Matthieu 5 - Heureux les doux - Troisième béatitude
Matthieu 5 - Heureux les doux - Troisième béatitude
« Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre! »
Matthieu 5.5
C’est dans l’empire des Césars, au sein d’une société éprise de force brutale, cyniquement dure pour les faibles et insensible aux gémissements des opprimés, qu’a retenti pour la première fois cette troisième béatitude.
C’est au sein d’une société devenue un enfer de rivalités féroces, de compétitions acharnées et de conflits incessants qu’elle retentit encore. Parmi les caïmans aux appétits féroces, parmi les arrivismes sans pitié, là où il semble que personne ne fait de cadeau à personne, ni grand ni petit; là où les pièges, les embûches et les traquenards sont des armes quotidiennes et omniprésentes, l’absolu de la troisième béatitude brave les opinions reçues et se dresse devant les préjugés séculaires.
Le leitmotiv de l’homme moderne est le succès, du succès à tout prix. Tout doit s’incliner devant lui, fut-il obtenu par la violence et la ruse. Le reste importe peu. On pousse des coudes pour arriver, coûte que coûte… On nous rapporte que Mussolini aurait dit qu’il préférait vivre un seul jour dans la peau d’un loup que cent ans dans celle d’un mouton…
Mais les victoires des violents ne sont jamais que des succès éphémères. S’ils gagnent une bataille, c’est pour perdre la guerre. Ce sont les justes qui demeureront à jamais. Les ennemis des débonnaires ressemblent à de beaux et verts pâturages, mais ils brûlent aussitôt lorsque l’ardeur du soleil se fait sentir et s’évanouissent en fumée…
Que veut dire Jésus? Serait-il à ce point étranger au monde où il a vécu pour ignorer la loi de fer qui y règne? Les doux ou débonnaires auxquels il promet la béatitude et l’héritage de la terre ne sont pas des faibles, des êtres sans énergie ni caractère. Ils sont endurants. Ce sont des hommes et des femmes qui se dominent, qui demeurent calmes en dépit de tout et de tous. Leur âme respire la sérénité, mais ce ne sont surtout pas des résignés, pliant sous le poids de la fatalité dans une morne soumission et renonçant à la lutte.
Véritables entraîneurs, au lieu d’écraser les autres comme font les violents, ils ont une force tranquille qui ne plie pas devant l’iniquité. Le débonnaire évangélique, l’homme calme et généreux, n’a pas perdu sa faculté de s’indigner ni celle de combattre lorsqu’il s’agit de défendre l’honneur de Dieu. Il peut, à l’instar de celui qui est le débonnaire par excellence, Jésus-Christ son Seigneur, renverser les tables et les sièges des profanateurs confortablement installés dans le temple de Dieu. La douceur évangélique est une force et, selon l’Écriture, elle n’est pas la force qui broie et qui brise, mais la sereine puissance de celui qui conduit silencieusement le cours de l’univers et qui fait éclore dans le secret du cœur de la personne les richesses de la vie régénérée.
Mais où trouver une telle force? Rassurons-nous! Celui qui en fait une béatitude ouvre ses bras : « Recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11.29). C’est auprès de lui que nous pourrons apprendre cette douceur et l’acquérir. L’Évangile n’est pas un idéal merveilleux inaccessible, car le Christ nous fait vivre; parce qu’il donne l’ordre, il donne aussi l’exemple.
Voyez-le, le jour des Rameaux. Il fait son entrée dans la capitale de la Palestine monté sur un âne. La monture du Messie, Roi des Juifs, Prince de la paix, n’est pas un cheval, symbole de la conquête. Voyez-le dans le prétoire romain, couvert de crachats et de soufflets par la soldatesque. Il offre l’exemple de la douceur parfaite, qui accepte les mauvais traitements sans protester ni injurier. Au matin du Vendredi saint, Pilate l’expédie à Hérode le Tétrarque, le souverain édomite dont Jésus dépendait. « Hérode, avec ses gardes, le traita avec mépris; et après s’être moqué de lui et l’avoir revêtu d’un habit éclatant, il le renvoya à Pilate » (Lc 23.11). Le roi Hérode était convaincu d’avoir en face de lui un être inoffensif et insignifiant. Lui, comme Pilate, le gouverneur romain, faisait partie des grands de ce monde qui font trembler les simples mortels. Pourtant, leur force est assise sur des bases bien fragiles…
Enfin, la croix attend le doux par excellence; celui qui n’eut pas de place « où reposer sa tête » ni de propriété où reposer son corps mourra sur un poteau étroit… Lui, dont la Parole puissante avait créé les cieux et la terre, n’a pas réclamé pour lui un seul mètre carré. Même le tombeau où sa dépouille sera déposée, on l’a emprunté à un autre. Comment ose-t-il promettre que « les doux hériteront la terre »? Pourtant, la promesse est là : « Heureux les doux, car ils hériteront la terre. »
Oui, ce fut lui, le premier, à hériter la terre. Le troisième jour, il ressuscita. Et quand il se déclare le Seigneur de l’univers, il précise : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre » (Mt 28.18).
À présent, il nous rend bénéficiaires de sa victoire et nous fait ses cohéritiers. Être donc doux cesse d’être une affaire de tempérament pour devenir une question de foi. C’est aussi vivre dans l’attente en sachant que le futur lui appartient.
Le doux a toutes les raisons de rester patient; il supportera avec patience les épreuves les plus accablantes. Il ne pressera pas les choses de manière brutale pendant qu’il se trouve sous l’oppression. La béatitude que nous méditons n’est pas une leçon de morale, mais une Bonne Nouvelle, celle de la rédemption, de l’espérance qui endure, de l’amour qui donne la pulsion essentielle, de la foi qui s’aligne sur le projet de Dieu.
À cette seule condition la douceur évangélique deviendra une pratique vécue et recevra une double direction : vers Dieu tout d’abord, vers le prochain ensuite.
La douceur est d’abord humilité en face de Dieu, l’assurance que Dieu n’agit que selon ce qui est bon, sage et parfait. Mais elle est aussi direction vers l’homme, car elle ne nourrit pas de ressentiment. Entre les irascibles et les vindicatifs d’un côté, et les invertébrés sans caractère de l’autre, l’homme doux occupe une place à part. S’il se met en colère, il ne pèche point. Alors qu’il pourrait se montrer dur, il use de bonté. Il aurait des raisons pour se venger, mais il accorde un pardon généreux. Sa force accomplit l’œuvre d’un ange du Seigneur, non l’action mesquine du tyran.
Je n’ignore pas les questions dites pratiques, urgentes et actuelles, qui surgissent dans nos esprits à l’écoute de cette béatitude. Comment agir dans un monde de violence et d’agression, quelle appréciation porter envers les pacifistes et ceux qui se proclament non-violents? Faut-il renoncer à toute résistance au mal, ou bien, selon l’ordre biblique, laisser l’autorité civile exercer une force de répression légitime? C’est une question difficile et troublante. Mais je tiens à conclure en exprimant ma conviction que, à cause de leur foi en Jésus-Christ, ceux qui se disent pacifistes comme les partisans de l’usage de la force contre le mal peuvent devenir des véritables débonnaires. Que chacun d’eux agisse dans la liberté chrétienne et à la faveur du pardon acquis. Celui qui fut le parfait non-violent et qui détient la suprême autorité est le seul Juge. C’est à lui que nous rendrons des comptes. Mais c’est lui aussi qui a prononcé la promesse que nous venons d’entendre dans la troisième béatitude.