L'appel à la sanctification - La sanctification et le service
L'appel à la sanctification - La sanctification et le service
Dans sa vaste dogmatique, Karl Barth, au cours de son ample exposé sur la doctrine de la réconciliation, en arrive à poser la question que voici :
« Qu’est-ce que le péché considéré à partir de l’homme nouveau entré en scène en Jésus-Christ? Quel est le faire du vieil homme vaincu dans la mort de Jésus-Christ? Quel est son caractère, révélé après coup dans la résurrection de Jésus-Christ, à la lumière des directives divines qui l’atteignent à partir de là?1 »
Qu’est-ce que le péché? Serait-ce l’orgueil? Ou la désobéissance? Ou la révolte? Ou l’incrédulité? À la question qu’il pose, Barth donne une réponse qui ne négligera donc ni l’orgueil, ni la désobéissance, ni la révolte, ni l’incrédulité. Mais cette réponse sera constituée d’un autre terme encore :
« Le péché de l’homme est son inertie. L’aspect christologique sous lequel il nous intéresse ici appelle ce terme ou tout autre terme similaire. Les mots indolence, arriération, apathie, paresse, lourdeur pourraient aussi servir à désigner ce qu’il faut entendre par là. Le péché de l’homme est son inertie (en grec “akédia”). […] Barth nous fait découvrir dans cette paresse l’essence même de notre péché.2 »
L’apathie et la mondanité sont étroitement associées et la mondanité à son tour est l’un des dangers les plus dévastateurs qui s’en prennent à la sanctification. Le chrétien « mondain » est celui qui a cessé d’être le levain de la pâte pour s’acclimater et s’adapter au monde environnant où il finira par se perdre. La culture sécularisée l’aura emporté sur la révélation. Pourtant, le monde présent est le théâtre où devrait se manifester la gloire de Dieu. C’est là que nous vivons notre vocation chrétienne. C’est sur la première ligne du front que nous essuierons le feu de l’adversaire et que nous porterons notre croix, au lieu de nous réfugier dans les cellules hermétiquement closes des cloîtres aseptisés de nos conventicules modernes.
Contrairement aux mystiques anciens et modernes et au Bhagavad Gita, pour lequel le monde ne serait qu’une illusion, la Bible prend au sérieux l’ordre créationnel physique. Le monde est l’arène de l’activité providentielle et rédemptrice de Dieu. Nous sommes sauvés non pas hors du monde, mais dans le monde. La mystique chrétienne souligne le « voyage intérieur »; la Réforme appelle avec force au service concret de Dieu et du prochain.
Nos œuvres de piété seront exercées par compassion. Un culte doxologique d’où l’éthique serait absente ressemblerait à un couteau sans manche auquel manquerait la lame! Le mouvement puritain encouragea le chrétien à rechercher la vie véritable dans une religion spirituelle; mais armé de la justice de Dieu, le puritain cherchait aussi à soumettre le monde à l’autorité souveraine du Christ. Le puritanisme s’est rendu actif notamment dans la création de communautés civiles où la loi de Dieu devait s’appliquer dans toute sa rigueur, non seulement dans la vie spirituelle, mais encore pour développer la dimension sociale de la foi. En insistant d’une part sur la séparation d’avec le monde et d’autre part sur le rôle de levain qu’il fallait tenir dans le monde présent, les puritains avaient parfaitement saisi le rapport du chrétien avec le monde présent et maintenu une heureuse harmonie entre les deux.
Les piétistes, eux, bâtirent non pas des communautés civiles, mais des cellules eschatologiques voulant précipiter de la sorte l’avènement du Royaume. Profondément enracinés dans la théologie luthérienne des deux règnes, les piétistes cherchèrent à résoudre le problème de l’ordre politique en préservant uniquement la liberté du culte. Ce fut du côté calviniste que vint l’idée de jeter les fondements d’un nouvel ordre social et politique inspiré du modèle biblique. Dans ce domaine comme sur tant d’autres, la théologie calviniste fut véritablement inspiratrice d’idées neuves et originales, l’architecte de structures civiles d’une inspiration solidement biblique.
