l’Ancien Testament. Ici apparaît une charité qui rend les bénéficiaires actifs et utiles à l’ensemble de la communauté. La charité envers le prochain n’est pas spécifiée, à part l’avertissement de ne pas nourrir ceux qui refusent de travailler.
Une fausse idée de la charité dérive de la mauvaise interprétation de Marc 14.3-9 et de Jean 12.1-8. Il s’agit du geste de Marie oignant les pieds de Jésus et de la réaction de Judas. Aux yeux du futur traître, le geste de la femme est un gaspillage, un mauvais usage d’une somme qui aurait dû profiter à des personnes nécessiteuses. L’évangéliste nous apprend que Judas était le trésorier du groupe et qu’il puisait dans le tronc commun. Or, il est manifeste que toute fausse idée de la charité conduira forcément au vol. La réponse de Jésus souligne que le geste de Marie est un véritable acte de foi accompli dans la joie, en vue de sa prochaine mort expiatoire et dans l’espérance de sa résurrection. Les propos de Judas ne font que trahir sa mauvaise foi. Toute fausse charité hait la joie, la beauté, l’abondance; elle exige le nivellement égalitaire de tous, aussi bien des gens que des choses. Elle nie à l’homme le droit d’user de son droit et de sa propriété selon sa libre conscience.
Les lois bibliques s’opposent à une charité qui s’exerce sans discrimination. Or, pour passer outre à ces lois bibliques, on fait appel à un prétendu sens plus élevé de la lettre biblique; mais c’est un sens fabriqué ex nihilo, de toute pièce. On va jusqu’à négliger délibérément l’exemple même de Jésus, dont l’amour était ouvertement sélectif (Lc 12.49-53).
En vue de maintenir une telle idée, on cherche même à effacer tout contraste et à oblitérer toute opposition entre Dieu et Satan, le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la justice et la méchanceté. Le résultat final de la fausse charité est la destruction de toute distinction indispensable à cet ordre. La fausse pitié signifie identification absolue, tandis que la pitié biblique interdit au peuple de Dieu de s’identifier avec celui qui n’appartient pas à la famille de Dieu. L’identification entre le bien et le mal entraîne la confusion des deux et il en résulte le triomphe du mal, son extension et sa tyrannie. Parce qu’elle s’attaque à Dieu et à son être, la fausse charité est foncièrement anti-biblique. Elle encourage le vol au détriment du fidèle, enrichit l’impie et fait prospérer les œuvres anti-chrétiennes. Elle est une contribution ouverte apportée au mal, une attitude franchement semblable à celle de l’Antichrist. Elle nous offre la version adaptée et modernisée de la légende de Robin des Bois, dérobant leurs biens aux nantis pour enrichir les marginaux…
Si Dieu aimait de manière indiscriminée tout le monde, s’il aimait les rebelles, les criminels, les pervers, les corrupteurs de la société et tous ceux qui refusent sa grâce, toute distinction entre Dieu et Satan devrait normalement disparaître. L’Écriture, quant à elle, abonde en déclarations de haine que Dieu éprouve envers les iniques. Prétendre que même les criminels endurcis et impénitents seraient affectionnés par Dieu autant que ses enfants rachetés par le sang du Christ, purifiés et pardonnés, est une énormité insoutenable : Dieu hait le méchant; il le punit; l’enfer existe pour lui. Il faut avoir actuellement le courage d’affirmer cette haine de Dieu pour le mal et l’imminence de ses saints jugements. Certes, jusqu’à un certain point le soleil brille pour les justes et pour les méchants (Mt 5.45); mais soleil et pluie sont offerts afin que l’on reconnaisse Dieu et qu’on l’adore, qu’on se convertisse de ses voies iniques et qu’on se repente de sa méchanceté; sinon le châtiment divin est une réalité plus réelle que n’est le soleil qui brille dans l’horizon.
Dieu hait le mal; son jugement est tombé même sur Israël, le peuple de l’alliance, à cause de ses transgressions. Le Psaume 60 est une forte assertion du « particularisme » de Dieu. Il est impossible de lire l’Écriture sans reconnaître que Dieu élit et qu’il choisit, mais aussi qu’il refuse et qu’il rejette définitivement. Affirmer le contraire, c’est tenter de faire disparaître une distinction clairement et souverainement établie par Dieu.
Parce que l’ordre créationnel de Dieu est haï par l’homme rebelle, ce dernier cherche à éliminer de son monde sentimental et utopique les distinctions entre ce qui est élevé et ce qui est bas, entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, et ce dans tous les rayons de son existence et les sphères de ses activités. Ce monde impie se réordonne depuis toujours, afin de vivre sans aucun changement moral. Cette conception n’est pas simplement une affaire d’indifférence morale; elle implique, nous l’avons déjà souligné, une position fondamentale en faveur du mal. Elle inaugure une faillite morale totale et définitive.
À l’heure actuelle, nous avons à présenter une alternative morale avec une détermination et un courage plus grands encore que dans le passé. Nous aurons à refuser sans pitié et sans une charité fictive des attitudes, des comportements, des actes et des personnes qui se placent en dehors de la norme prescrite par la Parole normative du Dieu souverain, Rédempteur et Juge. Même si nous apparaissions comme des êtres « sans cœur » aux regards du sentimental moderne, malade de péché et de mauvaise foi, consciente ou non, et trompé par l’illusion de ses amours, Dieu ne nous invite dans aucun domaine et dans aucune sphère de notre existence à nous priver et à nous sacrifier pour enrichir, pour faire profiter de notre travail et du fruit de nos efforts des parasites, des paresseux, des iniques… Tous les ennemis de Dieu, issus de la planète de la socialisation intégrale, tendent avec leurs gouvernements à pratiquer un amour inflationnel, un amour qui est un vrai faux. Rappelons-nous bien que notre temps comme nos biens matériels sont des dons reçus de Dieu et qu’ils doivent servir à son service et par un vrai amour le service d’autrui.
Aux usurpateurs, investis de l’autorité de la fausse charité, notre réponse sera : nous sommes et nous resterons les intendants de Dieu! Notre charité sera nécessairement accompagnée d’une authentique humilité devant Dieu et devant les hommes.