La responsabilité selon Calvin - Le devoir et la loi morale
La responsabilité selon Calvin - Le devoir et la loi morale
Préliminaires
Avant d’étudier comment la responsabilité est conciliable avec le déterminisme religieux de Calvin, nous croyons utile de préciser la notion de la responsabilité, afin d’éviter toute équivoque. L’homme, bien que déterminé, est responsable, c’est-à-dire que son péché, sa nature viciée et asservie au mal le rend digne de blâme et de mépris, de condamnation et de châtiment.
En d’autres termes, il y a un rapport de convenance entre les actes auxquels son instinct pervers le mène et les suites douloureuses qui en sont la conséquence. La condamnation qui atteint le pécheur est juste; elle lui est due, et le sentiment de réprobation, que provoquent ses penchants et ses actes, est légitime. Telle est la responsabilité que Calvin a voulu concilier avec son système. La ratification de cette sanction par la conscience de celui qui la subit suppose, non seulement le devoir, la loi imposée d’en haut, elle suppose encore le sentiment de l’obligation, le devoir reconnu comme tel par l’agent moral.
Or, le spiritualisme contemporain, comme l’ancien pélagianisme, affirme que là où le pouvoir n’existe pas, le devoir, ou tout au moins le sentiment de l’obligation ne sauraient exister1. Cet a priori repose, croyons-nous, sur l’ambiguïté et le vague des mots devoir et pouvoir. Les deux chapitres qui suivent exposeront le sens qu’attachait Calvin, et nous croyons que de cette simple exposition se dégagera la démonstration de sa thèse qu’on peut résumer dans cette phrase : déterminisme absolu et responsabilité complète.
Le devoir et la loi morale
La plupart des systèmes de morale qui ont à leur base l’hypothèse du libre arbitre, partant exclusivement de motifs tirés de la dignité humaine ou de l’arbitraire divin, éprouvent une très grande difficulté à conserver la notion du devoir, qu’ils ne peuvent maintenir sans faire perdre au mot qui la représente sa signification naturelle. Il arrive même parfois que, dans l’esprit de ceux qui sont soumis à l’influence de ces systèmes, le devoir devienne une sorte de consigne rébarbative, imposée du dehors ou qu’on trouve en soi, et à laquelle il faut se plier sans raisonner : « Le premier des devoirs, dit-on, est de croire au devoir », et il n’est pas permis d’examiner les fondements ni de discuter les titres de ce mystérieux motif, qui nous obligerait sans nous contraindre. Pour ceux qui l’admettent sans arrière-pensée, le devoir serait, au point de vue formel, un ordre, un impératif donné uniquement en vue d’être exécuté dans toute sa rigueur. Le commandement serait absolu et il ne dépendrait d’aucune considération tirée de motifs autres que lui-même. Mais ce caractère absolu qu’on prétend lui conférer n’est pas rigoureux, puisque, ne visant qu’à l’exécution, le devoir ne pourrait commander sans absurdité à des êtres conscients, mais incapables d’obéir. Il dépend donc, non seulement dans son contenu, mais aussi dans sa forme, du pouvoir de ceux à qui il s’adresse. Il est limité par leur puissance et n’est pas par conséquent universel. Au fond, cet impératif prétendu absolu n’est qu’un impératif hypothétique : « Obéis, dit la loi. » — « Oui, si je le puis », est en droit de répondre celui à qui l’ordre s’adresse. Et qu’on y prenne garde, l’impératif même absolu n’implique pas l’existence réelle du libre arbitre, mais seulement que le libre arbitre doit exister pour que le devoir ainsi conçu ne soit pas une bizarrerie de notre nature.