Les luthériens, dans leur recherche d’une piété quasiment ascétique, devinrent insensibles aux structures sociales et politiques, qu’ils finirent par négliger totalement, voire par déprécier. Les calvinistes, quant à eux, s’efforcèrent de placer sous la discipline divine la totalité de la vie et l’ensemble des activités humaines. Tous les moyens devaient être légitimement exploités pour bâtir une communauté humaine « religieuse » au sens biblique du terme. L’assurance du pardon faisant partie de la foi, le chrétien était alors libre et disponible pour accorder son attention et déployer ses efforts en vue d’appliquer les directives de la Parole de Dieu dans le monde temporel. Dans le calvinisme ultérieur ainsi que dans le puritanisme, cette assurance du pardon était la condition de l’obéissance aux exigences de l’Évangile, mais une telle communauté ne se confondait jamais avec le Royaume éternel. Le glaive porté par le magistrat civil tenait une part importante dans celle-ci, parce que les citoyens sont des pécheurs et que le péché doit être réprimé et ses effets limités par l’emploi de l’épée.
La religion du puritain n’était pas une affaire uniquement privée et intériorisée. Pour lui, la Parole de Dieu concernait la création tout entière, les fondements de l’État, la vie sociale, etc. En d’autres termes, tous les domaines de l’existence, autres que celui du culte, devaient être aussi soumis à Dieu, afin de laisser la justice et l’amour régir tous les rapports humains et sociaux.
On peut certes dire que les théologies modernes dites de la libération puisent une certaine inspiration dans les préoccupations des puritains, mais leurs motivations ne sont plus, hélas!, celles du puritanisme. Les moyens auxquels la théologie de la libération a recours pour reconstruire la société ne sont pas davantage ceux qu’aurait utilisés la théologie calviniste des puritains. Du point de vue réformé, l’autorité du Christ s’étend sur la culture tout entière autant que sur les vies individuelles. Il est pourtant nécessaire de ne pas confondre le Christ avec la culture, ainsi que le fait la théologie thomiste. Sur ce point aussi l’orthodoxie réformée n’a cessé d’exercer une vigilance salutaire prévenant, voire combattant toute forme de déviation dans le domaine de l’action chrétienne.
Durant les cent dernières années, deux noms sont associés à la conception holistique (globale) de la foi et de la sainteté dans le monde : les Néerlandais Abraham Kuyper et Herman Dooyeweerd, ainsi que leurs associés et disciples dans le monde réformé. Hélas!, le monde francophone et latin en général n’a pas bénéficié de l’apport de leur réflexion biblique et théologique d’une exceptionnelle solidité, dont d’autres réformés ont été les heureux bénéficiaires.
Le christianisme social du passé, actuellement devenu christianisme marxiste, avec ses versions modernes des théologies du « génitif », privilégie une dimension purement horizontaliste et, en dépit des apparences, prend ouvertement ses distances par rapport à la révélation.
Les déviations unidimensionnelles de l’action chrétienne ne devraient pas nous empêcher de chercher des formes de service concret accompli au nom du Christ. Contrairement à la spiritualité éthérée qui caractérise la mystique piétiste, le chrétien sanctifié et militant cherchera sa place légitime dans le combat contre les forces et les formes du mal qui asservissent l’homme et défigurent le visage de la création. Notre sanctification devra aller plus loin que le souci de la seule purification personnelle. Autrement on pourra dire de nous ce qu’on a dit de Kant : « Il a des mains propres, mais il n’a pas de mains »!
Toute piété biblique authentique soulignera l’importance de la sainteté chrétienne dans le monde présent. Le disciple se trouve au cœur de l’agonie du monde, où il porte sa croix comme un témoignage rendu à la transformation de toutes choses déjà à l’œuvre grâce à la croix et à la résurrection du Christ.
Par moments, influencée sans doute à son insu par des spiritualités non bibliques, une certaine piété évangélique préconisa un détachement total par rapport au monde. Elle choisit la fuite devant ses responsabilités missionnaires. Pourtant, la grâce souveraine nous attelle à des tâches concrètes et immédiates. L’attrait démoniaque de devenir grands à nos propres yeux devrait, une fois pour toutes, être écarté de notre action. Le temps est court. Il faut l’employer pour la gloire du Seigneur et pour le service du prochain.
