Luc 22 - Le baiser de Judas
Luc 22 - Le baiser de Judas
« Comme il parlait encore, voici qu’une foule arriva, et celui qui s’appelait Judas, l’un des douze, marchait devant elle. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Jésus lui dit : Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme! »
Luc 22.47-48
Le Christ à Gethsémani s’apprête à accueillir la foule qui l’arrêtera. Tout à heure, à genoux, il achevait le combat avec Dieu. Maintenant que son offrande a été déposée sur l’autel divin, il pourra la rendre publique. On peut l’approcher ouvertement; le Christ rendra en spectacle les autorités et les puissances humaines; il triomphera de ceux qui s’opposent à lui. La foule l’approche, venue avec des gourdins et des épées, comme s’il fut un bandit de grand chemin. Elle a son indicateur, quelqu’un nommé Judas.
Judas fait partie du cercle des douze. Ceci est le point capital de cette partie du récit et de notre méditation. Celui qui servira d’indicateur n’est pas un étranger, mais l’un de ceux qui, durant des années, firent partie des intimes.
Nous connaissons bien l’histoire de la trahison de Jésus par Judas. En route pour l’arrêter, la foule et le traître ont convenu d’un signe permettant de reconnaître Jésus. Judas les conduit vers un lieu où Jésus se rend habituellement. C’eut été difficile aux soldats de l’y trouver; ils ne sont pas familiers de ces lieux reculés de la capitale. En outre, il est à craindre que le Nazaréen puisse s’en échapper. Mais nul ne sait que ce prévenu-là avait personnellement fixé son heure, heure dont aucun d’entre eux ne soupçonne la gravité. Faut-il le rappeler, ce n’est pas la foule qui l’arrête; c’est Jésus qui se livre délibérément entre ces mains haineuses et meurtrières. Judas s’emploiera, à son insu, à faire sonner cette heure. Il l’embrassera et celui qui recevra son baiser sera ainsi désigné.
Ce baiser-là heurta, troubla, bouleversa profondément Jésus. Nous comprendrons mieux ce trouble indicible si seulement nous nous souvenons que celui qui reçoit le baiser du traître n’est autre que l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes. Le Christ en personne nous aide à en saisir la nature. Il ne proteste pas en disant « c’est par un baiser que tu livres un ami », mais « c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme! » (Lc 22.48).
« Le Fils de l’homme » : l’expression n’est pas une phraséologie courante, triviale, signifiant une personne humaine, comme tout homme né d’homme et de femme. Elle est chargée d’un poids pesant. Elle désigne le caractère et la mission messianiques de Jésus. Ceci devient plus clair si nous remarquons l’article défini placé devant elle : le Fils de l’homme, dit-il (voir Dn 7.13-14). Jésus l’emploie avec insistance à propos de sa souffrance et sa mort expiatoires. Si nous gardons ce point à l’esprit, nous comprendrons aussi la démesure de la trahison. Celle-ci touche au cœur même de la mission du Christ. En effet, il ne s’agit pas de la trahison subie de la part d’un ami; nous n’assistons pas à une vulgaire et lamentable défection de quelqu’un qu’on tenait pour un intime indéfectible! Non; ici se trouve d’un côté le Fils de l’homme, de l’autre l’un des douze.
Dans ces deux termes, le contraste atteint son apogée. Ne cherchons pas, voulez-vous, ni dans la littérature mondiale ni même dans la Bible des parallèles à cette vente frauduleuse, un autre geste vil comparable à celui-ci. Certes, les exemples bibliques ne manquent pas qui nous signalent des infidélités de cette nature. L’affaire est bien plus profonde. Elle touche le Fils de l’homme dans sa relation avec les douze. Le conflit se déroule entre le ministère spirituel du Fils de l’homme et la distorsion malicieuse, infernale, de ce ministère par ceux, par celui, qui ne croient pas en lui et ne l’aiment point. Ainsi, nous saisirons la nature terrible de la passion du Christ, qui tombe entre les mains de malfaiteurs par l’intermédiaire d’un baiser traître.
Certes, l’expression Fils de l’homme n’amoindrit pas son humanité véritable, même si elle ne témoigne que de sa mission divine. Jésus est réellement homme, le Fils de Dieu incarné. En envoyant son Fils au monde, Dieu l’a voulu parfaitement humain. Tout ce qui était divin, sa nature comme ses exigences, s’est exprimé de manière humaine. L’envoyé de Dieu n’est pas un étranger à la race humaine, un extra-terrestre, mais quelqu’un en qui l’on peut se confier. Il ne vient pas tel un demi-dieu et un demi-homme. Il n’est pas simple rayon de lumière se filtrant dans une opacité et permettant d’apercevoir à travers quelques interstices une certaine lueur! Il est homme, Fils de l’homme, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger.
