Les débats christologiques modernes (10) - Débats relatifs à l'oeuvre du Christ
Les débats christologiques modernes (10) - Débats relatifs à l'oeuvre du Christ
Nous avons dit que le sacrifice de Christ à la croix est nécessaire pour la réconciliation. Thomas d’Aquin n’osait pas aller plus loin que de parler de « convenentia » au sujet de la croix, cependant il est plus près de nous que Duns Scot, selon qui le sacrifice de Christ comme tel ne suffirait pas à l’expiation des péchés. Par sa liberté souveraine, Dieu l’aurait cependant considéré comme suffisant. Occam et les nominalistes vont encore plus loin. Selon eux, il n’y aurait aucune nécessité pour le sacrifice de Christ soit en l’essence de Dieu, soit dans le péché. Dieu aurait choisi ce chemin vers notre salut sans qu’il y eût aucune nécessité. Cela serait uniquement fondé sur la volonté souveraine de Dieu. Ici, la liberté de Dieu est donc considérée comme un caprice.
Selon le luthérien Coccejus, pendant l’Ancien Testament, il n’est question que d’une « transmission » des péchés (« paresis »), tandis que la rémission des péchés (« aphesis ») ne pouvait avoir lieu qu’après la crucifixion de Christ. Il fait appel à Romains 3.25.
L’idée selon laquelle l’œuvre de Christ peut être conçue comme son offrande, dans laquelle il expie nos péchés en prenant sur lui notre culpabilité et en mourant à notre place, est combattue par les adhérents d’une conception du sacrifice de Christ qui s’oppose à la nôtre.
Un premier groupe dit que le Nouveau Testament ne parle du sacrifice de Christ que dans un sens figuratif : Lorsque le Nouveau Testament parle de l’œuvre de Christ comme d’une offrande, il s’agirait seulement de la consécration totale de Christ à Dieu. Il ne s’agirait donc pas d’un sacrifice expiatoire comme dans le culte de l’Ancien Testament, mais d’un sacrifice dans le même sens que celui des chrétiens qui se sacrifient à Dieu (Rm 12.1-2). Cette idée contredit surtout l’épître aux Hébreux qui considère très clairement le sacrifice de Christ comme l’accomplissement du sacrifice expiatoire dans l’Ancien Testament. Les passages suivants, ainsi que tous les passages qui parlent de la mort de Christ comme d’une rançon, sont également très clairs (1 Pi 1.18-19; 2 Pi 2.24; 1 Co 5.7; Jn 1.29,36).
Le second groupe pense que même l’Ancien Testament ne connaît pas l’idée du vicariat (substitution) dans le sacrifice. Ésaïe 53 ne voudrait parler que de la solidarité du Serviteur de l’Éternel avec son peuple. Il aurait participé aux conséquences de leurs péchés. Il n’y serait pas question du fait que le Serviteur ait pris sur lui les péchés eux-mêmes, la culpabilité de son peuple. Nous avons déjà réfuté une telle interprétation. De même, nous avons déjà réfuté la pensée selon laquelle les sacrifices de l’Ancien Testament ne fonctionneraient pas dans la réconciliation parce que le sang d’un animal prendrait la place de l’âme du sacrificateur, mais parce que le sang comme tel protégerait de la colère divine. L’Ancien Testament ne connaît pas cette théorie magique. Dans le Nouveau Testament, Hébreux 10.4 s’oppose très clairement à cette conception, ce passage disant que le sang comme tel ne peut pas protéger contre la colère de Dieu.
Les différentes conceptions de l’œuvre de Christ que l’on trouve dans la théologie peuvent être divisées en deux groupes : les conceptions subjectives et les conceptions objectives.
Les théories subjectives supposent que ce n’est que l’homme qui doit changer pour être réconcilié avec Dieu; les théories objectives enseignent que l’œuvre de Christ n’était pas seulement nécessaire pour mener les hommes à un changement de leurs pensées concernant Dieu, mais qu’elle était aussi nécessaire à cause du fait que Dieu ne veut aimer les hommes qu’en Christ mort et ressuscité pour eux. Nous parlerons d’abord des théories subjectives.
1. Théories subjectives⤒🔗
L’exemple classique de la théorie subjective est la conception d’Abélard (10e siècle). Selon lui, Christ nous sauve parce qu’il nous révèle l’amour de Dieu. Ainsi éveille-t-il en nous l’amour pour Dieu et la conversion. De cette façon, il nous réconcilie avec Dieu. La fonction de la croix serait uniquement de nous révéler l’amour divin. Cet amour ne reposerait en aucun sens sur la croix.