Devenus des hommes nouveaux, nous agirons comme des frères. Que personne ne se décourage; que nul d’entre nous ne se lasse du combat qui, par moments, devient redoutable. Si nous restons vulnérables, en Christ Dieu nous a rachetés pour nous rendre invincibles. Nous lui appartenons et nous sommes entrés dans une relation triangulaire : avec Dieu, avec l’Église et avec le monde. L’expérience chrétienne est caractérisée par une dimension à la fois verticale et horizontale. L’alternative à une piété à dimension uniquement verticale n’est certainement pas cet horizontalisme moderne tous azimuts que nous connaissons, mais un rapport correct avec le prochain et le monde, tel qu’il est compris à la lumière de la Parole.
Ce rapport exclut l’unidimensionnalisme, l’anthropocentrisme et toute forme d’horizontalisme. L’ordre du Christ nous apprend que le service de Dieu et celui des hommes ne peuvent se dissocier. Il suffit de respecter les priorités et de reconnaître la hiérarchie. Le service rendu dans le monde est une autre forme de témoignage de notre appartenance au Maître. Dieu a décidé de faire de nous son peuple. Notre service dans le monde fait partie de notre réponse à Dieu, donc de notre sanctification. À son tour, il découle de notre foi; il est le fruit de notre « conviction », ainsi que le précise Romains 12.
Dans le scandale permanent que constitue notre monde d’injustice, de mensonge et d’oppression aux mille visages, les disciples du Christ Libérateur ne peuvent pas se taire. Comment ne pas entrer passionnément, par souci de fidélité en communion avec le Seigneur Serviteur, dans les combats difficiles pour la justice, au sens total du terme, du Royaume de Dieu qui vient et qui est, bien que pas encore totalement, déjà présent au milieu de nous? Non pas, certes, pour l’établir, mais pour le signifier de manière aussi conséquente qu’étendue. Nous avons la vocation de vivre et d’anticiper le Royaume en luttant non seulement contre le péché individuel, mais encore contre le péché collectif dans les domaines de la culture et de la science, de l’art et de la technique et des structures sociales et politiques injustes dont tous les peuples et nations se sont rendus coupables à des degrés différents.
La sanctification individualiste ne deviendrait-elle pas parfois un alibi pour fuir et pour démissionner? Elle pourrait même devenir la trahison envers celui qui est venu sauver et libérer, qui a cherché à servir et non à être servi. Dieu ne nous a pas confinés dans nos lieux de culte, qui risquent parfois de devenir des serres chaudes, des garderies pour adultes, mais qui ne préparent pas nécessairement pour le combat que doit mener une Église militante. La passion, la mort et la résurrection du Christ sont les seuls fondements de l’ordre nouveau, les faits qui confèrent un sens à l’histoire du monde et nous accordent la seule possibilité d’une vie nouvelle, semblable à la sienne. Notre passé, notre présent et notre avenir se trouvent entre ses mains; notre action aussi. Forts de cette assurance, nous pourrons rétablir des relations compromises par le mal, rencontrer notre prochain, transformer au nom de sa vérité, de sa justice et de son amour toutes nos motivations, accomplir de bonnes œuvres afin que tous puissent reconnaître en nous l’homme de Dieu, comme signe et comme témoin au milieu d’eux du Royaume de paix, de justice et d’amour. Puissions-nous dire comme nos pères dans la foi, les huguenots des 16e et 17e siècles : « Nous voici, Seigneur, nous sommes à ta disposition. »
Consacrons quelques lignes à la spiritualité politique d’Abraham Kuyper. Pasteur, théologien, penseur original et profond, homme d’Église autant qu’homme d’action politique, fondateur de l’Université libre d’Amsterdam aux Pays-Bas, fondateur de l’Église réformée appelée synodale ainsi que du parti politique antirévolutionnaire, journaliste, auteur de nombreux ouvrages théologiques, philosophiques et de spiritualité chrétienne, premier ministre de son pays pendant cinq ans (avec seulement trois crises de surmenage durant une carrière aussi prodigieuse), Kuyper reste à nos yeux l’initiateur de ce que l’un de ses récents biographes appelle la spiritualité politique.
Celle-ci n’a rien de commun avec le raz-de-marée de théologies horizontalistes qui nous submerge, pas plus qu’avec l’hyper-spiritualité subjectiviste des mouvements protestants dits « évangéliques », dont le souci exclusif semble être l’organisation de campagnes de masse à la manière du « fast food » américain… Kuyper n’a pas davantage de parenté avec une certaine réflexion et action réformée dont les mobiles fondamentaux sont inspirés par un profond pessimisme, si ce n’est par le désespoir.