Ainsi, bien loin de donner au devoir une majesté que, prétend-on, le déterminisme ne saurait lui conférer, les doctrines de la liberté aboutiraient à en rabaisser le contenu au niveau de l’effort humain, qui est au moins extrêmement faible. C’est un péril auquel elles n’ont pas toujours échappé. Calvin a dû s’insurger contre la prétention des théologiens catholiques de faire des commandements « que notre Seigneur a baillés, tant aux juifs qu’aux chrétiens, touchant de ne point appéter vengeance et d’aimer nos ennemis », des conseils évangéliques qui n’obligent que ceux qui le veulent; « ils allèguent la raison pourquoi ils ne les reçoivent point pour préceptes, c’est à cause qu’ils sont trop griefs et difficiles, même aux chrétiens qui sont sous la loi de grâce2 ». Elles peuvent même renfermer un danger grave encore : celui de supprimer le devoir, au nom duquel on prétend les maintenir coûte que coûte. C’est du moins la conséquence qu’en tire pour son compte M. J. Weber, quand il écrit ces lignes qui surprendront certainement sous la plume d’un défenseur du libre arbitre :
« Le phénomène, objet de science, pure abstraction, obéit vraiment à ces lois nées au terme de son histoire, et qui ne sont autre chose que la constatation de cette forme définitive acquise par un long travail; mais l’acte nouveau, libre, indépendant, antérieur à toute loi, dégagé de toute règle, sous quelle nécessité l’enchaîner3?, la moralité d’un homme, ce n’est que son impuissance à se créer une conduite personnelle, […] nous appelons bien, ce qui a triomphé, […] le succès, pourvu que le vaincu soit bien vaincu […] justifie tout.4 »
Calvin a très nettement signalé le défaut capital des anciennes théories du devoir : « ils [les philosophes] ne montent jamais plus haut que d’exposer la dignité naturelle de l’homme, quand il est question de lui montrer quel est son devoir5 ». Ce procédé ne pouvait convenir à un système dont la tendance fondamentale est d’affirmer l’indignité profonde de l’humanité, et de mettre Dieu à l’origine et au centre même de toute activité spirituelle. D’autre part, son horreur pour le scotisme empêchait Calvin de présenter le devoir comme la loi despotique du hasard déifié; aussi, devait-il fonder le devoir sur la volonté divine, pour rester dans la ligne générale de son système; mais pour n’en pas fausser l’esprit et pour conserver au devoir sa valeur éthique, il faut donner à cette loi le caractère d’une fin rationnelle, qui en expliquât et en justifiât la nécessité logique; enfin, il fallait que, dans sa conception de l’obligation, rien n’impliquât l’existence du libre arbitre, puisque, pour Calvin, l’homme est à la fois obligé et naturellement incapable de satisfaire à son devoir, par suite de sa corruption radicale. La solution du réformateur est d’une grande clarté. Elle est déjà exposée tout entière, en 1536, dans quelques lignes qui précèdent son explication du décalogue, dans la première édition de l’Institution; et dans les deux premières questions de son second Catéchisme (1541), Calvin a posé et résolu le problème en des termes aussi élevés qu’ils sont simples.
« Quelle est la principale fin de la vie humaine? — C’est de connaître Dieu6. — Pourquoi dis-tu cela? — Parce qu’il nous a créés et mis au monde pour être glorifié en nous. Et c’est bien raison que nous rapportions notre vie à sa gloire, puisqu’il en est le commencement.7 »
Calvin identifie ainsi la loi morale avec l’ordre divin, mais cet ordre est fondé en raison, ce qui lui donne un caractère éthique8. En effet, c’est à Dieu que nous devons la vie, puisque nous la tenons de lui, et comme elle lui appartient, nous sommes dans l’obligation de la lui consacrer tout entière, par le fait même qu’il nous l’a prêtée en vue de cette fin.
