De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles
De l’impulsion donnée par le calvinisme à l’étude des sciences physiques et naturelles
Nous nous proposons de montrer comment le calvinisme a favorisé chez ses adhérents l’étude scientifique des disciplines qui ont pour objet la connaissance des phénomènes de la nature.
L’idéal serait qu’un tel sujet fût traité par un homme auquel les détails de l’histoire des sciences et les traits caractéristiques de la pensée calviniste seraient également familiers. La pénurie relative en hommes du calvinisme français, encore à l’aurore de sa renaissance, et aussi les nécessités modernes de la division du travail, vous forceront à vous contenter de l’essai d’un spécialiste de la théologie réformée, qui n’a d’autre prétention scientifique que celle que doit pouvoir revendiquer un homme qui a reçu la culture générale précédant obligatoirement la spécialisation universitaire, et qui a fait effort pour se tenir au courant.
Aussi bien, puisqu’il ne s’agit pas d’étudier l’influence de la science sur la théologie, mais, au contraire, de rendre compte des possibilités qu’une théologie particulière ouvre à l’étude des sciences, c’est surtout la connaissance précise et approfondie de cette théologie qui importe en toute première ligne.
Nous ne nous attendons pas à ce qu’on nous oppose une sorte de question préalable à la tentative d’établir un rapport causal quelconque entre l’apparition d’une pensée théologique nouvelle et l’attitude de ses adhérents à l’égard de la pratique des disciplines scientifiques.
La religion exerce une influence trop profonde sur la formation de la sensibilité et de l’intelligence humaines, et l’évidence de cette influence est trop éclatante pour qu’il soit possible d’en nier a priori l’action sur les dispositions intellectuelles du croyant qui étudie les sciences.
On pourrait penser, il est vrai, qu’une réforme portant sur quelques points de détail du dogme, mais qui laissa intacte la conception fondamentale du surnaturel chrétien et du géocentrisme biblique, n’a pas dû sérieusement modifier les vues scientifiques de ses adeptes.
Mais nous espérons que ce travail fera voir que le calvinisme est toute autre chose que la simple protestation théologique contre les doctrines romaines sur la justification, la prédestination, les sacrements, le culte des saints et de leurs images, la hiérarchie sacerdotale et la pompe des cérémonies religieuses.
En réalité, le calvinisme est un principe universel étendant son influence sur toutes les sphères de l’activité humaine; un esprit nouveau qui rompt en visière avec ce qui fait l’essence de la tradition médiévale supranaturaliste en même temps qu’il prépare les voies à la réaction contre le naturisme rationaliste qui atteignit son apogée au sein même de la théologie protestante durant le XIXe siècle.
Il est pourtant une objection préjudicielle qu’il importe de résoudre pour éviter tout malentendu. Calvin, nous dit-on, est étranger à la nature. Il n’a pas un regard pour elle. Il n’en a qu’une connaissance livresque. Pas de trace, dans sa volumineuse correspondance, d’émotions éprouvées devant le spectacle qu’elle déroulait autour de lui. Il ignore le livre de Copernic paru en 1543 en Pologne et partage toutes les erreurs scientifiques des hommes de son temps. Il croit que la terre est le centre de l’univers et s’il eut connu l’ouvrage de son illustre contemporain, il l’aurait sans doute condamné comme le firent plusieurs de ses disciples. Quelle différence avec Rabelais, qui veut une éducation encyclopédique pour son élève et qui vit en contact immédiat avec la nature! Calvin, lui, n’y voit qu’une « effigie » de Dieu.
Nous venons de résumer le jugement, à notre sens empreint d’une certaine injustice, de l’illustre historien que fut Imbart de la Tour.
C’est entendu, Calvin ne fut ni un préromantique comme Rousseau, ni un astronome comme Copernic, ni un médecin comme Rabelais. Érudit autant qu’homme de son temps dans les littératures de l’antiquité, savant juriste, théologien et exégète de génie, écrivain d’une fécondité prodigieuse, réformateur portant sur ses frêles épaules le souci des destinées d’une œuvre gigantesque, où les détails innombrables et souvent mesquins, d’autres fois poignants, se mêlent aux résolutions décisives qui engagent le sort de la cause tout entière. Calvin n’est pas à l’affût des dernières nouveautés scientifiques en librairie. Quant à dire qu’il eût condamné le livre de Copernic, s’il l’eut connu, ce n’est pas faire de l’histoire. C’est tomber dans la prophétie conjecturale et c’est faire un procès de tendance. Des disciples de Calvin ont condamné la cosmologie copernicienne, comme Rome a condamné Galilée. Soit! Mais eux, du moins, ne se prétendaient pas infaillibles et d’autres disciples de Calvin ont été parmi les premiers théologiens à reconnaître et à défendre cette cosmologie.
Écrivant à ses amis sur des sujets précis ou pour les consoler, à tel prince pour le reprendre dans sa conduite, à tel autre pour le conseiller dans l’œuvre réformatrice, à des Églises pour les exhorter, à des martyrs pour les fortifier, Calvin avait autre chose à faire qu’à se livrer à des descriptions sentimentales sur les beautés de la nature.