L’essence de la passion du Christ en cette occasion ne consiste pas dans le fait que, par un baiser, Judas trahit Dieu comme Dieu, mais qu’il trahit Jésus-Christ en tant que le Fils de l’homme. Celui qui est chargé d’une mission divine, Judas le profane et l’avilit. Alors, comme la croix, le baiser de Judas devient pour le Médiateur folie et scandale. Scandale du fait que Judas se trouve parmi ceux que le Père a donnés à Jésus comme intimes. « Lorsque j’étais avec eux, je gardais en ton nom ceux que tu m’as donnés. Je les ai préservés et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition », avait-il prié (Jn 17.12). On devrait être rassuré quant au sort des onze autres. Ils ne seront pas perdus. Mais la perte de l’unique est envisagée du point de vue humain. Jésus ne fait pas allusion au don du Père du point de vue de l’élection éternelle, mais du point de vue humain, et alors il regarde à la chose comme étant un problème insoluble. L’un de ceux qui lui ont été donnés sera perdu!
Certes, il le savait depuis le commencement. Mais le baiser de son disciple scelle et achève la chose. En effet, comment concilier que, depuis toute l’éternité, Dieu lui ait donné des hommes, mais qu’à présent l’un d’entre eux se perde! Aussi cette perte lui cause-t-elle une souffrance indicible. Il aurait pu résoudre ce problème en établissant une subtile distinction entre le don étroit et le don large que le Père lui a fait. Une telle solution, aussi facile qu’illégitime, nous aurait convenu, mais pour lui elle ne saurait être envisagée. Dans le baiser du traître, nous voyons le cœur du mystère de notre rédemption, plus essentiel que la simple rupture entre deux amitiés, plus profond que ne saurait révéler une analyse psychologique de ce fils de perdition.
Nous nous intéresserons à la passion du Sauveur. Le Christ subit cette perte et il la ressent avec une acuité exceptionnelle, surhumaine; lui seul en fait l’expérience et lui seul peut en faire la correcte évaluation, c’est-à-dire ce qu’elle lui en coûte.
À Gethsémani, il avait déjà aperçu les lignes tordues et enchevêtrées que tissent les comportements humains rebelles; nonobstant, il se rend compte de la parfaite harmonie établie depuis toute l’éternité. Il pouvait y prier « que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui soit faite » (Lc 22.42). Il y avait vu les fragments brisés, broyés, qui cherchaient à nier toute possibilité d’ordre; pourtant, il ne cessait de se confier en l’ordre parfait du Père. À présent, le baiser de son disciple le place devant le dilemme, à savoir s’il existe une harmonie véritable en ce monde dans lequel il est livré impitoyablement par un baiser empoisonné. Il quittera Gethsémani avec la tragique constatation que l’harmonie est brisée et qu’à présent les douze sont réduits à onze!
Considérons l’importance de ce chiffre que nous venons d’énoncer. Le Christ a choisi douze apôtres, non par hasard, mais intentionnellement. Ce chiffre rappelle les douze tribus de l’ancien Israël et les douze patriarches. Chiffre dénotant un ordre sacré qui rend témoignage à son œuvre messianique et la rend évidente. Au moment où Jésus appelle les douze, il se comporte en tant que le père du nouvel Israël. Il engendre une nouvelle nation élue. Sa force, il ne la puisera pas en la descendance charnelle des vieux patriarches, mais en bâtissant un édifice spirituel tout neuf qui s’élèvera, n’oublions pas, sur le fondement des apôtres. Les douze apôtres représentent le Royaume qu’il vint établir. Ils auront leur trône à côté des douze trônes des vieux patriarches de l’Ancienne Alliance. Davantage encore, ils seront multipliés par des milliers, pour devenir la somme représentant la plénitude. Ils deviendront un nombre infini de 144 000, non le banal et trompeur chiffre arithmétique, abusivement accaparé par une pernicieuse secte moderne. Les douze patriarches ont leur nom gravé sur les fondations de la cité dans la maison terrestre à Sion. Moi-même, semble dire Jésus, en ma qualité de géniteur du nouvel Israël, je graverai les noms de mes douze apôtres sur les fondations de la nouvelle Jérusalem.