« Et de fait, comment Dieu nous peut-il venir en pensée, que nous ne pensions quant et quant, vu que nous sommes sa facture et que de droit naturel et de création nous sommes sujets à son empire, que notre vie lui est due, que tout ce que nous entreprenons et faisons se doit rapporter à lui.9 »
« Maintenant, il est aisé d’entendre que c’est qu’il faut apprendre de la loi : c’est à savoir que Dieu, comme il est notre créateur, aussi à bon droit tient envers nous le lieu de Seigneur et Père, et qu’à cette cause nous lui devons rendre gloire, révérence, amour et crainte. Par ainsi que nous ne sommes pas libres pour suivre la cupidité de notre esprit partout où il nous incitera. Mais que du tout dépendons de notre Dieu et devons nous arrêter seulement en cela qu’il lui plaira. Davantage que justice et équité lui sont plaisantes, au contraire, iniquité abominable. Par quoi, si nous ne voulons d’une perverse ingratitude nous détourner de notre créateur, il nous faut toute notre vie aimer justice et appliquer notre étude à icelle.10 »
Et voici la conclusion naturelle que Calvin est amené à tirer de ce principe : « Puisqu’ainsi est, il s’ensuit que notre vie est malheureusement corrompue, sinon que nous l’adonnions à son service : vu que c’est bien raison que sa seule volonté nous serve de loi. » En effet, la raison est nécessairement conduite à inférer du fait évident que notre existence ne nous appartient pas, et qu’elle est la propriété de celui qui en est l’auteur, l’idée que celui qui agit conformément à la volonté du Créateur ne fait que payer une dette, que s’acquitter de ce qu’il doit dans le sens propre du terme, et que celui qui ne le fait pas, pour une raison ou pour autre, ne satisfait pas à son obligation et commet une injustice en frustrant Dieu de ce qui lui est dû, tandis que le premier n’est que le serviteur inutile de la parabole :
« ès peines qu’il dénonce, il apparaît combien il est d’une grande pureté, vu qu’il ne peut souffrir iniquité. […] D’autre part aux promesses […] est démontrée une merveilleuse bénignité. Car vu que nous et tout ce qui est nôtre sommes obligés à sa majesté, à bon droit tout ce qu’il requiert de nous, il le demande comme ce qui lui est dû. Or, le payement d’une telle dette n’est pas digne de rémunération aucune.11 »
Ainsi, l’obligation de renoncer à soi et de se consacrer à Dieu résulte du fait que notre vie ne nous appartient pas :
« Nous ne sommes point nôtres : pourtant que notre raison et volonté ne domine point en nos conseils, et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nôtres, ne nous établissons donc point cette fin de chercher ce qui nous est expédient selon la chair; nous ne sommes point nôtres, oublions-nous donc tant qu’il sera possible, et tout ce qui est à l’entour de nous. Derechef nous sommes au Seigneur, vivons et mourons à lui. Nous sommes au Seigneur, que sa volonté donc préside en toutes nos actions. Nous sommes au Seigneur, que toutes les parties de notre vie soient référées à lui comme à leur fin unique.12 »
Nos devoirs envers les autres hommes n’ont pas d’autre fondement. Nous ne leur sommes obligés qu’en tant qu’ils sont les représentants et les substituts de Dieu, en sorte que le bien que nous leur faisons est fait à Dieu lui-même.
« Le Seigneur commande sans exception de bien faire à tous : desquels la plupart sont indignes, si nous les estimons selon leur propre mérite. Mais l’Écriture vient au-devant, en nous admonestant que nous n’avons point à regarder que c’est que les hommes méritent d’eux, mais plutôt que nous devons considérer l’image de Dieu en tous, à laquelle nous devons tout honneur et dilection. […] Si nous alléguons qu’il est contemptible et de nulle valeur, le Seigneur réplique nous remontrant qu’il l’a honoré en faisant en lui reluire son image. Si nous disons que nous ne sommes en rien tenus à lui, le Seigneur nous dit qu’il le substitue en son lieu, afin que nous reconnaissions envers icelui les bénéfices qu’il nous a faits.13 »
L’obligation, résultant de notre condition d’êtres créés, nul ne peut la nier sans nier sa propre raison, et l’insolvabilité éventuelle de celui qui est obligé ne change rien à la réalité du fait. D’autre part, comme le seul service raisonnable d’une créature, la fin rationnelle de son activité est de mettre sa vie tout entière au service de Dieu, celui-ci ne saurait demander moins, car il n’est pas permis de rabaisser à notre taille l’idéal moral qui est absolu comme Dieu.