Les sociniens, premiers libéraux après la Réforme, ont combattu la doctrine de la « satisfactio vicaria » avec beaucoup de ferveur. Ils pensaient que Christ devait accomplir sur la terre uniquement une fonction prophétique. Il aurait été enlevé dans le ciel avant son activité publique (Jn 3.13,34; 6.20,62). Là, il aurait appris la vérité divine qu’il devait prêcher. Ainsi, Christ fut-il capable de perfectionner la loi par des commandements complémentaires. La récompense de l’obéissance à ces commandements serait la vie éternelle et la puissance sanctifiante du Saint-Esprit. La croix n’aurait rien à faire avec l’idée d’expiation. Elle aurait, comme la résurrection et comme toute la vie de Christ, le sens d’une confirmation de son enseignement. La croix serait seulement un exemple de persévérance et la résurrection une illustration de récompense à cette persévérance.
Christ aurait reçu la dignité royale après son ascension, comme récompense pour sa fidélité. Alors il pouvait aider les siens et leur donner l’immortalité. On parle de l’office royal de Christ en rapport avec cette possibilité d’aider les siens. On parle aussi de l’office sacerdotal de Christ. Cet office aurait été reçu par Christ après son ascension. L’exercice de l’office sacerdotal ne serait que la volonté de Christ de délivrer de la servitude et de la punition du péché par sa puissance royale ceux qui suivent son exemple. Il ne serait donc pas question de l’exercice d’une fonction sacerdotale par Christ pendant sa vie terrestre.
On combattait l’idée de la satisfaction vicaire surtout par l’argument que satisfaction et rémission seraient incompatibles. La satisfaction ne serait pas nécessaire, car Dieu pourrait pardonner à quiconque il veut. Elle serait impossible, car la culpabilité morale et les mérites moraux ne pourraient pas être transférés.
Par l’influence de la philosophie de Hegel, certains ont considéré la croix de Christ comme une illustration de la vérité générale que l’homme en tant que fils de Dieu ne peut rentrer qu’au travers de la souffrance. Nous trouvons donc ici l’idée panthéiste du Dieu souffrant dont nous avons parlé.
Schleiermacher croyait que Christ nous sauve en réveillant notre conscience de Dieu. Selon Schleiermacher, la conscience de Dieu de Christ lui-même était toujours parfaite. C’est pourquoi il vivait d’une manière sainte et il était toujours bienheureux. Si Schleiermacher parle de béatitude, il pense à cette paix que l’homme peut posséder dans un monde plein de misère à cause de sa communion avec Dieu. Christ voulait vivre en communion avec les hommes à cause de sa pitié profonde de notre culpabilité. Il a accepté la mort qui fut la conséquence du zèle qu’il prit à accomplir sa tâche. Il persévéra dans la communion avec Dieu jusqu’à sa mort. On ne devrait pas expliquer la crucifixion de Christ comme la substitution. Son œuvre messianique n’aurait pas été dirigée vers Dieu, mais uniquement vers l’homme.
Christ aurait sauvé les hommes par le fait qu’il les impressionne par son exemple et par son enseignement, mais surtout par l’influence mystique de sa personnalité. De cette manière, Christ aurait fait participer les hommes à sa conscience de Dieu. Ainsi les hommes connaissent-ils leur péché et rompent avec lui. Cela est appelé par Schleiermacher l’activité rédemptrice de Christ. Christ ne fait cependant pas seulement entrer les hommes dans la communion de sa sainteté, il leur donne aussi la participation à sa béatitude parfaite. Cette dernière activité de Christ est appelée par Schleiermacher son œuvre réconciliante. Christ exercerait encore aujourd’hui son influence par l’impression faite dans le monde par l’esprit qui vit dans l’Église.
A. Ritschl avait une conception qui ressemble beaucoup à celle d’Abélard. Christ nous réconcilie avec Dieu en éveillant en nous la foi. Ritschl préfère ne pas mentionner, comme le fait Abélard, l’amour comme le résultat de l’œuvre de Christ, mais la foi. Ainsi devient-il clair que Christ est reconnu comme supérieur à nous. Celui qui croit en Christ le reconnaît comme Seigneur et comme « Dieu ». Ritschl considère la mort de Christ uniquement comme la conséquence de sa fidélité à sa vocation, qui mena à un conflit entre Jésus et les pécheurs résistant à sa prédication du Royaume de Dieu. La mort de Christ ne change rien en ce qui concerne l’attitude de Dieu vis-à-vis de l’homme. Par l’influence éthique de Christ (Ritschl ne parle donc pas d’une influence mystique), les hommes reçoivent confiance en lui. Alors ils se défont de l’idée erronée selon laquelle Dieu serait en colère avec eux. Ils acceptent le pardon de Dieu et ils renoncent aussi de leur côté à l’inimitié contre Dieu.
Ceux qui défendent une théorie subjective de la réconciliation considèrent souvent la croix comme une manifestation de l’amour de Dieu. On trouve cependant aussi la conception selon laquelle la croix aurait une fonction pédagogique dans ce sens que Dieu veut montrer par la croix le caractère sérieux du péché. Cette dernière pensée est aussi trouvée chez Auguste Sabatier (19e siècle) : Dieu a montré par la croix le caractère sérieux de la loi morale et du péché. Ainsi a-t-il créé l’état de repentance dans les hommes. Cette repentance détruit le péché et les réconcilie.