Douze, avons-nous dit. Qu’y a-t-il de remarquable dans ce chiffre? Douze est le multiple de trois fois quatre. Le chiffre trois est celui de Dieu; le chiffre quatre est celui du monde. Par la mission de ses douze apôtres, le Christ espère amener Dieu en relation avec le monde. Il veut que Dieu pénètre ce monde-là. Aussi son âme tout entière s’était-elle attachée à ces douze. Nous ne faisons pas à cet endroit du symbolisme arbitraire. Il suffirait de consulter la généalogie de Jésus telle qu’elle nous est donnée dans les récits de l’enfance pour nous convaincre de l’importance qui jette à sa manière la lumière sur ce que nous venons d’affirmer. Les généalogies évangéliques de Jésus ne sont pas une sèche énumération de quelques données statistiques, mais à leur manière elles sont chargées d’une signification prophétique. En choisissant douze apôtres, Jésus ne procède pas arbitrairement, mais avec intention; il affirme comprendre le sens de sa propre généalogie.
Revenons à présent au baiser de Judas. Nous avons souligné la douleur vive, brutale, qu’il lui inflige. En voici l’énigme : le baiser de Judas rompt précisément l’harmonie établie par le chiffre douze. Au moment où des lèvres traîtresses posent leur baiser empoisonné, on entend presque un rire sarcastique, un ricanement de dérision dans l’univers ordonné de Dieu. Judas se moque du symbolisme prophétique du chiffre douze. En présence de la foule vindicative, parmi les légionnaires impitoyables, entouré de démons aux rictus effrayants, il tire une ligne et sépare les chiffres. Le chiffre onze devient alors l’irrationnel total, une pure folie, une absurdité intégrale. Jésus le voit et il doit mourir en voyant brisée l’harmonie et anéanti le projet rationnel de rédemption. Désormais, un chiffre imparfait dansera frénétiquement une danse diabolique. Comme si non seulement l’Ancien Testament s’écroulait à ses pieds enchaînés, mais que le Royaume qu’il vint établir se volatilisait. C’est là le scandale causé par ce chiffre qui, d’un baiser mortel, a brisé tout ordre et désorganisé toute harmonie dans l’univers moral de Dieu.
Le baiser de Judas est ainsi source de souffrance. Jésus subirait-il l’échec irréversible? La révélation de Dieu serait-elle une utopie parmi d’autres? Nous assistons ici plus qu’au geste sinistre d’un ingrat, d’un infidèle maudit.
Pour nous qui prenons au sérieux la révélation biblique, nous comprenons l’importance de tout ceci. Nous savons que Jésus a réellement vécu et a réellement souffert, que le chiffre douze n’est pas le produit d’une imagination légendaire forgée ultérieurement par une féconde tradition ecclésiastique. Nous comprenons la réalité de la conviction que le Christ a en la solidité de l’harmonie de l’univers de Dieu et de l’ordre qui règne dans ses desseins éternels. Le fait est que Jésus doit mourir les yeux fixés sur un nombre imparfait, symbole d’une rupture totale et apparemment irréversible, ne voir que onze au lieu de douze. Voici comment Satan tente le Fils, voici aussi comment le Père l’éprouve! Mais ici encore le Médiateur doit prouver son attachement à Dieu, bien que l’un soit perdu. Par le baiser de Judas, Dieu en personne brise l’harmonie qu’il avait établie depuis toute l’éternité. Dieu semble lui tenir ce langage : Crois-tu encore, Fils de l’homme? Espères-tu encore un avenir?
Oui Père, il a cru en toi. Le père du nouvel Israël, Jésus le Christ, a foi en toi. Le Chef et le Médiateur du nouveau peuple élu croit en toi. Il se livre à la mort, il sait que tu peux restaurer le chiffre de la perfection. Il avance vers la croix animé d’une telle espérance. La croix sera suivie de la résurrection, de l’ascension, de la Pentecôte.
Jésus est véritablement le Christ. En mourant, il témoigne que l’élection divine ne peut jamais être révoquée. Mais c’est sa mort qui rétablira l’harmonie initiale. Dans le Royaume qu’il établit, aucun de ceux qu’il aura appelés ne sera exclu de la grâce. Les onze seront préservés, pour devenir douze, et douze fois douze, et mille fois encore, 144 000, une infinité de multitudes.
Que faire du baiser de Judas? Comment l’expliquer? L’énigme ne sera élucidée qu’aux portes de la nouvelle Jérusalem, là où le nombre des élus sera complet. Le Christ peut mourir, les mains liées, la côte percée, la tête ensanglantée. Déjà, il voit la nouvelle Jérusalem qui vient d’en haut. L’essentiel pour nous est de savoir avec assurance si nous faisons partie de ce nombre! Sachons-le, ce n’est pas en vain que Judas a embrassé le Christ. Ce baiser maudit nous a valu notre salut éternel.