Le commandement divin est donc véritablement un impératif catégorique et non un commandement hypothétique. En face du devoir, on n’a pas le droit de dire : oui, si je le puis; il faut s’en acquitter, et si on ne le peut par suite d’un défaut, d’un vice interne de sa nature, il faut donner raison à la loi contre la nature, proclamer la loi sainte et condamner la nature, qui n’est incapable de satisfaire au devoir que parce qu’elle est radicalement pervertie :
« et n’est point loisible à l’homme de s’excuser en tant qu’il n’a point la puissance et comme un pauvre detteur n’est pas suffisant à payer. Car il n’est pas convenable de mesurer la gloire de Dieu selon notre faculté, vu que quels que nous soyons il est toujours semblable à soi-même : ami de justice, ennemi d’iniquité : et quelque chose qu’il nous demande, vu qu’il ne peut rien demander que justement, nous sommes par naturelle obligation tenus d’obéir; ce que nous ne le pouvons faire, c’est de notre vice, car si nous sommes détenus, comme liés de notre cupidité, en laquelle règne péché, pour n’être libre d’obéir à notre Père, il ne nous faut pour notre défense alléguer cette nécessité de laquelle le mal est au dedans de nous et nous est à imputer.14 »
En effet, il ne vient à l’idée de personne de blâmer le fils d’un failli, né au sein de la misère, et par conséquent incapable, pour des raisons indépendantes de payer la dette de sa famille, tout le monde blâmera celui qui ne serait retenu que par des considérations d’intérêt personnel, par son avarice ou sa prodigalité. Or c’est précisément le cas de celui qui ne satisfait pas à son devoir; il a le capital : la vie, et s’il ne peut payer sa dette, ce n’est qu’à cause de l’égoïsme qui fait la trame de son être, et qui le pousse nécessairement à vouloir garder ce trésor pour lui ou à le dissiper misérablement au vent de toutes les séductions du péché.
Le devoir étant avant tout, pour Calvin, non un commandement dont il est toujours possible de mettre l’autorité en question, mais, comme l’indique le mot lui-même, une dette, une obligation dont les titres sont tels que nul ne peut la nier (car il est fondé sur un droit clairement perçu par la raison), on comprend aisément que la conscience de l’insolvabilité ou plutôt de l’incapacité morale où l’on se trouve de s’en acquitter, bien loin de détruire le sentiment de l’obligation, ne fait que le rendre plus douloureux, plus tragique, et partant plus profond. Car c’est notre propre raison qui, contrainte de confesser le fait brutal du devoir, du dépôt reçu et des droits évidents du déposant, imprime à cette notion le sceau de la nécessité et le caractère impératif qu’elle revêt.
D’ailleurs, cette nécessité est tout idéale : il faut pour que la raison, pour que l’instinct de justice que nous portons en nous soit satisfait, que le dépôt soit rendu et que Dieu obtienne ce qui lui appartient. Mais rien ne prouve que cet instinct sera plus fort que les autres. Il arrive même le plus souvent qu’il est contrarié et même dévié par les autres. Si le devoir est une dette, le commandement, la loi morale n’est que la mise en demeure de s’en acquitter.
Mais une telle mise en demeure n’est-elle pas absurde de la part de Dieu, qui sait que ceux à qui il l’adresse sont incapables d’y déférer? Oui, elle le serait, si elle n’avait pour but immédiat que de provoquer un effort reconnu d’avance impossible, et Calvin lui-même ne faisait aucune difficulté de reconnaître qu’une telle conception de la loi impliquait le pouvoir de l’accomplir.
« Certes, si l’Écriture n’enseignait autre chose, sinon que la loi est règle de vie, à laquelle nos œuvres doivent être compassées, j’accorderais incontinent sans difficulté à leur opinion. Mais puisqu’elle nous explique diligemment plusieurs et diverses utilités d’icelle, nous devons plutôt nous arrêter à cette interprétation qu’à nos fantaisies.15 »
Une telle mise en demeure peut avoir pour premier but de réveiller le sentiment de l’obligation, endormi au fond de la conscience, de rappeler le pécheur à une juste appréciation de son impuissance, et de créer ainsi en lui le sentiment du péché.
