Matthieu 26 - Jean 18 - Le Christ et Pierre
Matthieu 26 - Jean 18 - Le Christ et Pierre
« Or, Simon Pierre, ainsi qu’un autre disciple, suivait Jésus. Ce disciple était connu du souverain sacrificateur et il entra avec Jésus dans la cour du souverain sacrificateur; mais Pierre se tenait dehors, près de la porte. L’autre disciple, connu du souverain sacrificateur, sortit, parla à la gardienne de la porte et fit entrer Pierre. Alors la servante, gardienne de la porte, dit à Pierre : Toi aussi, n’es-tu pas des disciples de cet homme? Il dit : Je n’en suis pas. Les serviteurs et les gardes se tenaient là, après avoir allumé un brasier, car il faisait froid, et ils se chauffaient. Pierre aussi se tenait avec eux et se chauffait. […] Simon Pierre se tenait là et se chauffait. On lui dit : Toi aussi, n’es-tu pas de ses disciples? Il le nia et dit : Je n’en suis pas. Un des serviteurs du souverain sacrificateur, parent de celui à qui Pierre avait tranché l’oreille, dit : Ne t’ai-je pas vu avec lui dans le jardin? Pierre le nia de nouveau. Et aussitôt un coq chanta. »
Jean 18.15-18,25-27
« Cependant, Pierre était assis dehors dans la cour. Une servante s’approcha de lui et dit : Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen. Mais il le nia devant tous disant : Je ne sais pas ce que tu veux dire. Comme il se dirigeait vers le porche, une autre le vit et dit à ceux qui se trouvaient là : Celui-ci était avec Jésus de Nazareth. Il le nia de nouveau avec serment : Je ne connais pas cet homme. Peu après, ceux qui étaient là s’approchèrent et dirent à Pierre : Vraiment, tu es de ces gens-là, ton langage te fait reconnaître. Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer : Je ne connais pas cet homme. Aussitôt le coq chanta. Et Pierre se souvint de la parole que Jésus avait dite : Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois. Il sortit, et dehors il pleura amèrement. »
Matthieu 26.69-75
En abordant la péricope des Évangiles qui relate le reniement de Pierre, je mesure combien est grande la tentation de nous attarder sur la psychologie de l’apôtre, soit pour l’accabler, soit pour trouver dans son comportement une application moraliste pour nous-mêmes.
Pourtant, à cet endroit, comme dans le reste des récits de la passion du Christ, ainsi que dans chacune des pages des Évangiles, voire au centre même de la Bible chrétienne, nous sommes invités à tourner notre attention sur Jésus-Christ, qui en est la figure centrale, à le contempler, à méditer sa passion dans l’adoration, à nous occuper tout d’abord de lui, le Médiateur arrêté et jugé, renié et trahi.
Ne nous offrons pas le luxe superflu d’établir un parallèle entre nos propres reniements, ou l’expérience douloureuse d’un remords cuisant, et ceux du disciple infidèle. Réprimons tout sentimentalisme inutile, contenons nos larmes sur l’état d’âme lamentable de Pierre… L’Évangile ne nous a pas été donné comme une simple source d’inspiration; il ne nous offre pas de récits de style romantique. Si nous nous laissions emporter par le romantique, même chrétien, en analysant de manière dramatique ce qui se déroule dans les couloirs du palais du souverain sacrificateur, nous risquerions de ne rien déclarer sur le Sauveur souffrant et d’éviter, inconsciemment peut-être, de prêcher le Christ crucifié. Or, notre méditation devra commencer avec lui et conclure, chaque fois, par le message qui relate son œuvre.
La passion du Christ a déjà commencé; elle entre dans une phase nouvelle. Quel chemin a-t-il dû franchir pour arriver jusqu’au moment où il entend les serments menteurs de son disciple inconstant, ses grossières imprécations de pêcheur galiléen qui l’abandonne si misérablement à son sort? Cet incident nous dévoile un autre aspect de la révélation sur l’indicible souffrance du Médiateur. Le Christ s’enfonce de plus en plus profondément dans un isolement insoutenable qui deviendra, quelques heures plus tard, l’infernale déréliction du « pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46). Il avait été abandonné. Ses intimes venaient de le lâcher et de s’enfuir du jardin de l’agonie, de la scène de l’ignominieuse arrestation. Tout à l’heure, ce sera l’abandon total, au milieu de la foule vociférante, en présence du bandit relâché et ricanant. Même le Père céleste rompra la bienheureuse communion qu’il n’avait jamais cessé de maintenir avec lui, pour le laisser seul dans l’enfer de la séparation. Devant une telle horreur, le soleil même cachera sa face.
Pour l’instant, il n’a pas franchi le point de non-retour. Mais il y est conduit, il s’y dirige; sa souffrance s’intensifie, elle prend une allure tragique. Dans ce couloir du palais judéen à Jérusalem, il est sur le point de franchir le second pas, d’entrer dans la seconde étape de sa passion; son isolement s’accentue.
