Marc 10 - La rançon
Marc 10 - La rançon
« Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. »
Marc 10.45
Jésus le Christ, le Sauveur du monde, est celui qui a fait cette déclaration. Elle dévoile à notre foi l’essence de sa mission rédemptrice. Elle nous fait enfin saisir aussi bien le mystère de sa personne que le secret de sa mission; elle nous place face à Dieu, expliquant le comment de notre salut. Parce que nous l’avons entendu parler ainsi, à la suite de saint Paul, son apôtre, nous pourrons témoigner : « Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2.20).
« Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Mc 10.45). Cette déclaration a retenti à des oreilles étonnées ou incrédules au début de la dernière semaine de sa carrière terrestre, qui a culminé dans sa passion et sa mort sur la croix. Tout au long de ces jours chargés d’événements exceptionnels, d’incroyables imbroglios et d’inhumaines intrigues, il offrait déjà sa vie en rançon. Il s’est délibérément livré, ainsi qu’il l’avait prédit, entre les mains des pécheurs. Ainsi débuta sa passion.
Jusque-là, il avait pris grand soin de préserver sa personne de la violence, la mettant à l’abri d’une arrestation prématurée et d’une mort certaine. « Car son heure n’était pas encore venue » (Jn 7.30; 8.20). Durant cette dernière semaine, il enseigna dans le parvis du Temple sans discontinuer; le soir, il se rendit au jardin dit des Oliviers pour y prier plus longtemps que d’habitude. Soulignons que, pour mener à bonne fin son ministère, en paroles et en actes, il s’est régulièrement livré à cette communion intime avec Dieu dans la prière. C’est là qu’il a puisé force et inspiration pour enseigner la vérité de Dieu, sans faux semblants et sans concessions : la parabole des méchants vignerons, celle des noces, des dix vierges, du jugement dernier, ses discours d’adieux… Même les « Malheur à vous scribes et pharisiens hypocrites » (Mt 23.13-15) n’ont pu être prononcés qu’à la suite de ces heures nocturnes passées à genoux devant le Père, son Père céleste. Mais pendant qu’il prononçait ses discours avec autorité, de manière magistrale, il était déjà en train de se livrer « en rançon pour beaucoup ».
Le Fils de l’homme, Jésus le Christ, a offert sa vie dans le Temple même où dominait sa voix et où il discourait comme personne ne l’avait fait avant lui. Il renonça à sa vie dans le jardin de Gethsémani, comme il la livra dans l’holocauste final, unique et définitif, sur le bois de la croix, afin d’accorder le salut à beaucoup, pour que l’Évangile puisse être désormais prêché jusqu’aux extrémités de la terre tous les jours, jusqu’à la fin des siècles.
C’est dans cette disposition d’offrande vivante, de sacrifice pur, qu’il s’apprêta, la veille de sa mort, à célébrer la dernière Cène; calmement, dans un ordre parfait, en prenant l’initiative, en donnant des instructions précises, en veillant sur le moindre détail. C’est avec une sollicitude touchante qu’il la prolongea au cours de la nuit; c’est avec une calme détermination qu’il officia pendant le repas pascal; qu’il prit le pain rituel azyme et déclarera l’inoubliable : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. […] Buvez-en tous, ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est répandu pour beaucoup, pour le pardon des péchés » (Mt 26.26-28). Émouvante soirée de célébration, en effet, dont le souvenir nous bouleverse chaque fois que nous en lisons le récit, chaque fois que nous la répétons en mémoire de son offrande parfaite. Cela se passa au cours d’un simple repas, pris en commun avec des amis, durant des heures que nul ne soupçonnait d’être décisives pour la destinée universelle, dans une chambre haute de l’antique ville de Jérusalem. Et pourtant, c’est là que se jouait le drame de la rédemption, là que l’Agneau de Dieu livra sa vie en rançon pour nous.