« Je confesse qu’il y a longtemps que c’est une chose vulgaire de mesurer les facultés de l’homme par ce que Dieu commande et que cela a quelque couleur de raison; néanmoins, je dis qu’il procède d’une grande ignorance. Car ceux qui veulent montrer que ce serait chose fort absurde si l’observation des commandements était impossible à l’homme usent d’un argument trop infime : c’est qu’autrement la loi serait donnée en vain. Voire, comme si saint Paul n’avait jamais parlé d’icelle. Car, je vous prie, que veulent dire ces sentences qu’il nous baille? Que la loi a été donnée pour augmenter les transgressions, que par la loi vient la connaissance du péché, que la loi engendre péché : qu’elle est survenue pour multiplier le péché. Est-ce à dire qu’il fallut qu’elle eût une correspondance avec nos forces pour n’être point donnée en vain? Plutôt saint Paul montre en tous ces passages que Dieu nous a commandé ce qui était par-dessus notre vertu pour nous convaincre de notre impuissance; […] pourtant qu’on ne s’arrête pas à cette proportion de nos forces avec les commandements de Dieu comme s’il eût compassé à notre imbécillité et petitesse la règle de justice qu’il voulait donner.16 »
D’ailleurs, le but pratique reste toujours la fin dernière et principale de la promulgation de la loi17. Mais elle n’est une règle de vie pratique et morale que pour ceux qui ont trouvé dans l’aveu de leur impuissance et le recours à la grâce et au pardon la force de l’accomplir dans une mesure qui sera d’ailleurs toujours imparfaite.
Nous disons règle morale, car si les irrégénérés peuvent trouver dans la terreur des menaces et de la sanction la force de s’y conformer extérieurement, il est bien évident qu’une telle obéissance n’a aucun caractère moral18.
On a objecté à Calvin que la loi ne pouvait pas être dans son système un motif d’action, parce que le dogme de la prédestination aboutissait logiquement à briser dans l’âme le ressort de l’activité et de la vie. À quoi bon s’évertuer à éviter un sort inévitable, si l’on est réprouvé; et si l’on est élu, pourquoi lutter contre le péché? Le pardon n’est-il pas définitivement acquis et le salut assuré?
« Les adversaires de la vérité usent encore d’une autre calomnie pour renverser la prédestination c’est que quand elle est établie, toute sollicitude et cure de bien vivre est abattue. Car qui sera celui, disent-ils, lequel oyant que la mort ou la vie lui est déjà décrétée par le conseil immuable de Dieu, n’ait incontinent cette pensée en l’entendement qu’il ne peut challoir comment il vive, vu que la prédestination ne peut être empêchée ni avancée par ses œuvres?19 »
Ce qui donne à cette objection une certaine force apparente, c’est qu’elle part d’un fait vrai et que Calvin constate sans détour :
« Cette allégation n’est point du tout fausse : car il y a d’aucuns pourceaux qui souillent la prédestination de Dieu de tels blasphèmes : et sous cette couverture se moquent de toutes admonitions et remontrances : Dieu sait bien ce qu’il a délibéré de faire une fois de nous. S’il a déterminé de nous sauver, il nous conduira à salut en son temps : s’il a déterminé de nous damner, nous nous tourmenterions en vain.20 »
Il y a donc des gens qui arguent de la prédestination pour demeurer dans le péché, c’est un fait incontestable. Mais leur raisonnement n’en est pas moins vicieux, puisqu’il est fondé sur une conception fausse de la prédestination : dire qu’il est inutile de lutter contre le péché, si l’on est élu, c’est faire abstraction de cette idée que l’élection a précisément pour but la sanctification, et c’est remplacer inconsciemment cette doctrine par une autre toute contraire. « Car combien ces deux choses sont-elles différentes? Ne se soucier de bien faire parce que l’élection suffit au salut : et que l’homme est élu, afin de s’adonner à bien faire?21 » Ceux qui argueraient systématiquement de leur élection pour vivre dans le péché « ne sauraient donner un plus grand témoignage de leur réprobation que celui-là22 ». Bien loin d’être un motif de relâchement, la prédestination est un stimulant à l’action, puisque ne pas agir serait se réprouver soi-même : « Si le but de notre élection est de saintement vivre, elle nous doit plutôt pousser et stimuler à méditer sainteté qu’à chercher couverture de nonchalance.23 »
Sans doute, le chrétien trouve la certitude de son élection dans sa vocation « qui consiste en la prédication de la parole et illumination du Saint-Esprit24 », et il lui suffit de savoir qu’il possède Christ pour savoir qu’il est prédestiné à la vie éternelle25, mais qui oserait affirmer qu’il a reçu Christ si sa foi demeure stérile? La foi justifiante, la foi des élus peut-elle demeurer sans agir?