Ce reniement de Pierre n’est pas pour lui une chose inattendue; il en avait auparavant aperçu des signes. On peut raisonnablement penser que les sources polluées jaillissant maintenant des sombres recoins du cœur de Pierre étaient depuis toujours actives dans leur séjour souterrain. Ce reniement devait être en gestation depuis longtemps dans l’esprit de celui-ci. Autrement, comment le Christ aurait-il prédit : « Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois » (Mt 26.34,75)?
Pourtant, l’expérience qu’il en fit fut une épreuve nouvelle qui lui causa une grande souffrance. Expérience douloureuse encore que de voir le reste de la compagnie l’abandonner et s’enfuir. Ceux-ci, plus simplement, avaient opté pour leur propre survie. Le courage d’affirmer positivement leurs liens avec Jésus leur avait manqué. Quant à l’attitude de Pierre, c’était comme si le Christ venait d’être rejeté une seconde fois, car l’âme de l’apôtre avait semblé s’identifier, faire une avec celle du Maître. Hélas!, à présent il opte positivement contre lui. Les propos injurieux qu’il profère sont la déclaration d’une inimitié choquante : « Je ne connais pas cet homme! » (Mt 26.72), hurle-t-il. Allons, est-ce bien vrai, Simon Barjona, que tu n’as jamais entendu parler de ce Galiléen?
La première étape de la solitude du Christ l’avait atteint seulement dans sa chair. Celle dans laquelle le pousse son disciple intime achève un isolement plus intense, qui pénètre et envahit jusqu’à la moelle de ses os. Le fidèle disciple qui avait pourtant reconnu en lui non un simple prophète, mais le Fils du Dieu vivant, renie maintenant sa propre confession de jadis. Ses condisciples qui ont fui avec lâcheté semblent, eux, crier à la face du monde entier : Nous connaissons cet homme-là, c’est pourquoi nous refusons de partager son sort. Pierre, lui, en le reniant déclare « je ne le connais pas! », et faussement rassuré, il se met à chauffer des mains impures autour d’un brasero fumant. Ses compagnons s’enfuyant semblent faire comprendre : nous l’abandonnons à son futur sans espoir, bien que dans le passé nous avons eu affaire avec lui; Simon Pierre, lui, dit : je ne l’ai jamais connu, par conséquent, ni son passé ni son futur ne me concernent. Le sort qu’on réserve à ce prévenu n’est pas mon affaire.
Rappelons-nous que, pour commencer, il avait, lui aussi, fui de Gethsémani; mais dès que la bande se dispersera, chacun se terrant là où il le pouvait, pris peut-être d’un dernier sursaut de conscience, Pierre décida de suivre l’affaire, d’être témoin de son aboutissement. Peut-être estima-t-il que la fuite générale avait été une farce indigne, tout au moins de lui! Il accompagna donc quelqu’un dont nous ne connaissons pas le nom; inutile d’ailleurs de conjecturer qui il fut. Tout ce qui nous est dit à son sujet c’est qu’il était familier du palais du grand-prêtre juif; aussi put-il introduire Pierre sans problème. Voici donc Pierre dans ce haut lieu où se déroulera le procès inique par excellence, tant dans le monde religieux qu’en dehors de sanctuaires devenus des repaires de brigands.
Une servante le reconnaît et pointe son doigt vers lui : Pierre niera l’évidence. Tandis qu’il se réchauffe, il participe à la conversation animée de ceux qui se trouvent autour de lui. Cette fois-ci, c’est son accent galiléen qui le trahira. Certainement, il est un familier, voire un acolyte de l’homme qu’on juge à la sauvette, en pleine nuit. Une seconde fois, il niera, et même si la terre sous pieds brûle, il persistera à s’y tenir debout; il n’a rien à se reprocher. Mais cette négation semble éveiller, voire attiser, l’attention de son entourage. Une heure plus tard, voici qu’une troisième fois il sera dévisagé et reconnu; cette fois-ci, celui qui le montre du doigt n’est autre qu’un parent du malheureux Malchus, dont l’impétueux Pierre, dans un juste emportement, avait d’un coup d’épée arraché l’oreille. Ce nouveau venu touche au point vulnérable de Pierre. De nouveau, Pierre niera, proférant des injures et vitupérant avec de vulgaires imprécations. Et tandis que Jésus passe à côté de lui, voici que, comme prédit, le coq chante… Ce chant du coq fut, à ne pas en douter, une puissante démonstration du dessein céleste.
Dans le plan divin, prêtres comme ânesses, Lévites comme serpents, Sanhédrin et coq, chacun occupe sa place et tient un rôle, prononce le mot qui lui est assigné. Une autre manifestation du même dessein salvifique se manifestera lorsque le Christ fixera sur le renégat un regard irrésistible; sa langue reste muette, mais son regard parle avec une plus grande éloquence et vibre d’une force de pénétration difficilement évitable. Regard simultané avec le chant du coq pour briser les chaînes dont le disciple fragile s’était entouré; ce regard bouleversera son cœur. Aussitôt, un sanglot s’échappera de sa poitrine, traduisant le déchirement intérieur après les vociférations. Pierre, lisons-nous, se précipite au-dehors pour y pleurer amèrement, profondément. Il avait rejeté le Fidèle, avili la bannière sous laquelle il s’était enrôlé, et avec quel enthousiasme; il avait déshonoré celui dont le nom est le seul, dans les cieux et sur la terre, qui annonce et offre le salut.
