Les leçons de l'accident
Les leçons de l'accident
Le tragique accident survenu il n’y a pas longtemps à la famille d’un pasteur baptiste américain avait profondément bouleversé la région du centre des États-Unis, d’où elle est originaire. En apprenant les faits et la cause mécanique l’ayant provoqué, je restai moi-même éberlué.
En déplacement sur un grand axe routier, la voiture du pasteur, avec à ses côtés son épouse et six de ses neuf enfants à l’arrière, suivait à une distance raisonnable une autre voiture la précédant. Soudain, pour une cause indéterminée, ainsi que l’on dit en jargon courant, une barre métallique se détache de la première voiture, et énigme troublante, au lieu d’échouer contre le pare-brise ou à la rigueur contre une portière — voire crever un pneu — elle va, je suppose par obstination diabolique, toucher directement le réservoir d’essence et transformer en une seconde la petite familiale en un énorme brasier; cinq des six enfants mourront carbonisés. Le sixième, grâce aux efforts surhumains des parents indemnes, put en être retiré pour hélas mourir quelques heures plus tard dans d’atroces souffrances.
La télévision, comme l’ensemble de la presse parlée ou écrite, en a donné en son temps un très large écho. On dira sans doute que ce n’était là qu’un autre accident de la circulation parmi des milliers. Cependant, ce qui rendit celui-ci différent, causant l’émotion aussi bien des chrétiens que des non-chrétiens, ce fut l’admirable, le bouleversant témoignage des parents devant les caméras de la télévision accourue sur les lieux; au milieu de l’horreur d’une telle tragédie, ils réaffirmèrent leur foi en la providence divine à un moment où, dans ce pays — comme d’ailleurs partout en Occident — il est un crime de lèse-majesté pour les médias que de diffuser le moindre propos chrétien.
Un accident! Il en survient, en effet, des milliers sur les routes, dans les airs, sur la mer et en rase campagne. Pourquoi singulariser celui-ci? Suffit-il que les victimes soient des chrétiens, une famille pastorale de surcroît, pour l’évoquer? Je rappelle l’invraisemblable coïncidence : le choc d’une barre métallique, laquelle ne trouve rien de mieux que le réservoir d’essence pour accomplir sa sinistre mission. Je soupçonne qu’un esprit mathématique, mécaniste et dépourvu d’émotions, expliquerait avec une implacable logique que ce fait particulier ne pouvait que se produire comme il s’est produit. Compte tenu de la vitesse de la voiture précédant et celle de la familiale du pasteur la suivant, compte tenu de la distance qui séparait les deux véhicules et de la position exacte dans laquelle la barre métallique se trouvait sur la chaussée après s’être détachée du châssis, il était naturel — mathématiques et science physique obligeant — que son impact ne fût autre que le réservoir d’essence! Car il est possible d’expliquer des faits aussi tragiques à l’aide de notre science moderne! Ne cherchez cependant ni cœur ni compassion dans cette science glaciale. La rigueur de l’esprit scientifique ne respecte que les lois de la physique. Pascal parlerait ici encore de l’esprit géométrique en contraste avec l’esprit de finesse.
Une seconde approche de l’accident pourrait être celle des responsables de la sécurité routière. Peut-être incriminera-t-elle un léger excès de vitesse de l’un et de l’autre véhicule. À moins qu’il ne relève encore — chose fort possible — d’un défaut de construction automobile.
Les compagnies d’assurances auront aussi leur mot à dire. Surtout elles! Dans une société hautement litigieuse, qui compte plus d’avocats que de médecins, d’ingénieurs ou de pasteurs, ces compagnies peu soucieuses de tragédies humaines s’acharneront à déterminer — à leur avantage si possible — les responsabilités dites civiles pour calculer les frais de dédommagement. Hélas!, les indemnités perçues, si elles peuvent remplacer une voiture, ne rendront pas les enfants à leur famille endeuillée…
Je me permets de signaler, enfin, l’extraordinaire élan de solidarité humaine et sociale, les flots de générosité dont il faut reconnaître, en toute humilité, que les Américains ont le secret. En effet, à peine ce fait tragique a-t-il été connu que toutes les communautés chrétiennes, toutes confessions confondues, ont cherché à secourir la famille du pasteur baptiste. La consolation apportée a pu sans doute adoucir jusqu’à un certain point l’immense peine de cette famille terriblement éprouvée.
Mais l’essentiel à mes yeux se trouve dans l’attitude des parents. Interviewés, ils rendirent un tel témoignage au Dieu de leur salut que même dans la république des médias, où Dieu et foi chrétienne sont notoirement honnis et considérés comme des personae non gratae, en a donné l’écho. Leur foi en la bonté de Dieu et sa divine providence était plus profonde encore que leur douleur… Nourris de la Bible, entraînés régulièrement par la prière de soumission, exerçant un ministère où ils doivent donner jour après jour l’exemple de la confiance en Dieu, le couple pastoral, avec une sereine certitude, lançait à la face d’une société blasée, incrédule, abrutie par le plaisir et avachie par une culture de bas étage, que « la victoire qui vainc le monde c’est notre foi » (1 Jn 5.4).
Un accident. Comment en rendre compte? Nous avons écrit une série d’articles traitant du mystère de la souffrance et en cherchant — bien insuffisamment, je le reconnais — à présenter les diverses facettes de celle-ci. Nous n’en avons pas parlé en tenues d’une logique implacable ni cherché non plus à satisfaire des curiosités; nous n’avons même pas pu répondre à nombre de questions angoissées que se posent les victimes et les affligés. Qui prétendrait d’ailleurs le faire avec toute la compétence requise? Notre seul recours et notre seule ressource se trouvent en Dieu, vers qui nous vous invitons régulièrement à tourner votre face, et de qui nous vous supplions de recevoir le salut.