« Il est impossible, répond Calvin, car croire en Jésus-Christ c’est le recevoir tel qu’il se donne à nous. Or, il nous promet non seulement de nous délivrer de la mort et remettre en la grâce de Dieu son Père par le mérite de son innocence : mais aussi de nous régénérer par son Esprit pour nous faire vivre saintement.26 »
Quant à ceux qui disent qu’ils lutteraient inutilement contre leurs penchants dans le cas où ils seraient réprouvés, ils altèrent également la vérité, en faisant une supposition aussi fausse qu’inadmissible. Il est faux de dire que les réprouvés puissent périr malgré eux et en dépit de leur volonté, puisqu’ils provoquent la colère de Dieu spontanément, et ont une affinité si naturelle pour le mal qu’un effort sincère vers le bien ne peut se concevoir en eux, « car d’où procéderait telle étude, sinon de l’élection de Dieu?27 »
Le dogme de la providence a fourni aux adversaires de Calvin matière à une autre objection, qui statuerait dans son système une contradiction irréductible en Dieu, puisque celui-ci veut le mal qu’il défend.
« Si la volonté de Dieu entre souvent en lutte contre son commandement, disait l’auteur des Calumniæ dans la plaquette que Calvin a publiée lui-même, comment peut-on savoir quand il veut ou quand il ne veut pas ce qu’il commande? Que si Calvin répond qu’il faut toujours suivre le commandement de Dieu, soit qu’il le veuille ou non, il s’en suit que Dieu veut qu’on résiste quelquefois à sa volonté, car s’il me commande de ne pas commettre adultère et que cependant il veuille le contraire, et que moi de mon côté je ne doive pas commettre adultère, je dois agir contre sa volonté. […] Dieu est un hypocrite, s’il commande une chose et s’il en veut une autre; il a du miel sur les lèvres et son cœur est plein de fiel. Si Calvin répond que Dieu a deux volontés contraires, l’une révélée dans ses commandements, l’autre cachée, on demandera à Calvin qui lui a révélé cette volonté secrète, car si Calvin et les siens la connaissent, elle n’est donc pas secrète, et s’ils l’ignorent, pourquoi en parlent-ils? Deux volontés contradictoires ne peuvent exister à la fois et sous le même rapport (semel) dans le même sujet. Or, vouloir une chose et ne pas la vouloir en même temps est contradictoire en soi. »
L’objection est spécieuse et, abstraction faite de la petite subtilité relative à la connaissance de la volonté secrète de Dieu, il faut convenir qu’elle est présentée avec beaucoup de force. Voici la réponse de Calvin dont nous n’avons pas trouvé de trace dans l’Inst., antérieurement à 1559.