Pourquoi nous attarder davantage sur Pierre? C’est le Christ que nous sommes venus chercher. Que lui coûte ce reniement? Dirigeons notre regard vers lui, l’homme de douleur auprès de qui Pierre, comme chacun de nous, cherche le pardon et obtient la réhabilitation. Son regard pénétrant qui a bouleversé le renégat se pose aussi sur nos consciences pour les convertir à lui et nous accueillir au prix de sa passion divine.
Pour commencer, retenons que le reniement de son disciple causa au Christ une humiliation indicible. Ceux qui, il y a quelques heures à peine, venaient de participer au repas pascal, anticipation du banquet du Royaume, venaient de l’abandonner. Aucun appui amical ne lui est offert. Simon, le fils de Jonas, l’abandonne aussi. De toute sa force, avec tout son cœur, il profère des jurons. Le serment de Pierre, comme celui de l’archiprêtre, s’oppose à celui du Christ. Ce serment accompagné d’imprécations cause la plus grande douleur au Seigneur.
Il existe deux types de reniements, l’un sans serment, l’autre avec. Si Pierre avait simplement renié son Maître, la douleur n’en aurait pas été si terrible. Mais il oppose au Christ un serment qui nie la mission même pour laquelle celui-ci s’était incarné; il rompt radicalement; nie la raison d’être du Christ comme Sauveur et Médiateur; il nie sa mission divine, refuse le salut qu’il apporte, refuse de prendre part à la souffrance du Christ. Dans ce reniement est nié jusque le principe même de l’incarnation. C’est pourquoi ce serment de Pierre blesse Jésus de coups plus mortels que ceux du marteau qui, plus tard, enfoncera les gros clous dans la chair et la déchireront.
Pourquoi le récit du reniement est-il inclus dans l’histoire de la passion? Parce qu’à son tour, comme celui de la femme à la veille de la crucifixion oignant le Sauveur, il doit être raconté partout où l’Évangile sera annoncé.
L’homme de douleur, lui, ne puisera aucune force du repentir de Pierre. Car il traverse ce couloir de ténèbres lié, muet, incapable d’esquisser le moindre geste, totalement dépourvu de défense. Toute avenue pouvant lier son âme au cœur de Pierre est obstruée. Il porte sur lui la sentence de mort. Jésus ne s’approchera pas de Pierre par la voie ordinaire, il ne lui dira rien; il n’usera que du langage muet de son regard. Il a voulu et prévu que le coq chante, tout en tremblant sans doute à cet accomplissement. Il dirige son regard vers le ciel pendant qu’il le fixe sur Pierre. La providence divine se révèle toute-puissante au moment même où le Fils de Dieu apparaît comme la plus démunie de toutes les créatures qui peuplent l’univers. La providence du ciel offre au Christ l’occasion de faire quelque chose pour le renégat : la possibilité de communier avec celui qui le rejette. Le Christ tend tous les muscles de son âme et fixe Pierre de son regard divin pour l’attirer à lui.
Cette passion incomparable, le Christ l’a réellement vécue, holocauste total, non répétable sous aucune forme, ni symbolique ni historique, définitif pour le salut de Pierre comme pour le mien et pour le vôtre, sacrifice sanglant pour que ceux que Dieu a donnés au Christ ne périssent pas, même pas celui qui le récuse, l’injurie, le crucifie.
Comment exprimer notre reconnaissance à Dieu pour la déréliction totale de son Fils? L’isolement du Médiateur fait partie de sa mission rédemptrice. Les larmes de Pierre ne sont que le fruit de la passion. Dieu le fera sortir du palais pour priver le Sauveur de la vue des larmes de repentir, pour que celui-ci ne puisse trouver d’encouragement, afin que l’isolement soit total, jusqu’au bout.
Un jour, Simon Pierre retrouvera le Maître sur les bords familiers du lac. Le cœur déchiré, confus, d’une émouvante humilité, il confessera : « Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime… » (Jn 21.17). Mais hors du palais, il ne lui déclarera pas encore son attachement indéfectible.
Un jour, Jésus a dû dire à Pierre : « Arrière de moi Satan! » (Mt 16.23). Maintenant, passant près de Pierre, il sanctifie l’atmosphère polluée par les larmes de celui-ci. Il scelle son élection éternelle. Pierre, qui le renie, fait partie du troupeau dont aucune brebis ne sera perdue. Nous entendons Jésus dans les couloirs de la cour presque déclarer à Dieu : Je viens, ô Dieu, faire ta volonté. Je l’accomplirai jusqu’au bout. Je prononcerai le serment véritable qui anéantira toutes les imprécations maudites dont je fus la victime. Père, tu sais toutes choses; tu sais que j’aime aussi Simon fils de Jonas, mon disciple renégat…