Sa pensée est quasiment inconnue en France; elle l’est un peu plus en Europe, mais, dans son pays même, elle est actuellement quasiment négligée. En revanche, elle a fait la force, parmi d’autres communautés réformées, des chrétiens admirables que sont les réformés d’Afrique du Sud.
Ce n’est pas à l’aspect extérieur de sa pensée que nous devons nous attarder au premier chef, mais au motif interne fondamental. Nous pouvons parler avec raison de la spiritualité politique de Kuyper, que nous appellerons également politique principielle.
Aux yeux du grand réformé, les démocraties occidentales ont toutes besoin de partis politiques chrétiens et d’une action politique chrétienne. Or, les problèmes auxquels il a fait face à son époque ne sont pas essentiellement différents des nôtres, et les solutions qu’on proposait à l’époque ne sont pas davantage différentes de celles, toujours à courte vue, que nous proposent nos contemporains. Car l’esprit politique fondamental s’inspire toujours de l’humanisme athée issu de la Révolution de 1789. Si cet humanisme s’oppose à une politique spirituelle en la taxant de théocratique et d’intolérante, la raison en est qu’il est poussé par son irrésistible urticaire de faire de l’homme la mesure de l’ordre universel. Sous prétexte de neutralité laïque, il veut établir une barrière infranchissable entre le domaine moral privé et celui de la morale publique, refusant de toutes ses forces l’intrusion de l’éthique biblique dans la sphère publique. L’humanisme anti-chrétien encourage (est-ce à son insu?) des fléaux sociaux tels que l’alcoolisme, la prostitution et la dégradation des mœurs, tout en empêchant que la morale chrétienne ne s’occupe des affaires de la cité.
Contre deux attitudes traditionnelles, l’une incroyante l’autre spiritualiste, démissionnaire et invertébrée, Kuyper a opposé une spiritualité politique virile et vigoureuse, la politique étant la sphère où les chrétiens peuvent s’engager en toute bonne conscience afin de ne pas la laisser entre les mains de Satan (car les chrétiens se sont involontairement mis en quarantaine, alors qu’il aurait fallu y mettre les « iniques »…). Selon Kuyper, la politique n’est pas tout d’abord et essentiellement une affaire pratique, mais une question de principe. Son esprit antirévolutionnaire formulait une pensée politique dominée par la croix du Christ et la morale chrétienne. Il n’existe pas de double norme, l’une pour la société, l’autre pour l’individu. La loi de Dieu ne dit pas seulement « tu aimeras ton prochain », mais aussi et tout d’abord « tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». Par conséquent, la politique devrait discerner la volonté de Dieu.
L’État chrétien devra refuser non seulement le mal économique, mais encore l’idolâtrie et l’immoralité, cause de tous les maux sociaux et qui engendrent des désordres. Il importe de veiller sur l’état spirituel et moral du pays plus encore que sur la prospérité matérielle du citoyen. La maladie de toute la pensée et de toute l’action politique de l’Occident consiste à mesurer l’utilité et l’efficacité d’un gouvernement uniquement par les mesures économiques qu’il applique. Mais à quoi bon qu’un homme nage dans la prospérité matérielle si sa femme le quitte, ou encore qu’une femme accède à de hautes fonctions si son mari la trompe? Où est le bien-être du citoyen et le bien-être social lorsque la famille est en déclin?
Défenseur de l’école chrétienne, Kuyper n’avait pas limité la reconnaissance de l’État à la seule fonction décrite dans Romains 13, c’est-à-dire au port de l’épée par le magistrat pour réprimer le malfaiteur. Il décida encore de mener la guerre contre tous les éléments démoniaques sévissant dans les sociétés libérales : la corruption, les jeux, l’indécence publique, l’alcoolisme, la pornographie… Aujourd’hui, il en aurait fait autant contre la drogue et les nouveaux fléaux sociaux. Contre le libéralisme humaniste ou le christianisme dévirilisé, contre un engagement chrétien du pis-aller, Kuyper nous a offert une leçon intégrale de politique spirituelle.
Notes
1. K. Barth, Dogmatique, Labor et Fides, Vol. 21, p. 29.
2. Jean-Marc Chappuis, Divisions des chrétiens ou service des chrétiens, Labor et Fides, Genève, p. 31-32.