2. Théories objectives←⤒🔗
Saint Anselme donne la conception suivante dans son livre Cur Deus Homo (« Pourquoi Dieu devint-il homme? ») : Les hommes ont violé par leurs péchés l’honneur de Dieu. C’est pourquoi Dieu demande soit la punition, soit une satisfaction. L’homme n’est pas capable de donner lui-même la satisfaction exigée. Mais c’est quand même lui qui doit la rendre. Dieu est le seul qui peut la rendre. C’est pourquoi il n’y a de rédemption que si Dieu devient homme. Cela est arrivé en Christ. Étant homme, Christ était obligé d’obéir à la loi de Dieu. Mais n’étant pas pécheur il n’était pas obligé de mourir. Il est mort pour nous. Parce que Christ était aussi Dieu, sa mort volontaire est une satisfaction suffisante pour nos péchés. Christ sauve les hommes par ses mérites.
Il est assez facile de trouver des points faibles dans la conception d’Anselme. L’idée selon laquelle le péché serait une violation de l’honneur de Dieu ne rend pas justice à la relation très spéciale entre l’homme et Dieu. C’est pourquoi on a pris plus tard l’habitude de parler du péché comme d’une violation de la justice divine. D’habitude, on a aussi corrigé la pensée d’Anselme selon laquelle Dieu demande une punition ou une satisfaction. Ainsi, on dit souvent que Christ a satisfait à la justice de Dieu en subissant la punition. Ajoutons encore que la théorie d’Anselme ne rend pas assez clairement ce que nous avons dit de l’unité des qualités de Dieu. Il ne devient pas suffisamment clair que la justice de Dieu est une justice par laquelle Dieu veut notre salut. La théorie ne fait pas assez comprendre pourquoi l’œuvre de Christ peut être utile pour les hommes. Pourquoi est-ce qu’il mérite quelque chose pour nous par son œuvre? Il n’est pas juste non plus qu’Anselme limite l’œuvre que Christ a faite pour nous à son obéissance « passive » et à sa mort. Cependant, tout cela ne doit pas nous faire négliger les grands mérites d’Anselme. Il insiste beaucoup sur la pensée biblique de la nécessité de la souffrance de Christ et aussi sur ce point très important qu’il n’y a pas seulement en nous, mais aussi dans l’essence divine, une raison pour laquelle Dieu ne peut nous adopter comme ses enfants que par Christ. Anselme montre aussi très clairement que Christ n’a pas seulement souffert par les conséquences de notre péché, mais qu’il a souffert parce qu’il a porté notre péché lui-même, notre culpabilité.
On peut dire que la conception « subjective » n’est plus en vogue aujourd’hui comme elle l’était pendant la période durant laquelle l’école libérale dominait la théologie. Plusieurs reconnaissent la nécessité « objective » de l’œuvre réconciliatrice de Christ. Cependant, ils critiquent souvent la pensée d’Anselme. Leur objection concerne aussi la conception des réformateurs que l’on identifie souvent presque avec celle de saint Anselme, bien que Luther et Calvin n’aient jamais défendu la théorie de saint Anselme. Ils ont même réfuté quelques idées d’Anselme qui, selon eux, conçoit la relation entre Dieu et l’homme trop comme la relation entre deux personnes privées, etc. Toutefois, les réformateurs savaient très bien que selon la Bible Dieu est aussi le sujet de cette œuvre, mais cela ne les empêcha pas de l’appeler aussi l’objet. Beaucoup de théologiens qui aujourd’hui reconnaissent la nécessité « objective » de l’œuvre de Christ pensent cependant que le fait que Dieu est le sujet de la réconciliation rend impossible la pensée selon laquelle il en serait l’objet. Ils réfutent donc l’idée d’Anselme disant que Christ en tant que le second Adam, en tant que le représentant des hommes, a « satisfait » Dieu par son obéissance passive et active.
C’est pourquoi on développe une idée de la réconciliation qui rappelle le théopaschitisme (la doctrine de la souffrance de Dieu) condamné au 6e siècle. Nous avons déjà dit que l’idée de la souffrance de Dieu fut trouvée dans la théologie sous l’influence de Hegel. Il semble que la conception d’un Dieu qui souffre avec les hommes était alors plus attrayante que celle d’un Dieu tout-puissant. Cette première conception semblait donner une réponse à des questions brûlantes quant à la théodicée.
On trouve maintenant de nouveau l’idée de la souffrance de Dieu dans la théologie continentale. Il ne s’agit pas de la souffrance de Dieu en général, mais de la souffrance de Dieu en Christ et en vue de notre réconciliation. On trouve l’idée de « Deum contra Deum » à propos de la souffrance de Christ, de Dieu qui porte lui-même notre culpabilité et notre punition, qui vainc sa colère en la subissant lui-même, etc.
Nous sommes contents naturellement que l’on reconnaisse le caractère objectif et sérieux de la colère divine. Mais notre objection est que l’on parle de Dieu lui-même quand on devait parler de Christ.