Le réformateur montre qu’il n’a jamais enseigné que la volonté de Dieu entrât en lutte avec ses ordres; cela ne lui est jamais venu à la pensée « pas même en songe ». Malgré l’apparente contradiction qu’on aperçoit entre son conseil secret et sa loi, la volonté de Dieu est simple et unique; ce n’est que « per concessionem » qu’on peut parler d’une double volonté en Dieu. Les voies insondables de la providence et les ordres révélés de la loi divine s’accordent dans l’unité mystérieuse d’un dessin unique. Cet accord, la foi l’affirme, sans pouvoir l’expliquer; il lui suffit qu’il soit possible. Or, rien n’empêche que ce que Dieu défend de faire dans sa loi, il le veuille d’une façon différente et sous un autre rapport par son conseil inexplicable et incompréhensible. Dieu n’entre pas en lutte avec lui-même; mais il dépasse la mesure de notre entendement. Or, nul n’a le droit d’exiger que Dieu ne dépasse point notre pensée. On peut dire qu’il ne veut pas un acte mauvais, en tant qu’il viole et transgresse l’ordre saint qu’il a établi dans sa loi; mais en se servant des crimes des hommes pour exécuter ses jugements « Dieu ne s’acquitte pas malgré lui de son office de juge », et Calvin n’a pas de peine à trouver dans l’Ancien Testament, dans l’histoire de l’adultère d’Absalom par exemple28, la preuve scripturaire de cette doctrine, dont l’expérience lui donne la confirmation manifeste. En effet si Dieu voulait absolument et de la même manière que tous les hommes fussent purs, ils le seraient tous sans aucun doute, mais comme la pureté est un don de sa grâce, il faut bien admettre que ce qu’il ordonne dans sa loi, il ne le veut pas de la même façon qu’il ne veut ce qu’il accomplit par sa providence. On ne peut cependant l’accuser de duplicité, puisque dans sa loi, il exprime sa nature qui hait l’iniquité et aime la justice, et qu’il n’y a rien de contraire à cette justice dans sa volonté secrète par laquelle il dirige les pensées et les actions des hommes. Dieu peut en effet, sans se contredire, haïr le péché et pourtant le contraindre à se retourner contre soi-même et à exécuter les arrêts de sa justice.
Quant à l’objection qui consiste à dire que, si cette volonté est secrète et inconnue, on ne peut en affirmer l’existence, c’est un sophisme puéril et qui dépare l’argumentation de l’auteur des Calumniæ. Il est évident qu’on peut connaître l’existence d’une résolution sans en connaître le sens, et Calvin n’a jamais prétendu savoir ce que Dieu avait décrété dans chaque cas particulier. Il s’est borné à affirmer que rien n’arrive sans que Dieu ne l’ait décrété29.
Calvin aboutit ainsi au mystère, mais il évite certainement la contradiction où son adversaire prétendait l’enfermer. Que peut-il y avoir de contradictoire à ce que Dieu, afin de nous donner conscience de la distance qui nous sépare de l’idéal, nous fasse connaître par sa loi ce qu’il faudrait faire pour lui plaire, et que d’autre part il modère et dirige de telle façon l’âme humaine, qu’il ne sorte jamais rien de cette source impure qui puisse être nuisible à l’accomplissement de ses desseins mystérieux et à la manifestation de sa gloire? Rien, répondra-t-on peut-être, mais comment alors comprendre un Dieu qui châtie les crimes qu’il provoque lui-même, en endurcissant le cœur des réprouvés? L’existence de la loi et du sentiment de l’obligation se comprend peut-être dans le système calviniste, mais le châtiment infligé à l’homme ne paraît-il pas malgré tout une injustice révoltante? C’est à l’examen de cette objection que nous allons consacrer le chapitre suivant.
Notes
1. M. Fonsegrive fait exception à cet accord unanime. Il reconnaît avec la plus grande loyauté que le devoir peut très bien subsister dans le déterminisme et il s’efforce même de le prouver. Seulement il croit que la notion de responsabilité est décidément réfractaire et qu’elle ne peut demeurer intacte que si l’on admet le libre arbitre. Essai sur le libre arbitre, sa théorie et son histoire par George L. Fonsegrive, 2e partie. Livre I, ch. VI.
2. Inst., 2.8.56.
3. C’est nous qui soulignons.
4. J. Weber. Revue de métaphysique et de morale 551-553. Voir la réponse de M. Fouillée : « Les abus de l’inconnaissable en morale ». Revue philosophique, mai 1895.