« Là-dessus, Jésus alla avec eux au lieu dit Gethsémané » (Mt 26.36). Il veilla à ce que ses amis s’asseyent pendant qu’encore une fois il livrait son terrible combat dans la prière. Il chercha pour eux une position confortable dans la nuit tourmentée, lui-même avançant d’un nouveau pas sur le chemin du sacrifice pour l’acte ultime. Il leur recommanda de veiller tandis qu’il s’apprêtait à livrer un combat gigantesque, hors de toute mesure humaine. Eux, ses amis, dont les paupières s’alourdissaient de sommeil, inconscients ou fragiles, étaient incapables de veiller un instant de plus durant une nuit qui, sans qu’ils le sachent, opérait leur salut. Jésus n’avait pas dormi depuis une semaine. Nuit après nuit, il s’était rendu au rendez-vous redoutable de la prière-combat, restant en agonie jusqu’à la fin. Ses amis les plus proches pouvaient-ils veiller avec lui? Ils ne le pouvaient; aussi leur accorda-t-il le repos : « À présent, dormez », leur dit-il, tandis que lui, il a veillé plus que ne veillent les veilleurs de nuit, alors que son âme était submergée par des torrents d’angoisse et que son agonie et la ferveur de sa requête le couvraient de sueur mêlée de sang.
Le sang salaire du péché. De mon péché; du vôtre. Sang imposé à cause de l’iniquité de tous. Jésus a bu le calice amer jusqu’à la lie; il ne faut point s’étonner que ses lèvres aient cherché à le repousser. Comment pouvait-il en être autrement? Cette coupe débordait de tout ce que le genre humain a, depuis ses origines, commis d’iniquité, d’injustice, de méchanceté, de crimes et de passions violentes, de haine et de jalousie, d’égoïsme mesquin et d’honneur et de pureté avilis. Tous nos péchés, des plus grands aux plus petits, remplissaient la coupe amère dont il a cherché à s’éloigner. Non seulement les péchés odieux qui nous révoltent, mais encore l’hypocrisie de nos cœurs et la tartufferie de notre religiosité. Notre désinvolture et notre infidélité, nos déloyautés et nos envies empoisonnées, nos ambitions coupables et notre stupide vanité, la bassesse de nos vengeances, chacun de nos reniements et nos abjectes trahisons. Toutes nos apostasies ont exigé cette rançon-là, rançon offerte par l’Agneau de Dieu, le Fils unique du Père, mon Sauveur et le vôtre.
Non, la coupe amère tendue à l’Homme de douleurs fut d’un contenu tout autre que les nôtres, même lorsque nous trouvons difficile de les vider. Cependant, il l’a bu jusqu’à la lie, car il avait pris résolument la décision « de se rendre à Jérusalem », non pour y être servi et pour y dominer, mais pour servir et pour y livrer sa vie comme la victime offerte « en rançon pour beaucoup ». Afin que, comme les disciples, nous entendions à notre tour le mot d’ordre divin : « Reposez-vous à présent » (Mc 14.41). Oui, reposez-vous en la grâce, réconciliés avec Dieu, héritiers de la vie éternelle, selon l’espérance qui ne trompe et ne confond pas.
Vint ensuite, lisons-nous, la bande des gendarmes et des bourreaux, comme si on cherchait un malfaiteur de droit commun et non l’offrande sacrificielle, l’Agneau sans tache. Juifs et Romains se rendirent au lieu désigné pour l’arrêter et l’enchaîner. Jésus les attendait et leur fit face : « J’étais tous les jours avec vous dans le temple et vous n’avez pas mis la main sur moi. Mais c’est ici votre heure et le pouvoir des ténèbres » (Lc 22.53). Son attitude disait : « Me voici, je me livre, c’est moi Jésus. Laissez ceux-ci s’en aller. Nul ne peut m’accompagner, nul ne peut partager ma passion, subir la colère divine, descendre en enfer, mourir d’une mort vicariale. Je suis l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, et nul autre; je suis l’homme providentiel pour l’évangélisation du monde, non vos religieux usurpateurs. »
Toi, officier romain, sais-tu que tu as arrêté l’Agneau de Dieu qui vint ôter les péchés du monde? Et vous, lâches subordonnés, savez-vous que c’est votre Messie, le Serviteur souffrant que vous avez enchaîné? Judas Iscariote, te rends-tu compte que tu as livré un homme innocent?
À tout ce malheur est venu s’ajouter celui du pitoyable reniement de Pierre, son disciple et ami. Tandis que les autres l’ont abandonné, Pierre l’a suivi jusque dans la cour officielle. Pour y faire quoi? Était-ce pour le défendre, témoigner en sa faveur? Plaider sa cause? Déclarer urbi et orbi qu’il était « le Fils du Dieu vivant » ainsi qu’il l’avait confessé? (Mt 16.16). Ou bien tirer son épée et briser la corde de ses poignets? Non, hélas!, non. Pauvre Pierre, paniqué et lâche, qui éructa misérablement : « Je ne connais pas cet homme! » (Mt 26.72).