La mort brutale due aux accidents est toujours cause d’une grande souffrance. L’Évangile selon Luc rapporte un entretien que Christ eut avec des Juifs, ses contemporains, lui posant des questions du même ordre que celles que nous nous posons deux mille ans après. C’est dire combien la souffrance reste une énigme à l’esprit humain, et cela depuis les lointaines origines de la race. Le Seigneur rappelle alors un accident survenu sur des hommes — dix-huit en tout — sur lesquels était tombée la tour dite de Siloé, en les ensevelissant tous sous ses décombres (Lc 13.4).
Rappelons-nous de la philosophie du penseur allemand du 18e siècle, Leibniz, et de son optimisme bien connu sur un monde qui serait, en quelque sorte, « le meilleur des mondes », et dans lequel tout s’enchaîne admirablement, aussi bien les accidents banals que des désastres comme celui du tremblement de terre de Lisbonne, survenu de son temps. Explication qui ne manqua pas de soulever le scepticisme de beaucoup, et qui attira particulièrement les sarcasmes venimeux de notre penseur national, Monsieur Arouet, dit Voltaire… Vous vous souvenez sans doute de son ironie, signe et marque de la géniale superficialité du maître de Ferney-Voltaire.
Ni le penseur allemand ni le sardonique français n’ont été à même de nous offrir une réponse. Les questions sur la souffrance se posent et se poseront tant que durera l’espèce humaine et que le progrès mécanique et les prouesses de la science ne nous mettront pas à l’abri du malheur.
Je vous propose de considérer la souffrance avec les yeux de la foi chrétienne. Cette lecture-là vous évitera de faire preuve d’un optimisme béat à la Leibniz, ainsi que d’avoir une attitude cynique d’un Voltaire, et nous rapprochera de Dieu, Maître de toute vie et dont le regard se pose sur le moindre détail de nos existences. L’exercice de la plus rigoureuse logique ne parviendra pas à trouver une solution à ce problème. Et chercher à voler par nos propres ailes ou vouloir nous servir de notre raison autonome, pour trouver des solutions, c’est tenter l’impossible.
Dans la nuit de la souffrance, nous chercherons l’essentiel dans l’Évangile. Nous nous attacherons à ce que le Christ nous apprend. Il est venu de la part du Père et il a révélé le Père compatissant. Le Dieu que nous adorons, le Dieu de Jésus-Christ, est le Créateur qui se penche sur nos souffrances. Dès que nous entrevoyons cela, nous pouvons nous conduire avec lui comme nous faisions avec nos parents lorsque nous étions enfants et que quelque chose dépassait nos forces et notre résistance. Notre détresse ne sera, certes pas, supprimée. Mais à côté d’elle, autre chose nous entoure, nous enveloppe et nous réconforte, et nous serons à même de dire : « Je sais que tu m’aimes, je te cherche, aide-moi à te chercher… Viens au secours dans mon manque d’amour. »
À celui, à celle, qui s’abandonnent avec une confiance d’enfant au Père, sans récriminer contre ses intentions que l’on ignore, sans lui faire des reproches et sans même l’interroger sur sa manière d’agir, les plus précieuses révélations seront assurées. Et la plus précieuse de toutes sera simplement de savoir que Dieu m’aime plus que je ne le soupçonnais.
Quiconque a fait une telle expérience aura découvert la chose la plus importante dans sa vie, celle qui transfigurera désormais pour lui aussi bien les joies que les douleurs. Il pourra distinguer la figure du Père penchée sur lui et sentir, avec une force nouvelle, qu’il est toujours présent, que le mal est contraire à sa volonté et qu’il sera finalement vaincu. La croix n’est plus pour lui un signe de convention.
Heureux celui qui, à l’écoute de l’Évangile, apprend sans cesse que Dieu se sert du mal pour en faire sortir du bien. Dieu n’a pas voulu le crime des hommes, les ruses de l’adversaire, l’épidémie du mal ravageant tout sur son passage, mais il fait en sorte que le crime, cause du mal lui-même, soit vaincu par son amour.
Le monde est vaincu dès le moment où nous nous abandonnons à lui comme à notre Père. Un seul a le droit de pénétrer dans la solitude des éprouvés et de l’habiter : Dieu. Chez les heureux de ce monde, il apparaît aisément comme un intrus, comme un gêneur; mais il a sa place chez celui qui souffre. La douleur nous conduit à Dieu. Christ n’a-t-il pas invité : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés. Je vous donnerai du repos » (Mt 11.28)?
La foi au Dieu révélé, Maître de l’univers et Seigneur de nos vies, Créateur et Rédempteur en Christ, est précisément l’instrument qui obéit à des lois autres que les nôtres et qui ne se plie pas à notre logique. Mais elle ne nous fait perdre notre humanité ni ne nous rend insensibles à la douleur : elle nous aide à la surmonter à la placer dans une autre perspective. De sorte que l’accident ne se muera pas en tragédie définitive et nous ne nous résignerons pas à la fatalité du mektoub, cet insensé « Il était écrit ». Par les yeux de la foi, nous apercevrons la main de Dieu jusqu’au cœur de l’accident le plus absurde. Lui qui est un Père sage et bon, le Dieu personnel. Il ne répond pas sur-le-champ à nos questions angoissantes; il n’a aucune obligation de prendre au sérieux nos vindictes; il refuse le blasphème. Cependant, il se tient auprès de nous au cœur de la tragédie; il est décidé à nous accompagner. Si sa main gauche permet l’accident, sa main droite nous entourera avec une affectueuse sollicitude, ainsi que le dit admirablement Jean Calvin.
Puissions-nous, comme celui qui s’est soumis jusque dans l’agonie et la tourmente de la croix, le prier : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23.46).