5. Inst., 3.6.3.
6. Il ne s’agit pas ici d’une connaissance purement intellectuelle, mais d’une connaissance pratique, comme le prouvent les questions 6 et 7, et le ch. II du premier livre de l’Institution chrétienne, intitulé : « Que c’est de connaître Dieu et à quelle fin tend cette connaissance. »
7. Catéchisme de Genève. Opp. Calv., vol. VI, p 9.
8. « Quand on fait quelques lois, il faut donner ordre à ce qu’elles ne s’abolissent par mépris ou contemnement. Pour cette cause, le Seigneur au commencement [du décalogue], remédie à ce danger en pourvoyant que la majesté de sa loi ne soit pas contemnée [...] car il s’attribue le droit et puissance de commander, en quoi il astreint son peuple élu à la nécessité d’obéir [...]; sous le nom d’Éternel est signifié son empire et seigneurie légitime qu’il a sur nous. Car si toutes choses viennent de lui et consistent en lui, c’est raison qu’elles soient référées à lui. [...] Par ce mot donc il nous est montré qu’il nous faut soumettre au joug du Seigneur, vu que ce serait un monstre, de nous retirer du gouvernement de celui hors lequel nous ne pouvons être. » (Inst., 2.8.13).
9. Inst., 1.2.2.
10. Inst., 1.2.2. « Maintenant il est aisé d’entendre que c’est qu’il faut apprendre de la Loi : c’est à savoir que Dieu, comme il est notre Créateur, ainsi à bon droit tient envers nous le lieu de Seigneur et Père : et qu’à cette cause nous lui devons rendre gloire, révérence, amour et crainte. Par ainsi, que nous ne sommes pas libres poursuivre la cupidité de nostre esprit, par tout où elle nous incitera : mais que du tout dépendons de notre Dieu, et devons nous arrester seulement en cela qu’il lui plaira. D’avantage, que justice et droicture lui sont plaisantes : au contraire, iniquité abominable. Parquoi si nous ne voulons d’une perverse ingratitude nous détourner de notre Créateur, il nous faut toute nostre vie aimer justice, et appliquer nostre étude à icelle. » Inst., 2.8.2.
11. Inst. 2.8.4.
12. Inst., 3.7.1.
13. Inst., 3.7.6.
14. Inst., 2.8.2.
15. Inst., 2.5.7.
16. Gal. 3.19; Rom. 3.20; 7.7; 5.20. Inst., 2.5.6-7; 2.7.6.
17. « Le troisième usage de la loi qui est le principal et à proprement parler appartient à la fin pour laquelle elle est donnée, a lieu entre les fidèles au cœur desquels l’Esprit de Dieu a déjà son règne et sa vigueur, etc. » Inst., 2.7.12.
18. « Le second office de la loi est, à ce que ceux qui ne se soucient de bien faire que par contrainte, en oyant les terribles menaces qui y sont contenues, pour le moins, par crainte de punition, soient retirés [retenus] de leur méchanceté. » (Inst. 2.7.10).
19. Inst., 3.23.12.
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Congrégation sur l’élection éternelle. Opp. Calv., vol. VIII, p.107, où Calvin revient sur cette objection qu’il résout comme dans l’Inst.
23. Inst. Ibidem.
24. Inst., 3.24.2.
25. « Veux-tu savoir si tu es élu? Regarde-toi en Jésus-Christ, car ceux qui par la foi communiquent vraiment en Jésus-Christ se peuvent bien assurer qu’ils appartiennent à l’élection éternelle de Dieu, et qu’ils sont ses enfants. » Congrégation sur l’élect. étern. Opp Calv., vol. VIII, p. 114; Inst. 3.24.5.
26. Cat. de 1541. Opp. Calv., vol. VI, p. 49. Voir L’étude sur les rapports entre la justification par la foi et la sanctification, d’après Calvin. E. Gautier (thèse de baccal., Paris, 1895).
27. Inst., 3.23.12.
28. 2 Sam. 12.11. Voir 2 Sam. 16.20-22.
29. On trouvera dans le tome IX des Opp. Calv., p. 218 et 302. la discussion que nous avons résumée. Inst. 1.18.3. « Ce n’est pas à dire pourtant que la volonté de Dieu répugne à soi- même, ni qu’elle soit muable, ou qu’il fasse semblant de vouloir ce qu’il ne veut pas, mais sa volonté, laquelle est une et simple en soi, nous semble diverse, parce que selon notre rudesse et débilité de sens, nous ne comprenons pas comment il veut et ne veut point en diverses manières qu’une chose se fasse. » Il faudrait citer tout le paragraphe. Voir aussi 3.24.16.