Mais le regard divin se tourna vers lui, inattendu, surprenant, tendre, pardonnant, afin de le ramener à la réalité et de l’inviter à la repentance; il avait déjà prié pour Pierre, pour son disciple renégat, pour sa conversion. Aussi, nous lisons qu’étant sorti, Pierre versa d’amères larmes de repentir (Mt 26.75).
Jésus avait promis que « les portes du séjour des morts ne prévaudront pas contre l’Église » (Mt 16.18). À présent, ces portes mêmes s’ouvraient béantes comme la gueule d’un monstre, prêtes à l’engloutir. L’enfer existe, Jésus l’a rencontré. Seul. Le premier. Il le subit sur son âme et son corps en a porté les morsures. L’enfer, il l’a vécu devant les chefs religieux juifs, sous les crachats de la soldatesque romaine, qui le revêtit de pourpre et plaça une tressée d’épines sur sa tête et un bâton ridicule en guise de sceptre, emblèmes dérisoires de la royauté terrestre que Jésus avait refusée. Pilate, le procureur romain, participa lui aussi à cette immonde mascarade de procès, tandis que la populace enragée hurla son diabolique : « Crucifie-le! […] Nous n’avons de roi que César! » (Jn 19.15); César l’occupant étranger, l’oppresseur des Juifs…
L’enfer continuait à cracher son fiel et à déverser son soufre, tandis que le Père céleste, le Dieu de l’univers et Seigneur de l’Alliance, semblait rester immobile et distant. Lui, qui est le Juge de toute la terre, pourquoi se taisait-il? Non seulement il n’intervint pas pour arrêter cette ignominie, mais il semblait encore être le complice des bourreaux, de ce monstrueux sacrifice du seul Innocent qui ait marché sur la terre. Car ce sacrifice, il l’a voulu; il a chargé le Fils de devenir la victime expiatoire, il a demandé à son Fils de donner sa vie en rançon pour la rémission des péchés des hommes. Pourquoi, me demanderez-vous? La réponse nous devons la chercher en nous-mêmes, dans ce que nous avons causé comme dégâts, achevé comme forfaits. Car ce sont nos actes qui ont exigé une rançon aussi exorbitante; ce sont nos péchés dont il s’est chargé, ce sont nos iniquités qu’il a portées, c’est à cause de nos transgressions qu’il fut frappé.
C’est nous qui méritions ce traitement, mais il s’est substitué à nous. Toutes nos indignités, malices, duplicités, agressivités meurtrières. Tous nos égoïsmes, avarices, mensonges. Si nous devions regarder en face et voir tous ces péchés tels qu’ils sont en réalité, tels que Dieu les voit, nous ne pourrions pas en soutenir la vue; pas même un instant. C’est leur somme qui a valu ce châtiment au Fils de l’Homme, à l’Innocent. Si l’explication ne vous convient pas, alors je crains que vous ayez définitivement manqué le mystère de Jésus le Christ.
Enfin le voici : Ecce Homo, l’homme, qui fut livré finalement entre les mains des bourreaux qui le clouèrent sur le bois du supplice infamant. La crucifixion était le plus cruel des châtiments, celui que les Romains avaient adopté comme instrument pour les exécutions capitales. Durant les cinq siècles de la domination impériale, on ne put dépasser un tel supplice.
Tandis que l’instrument de torture se levait lentement, dressé entre ciel et terre, son corps se rompit brutalement en mouvements convulsifs, ses membres se disloquèrent, chacun de ses os sortit de ses jointures. Quand les marteaux déchirèrent ses muscles et les clous enfoncés le torturèrent, Jésus intercéda : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font! » (Lc 23.34).
La croix du Calvaire fut l’autel où la victime expiatoire fut entièrement livrée pour être consumée en holocauste, le vrai, celui du Fils unique de Dieu, consenti et offert pour le salut des hommes. L’unique qui mérite ce nom, car il est le seul qui remet nos péchés et qui efface chacune de nos transgressions.
Le fils de l’homme et de Dieu s’est plaint : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46). Et le drame de la rédemption s’acheva par son abandon entre les mains de ce Père. En effet, tout était alors accompli. « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Lc 23.46).
« Pourquoi m’as-tu abandonné? » À présent, vous et moi en savons la raison. Aussi, avec l’apôtre Paul, nous pourrons confesser : « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est donné lui-même pour moi » (Ga 2.20). Oui, en effet, Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu, tu as livré ta vie en rançon pour la rémission de mes péchés!