Avec autant d’éloquence que Rabelais, Calvin loue l’excellence de l’étude des sciences de la nature1. Avec une bien autre autorité que lui, il la défend contre l’obscurantisme « d’un tas d’esprits fantastiques qui crient à l’encontre de tous arts libéraux et honnêtes sciences, comme si elles n’étaient propres sinon à rendre les hommes orgueilleux, et n’étaient point moyens et instruments très utiles tant à la connaissance de Dieu qu’à la conduite de la vie commune2 ».
Bref, si Calvin n’a pas cultivé lui-même les sciences de la nature, c’est qu’il croyait que chacun ici-bas a sa vocation. Il avait conscience de sa vocation de réformateur. Imbart de la Tour le reconnaît et serait même tenté de lui en faire un reproche. La seule science à laquelle il eut conscience de devoir se consacrer, c’est l’exégèse où il excella. « Combien qu’après la charge de mon office il ne me reste guère de temps, néanmoins, tel qu’il sera, j’ai délibéré de l’employer à cette façon d’écrire.3 »
Calvin, qui est prédestinien, croit que chacun doit suivre l’appel d’en-haut. Nous verrons comment sa religion peut concilier l’idéal de perfection chrétienne avec la vocation séculière du savant qui donne aux sciences naturelles le temps que Calvin réservait à l’exégèse. En attendant, le malentendu que nous redoutions est évité. Il doit être bien compris que le calvinisme ne poussera pas tous ses adeptes instruits à devenir des physiciens ou des géologues. Dieu assigne à chacun sa tâche. Ce que nous entendons montrer en premier lieu, c’est que le calvinisme est très propre à éveiller une réelle passion pour les sciences physiques et naturelles chez le croyant qui a la vocation sans le savoir encore.
Calvin, nous dit-on, ne voit dans la nature qu’une « effigie » de Dieu. Oui, mais précisément ce qu’il voit dans la nature, c’est Dieu. Il n’est rien de si petit en quoi ne scintille quelque rayon de la gloire de Dieu4 et l’agencement de l’espace étoilé nous révèle sa sagesse et sa puissance.
Le croyant, instruit par les Écritures, et lui seulement, peut épeler dans le grand livre de la nature les « noms » (les perfections) de Dieu. C’est là qu’il les trouvera, et non dans les spéculations de son cerveau.
« Parce qu’il s’est manifesté à nous par ses œuvres, il faut qu’en icelles nous le cherchions (Ps 104; Rm 1.20). Car notre entendement n’est pas capable de comprendre son essence. Mais le monde nous est comme un miroir, auquel nous le pouvons contempler selon qu’il nous est expédient de le connaître.5 »
Aussi la contemplation des œuvres de Dieu fait-elle partie de la sanctification du dimanche6. On sait qu’en raison de sa doctrine de la providence, Calvin voit, dans la vie et dans « tout le cours de la nature », le résultat de l’action créatrice de Dieu qui « besogne toujours ». Le Catéchisme de Genève est plein de cette pensée.
Or, le catéchisme, destiné à l’enseignement populaire, était entre les mains de tous, dans la mémoire de tous. Qui pourra mesurer la répercussion d’un tel enseignement dans une âme religieuse d’enfant, précisément dans la mesure où elle sera ouverte au souffle de l’émotion religieuse et saisie du sentiment de la majesté de Dieu? Le préjugé populaire d’après lequel ce serait s’abaisser que d’arrêter son attention sur des êtres créés à une échelle beaucoup plus petite que la nôtre et sans utilité directe pour nous est coupé à sa racine. La vocation scientifique peut éclore et s’épanouir en fleurs magnifiques.
Ceux qui veulent se rendre compte des rapports du sentiment religieux avec la vocation de l’observateur de la nature trouveront des exemples dans la Gloire de la Terre de Termier, et dans certaines pages de Fabre. Ces savants n’étaient pas calvinistes, loin de là. Aussi bien ne revendiquons-nous pas pour le calvinisme le privilège de l’exclusivité en matière de vocation scientifique.
Mais Bernard Palissy, à la fois savant et artiste, le voyageur Jean de Léry, et Ambroise Paré, furent des huguenots et plus tard Bacon de Verulam, le géographe Peper Plancius, Huyghens et Denis Papin, le savant et pieux Euler, Robert Boyle, et plus près de nous, le célèbre géologue J.-D. Dana, et lord Kelvin, furent élevés à l’école de Calvin et témoignent en faveur de sa fécondité scientifique.
Malgré ces exemples, on nous objectera que si le disciple n’a pas l’âme religieuse, l’enseignement catéchismal sera stérile, et que, dans le cas contraire, il se détournera presque nécessairement des études « profanes » pour se vouer à la théologie et à la prédication, pour peu qu’il soit intellectuellement doué. C’est en effet ce qui se produit généralement dans les milieux protestants plus ou moins animés de l’esprit de piétisme. Chez les catholiques aussi, il est rare qu’une âme ardemment religieuse cherche ailleurs que dans l’apostolat ou la vie contemplative du cloître la satisfaction de son désir de perfection chrétienne. Les études « profanes » seront le lot de ceux dont la piété n’aspire pas à sortir du siècle ou de quelques ordres religieux, où les sujets doués se vouent aux études scientifiques. Ceci par obéissance… quand ce n’est pas par désir d’éviter les questions qui pourraient les mettre en conflit avec l’autorité de la congrégation de l’Index.
Mais l’objection ne tient pas compte de ce fait que, pour le calvinisme, il n’y a rien de profane que le mal. Contrairement au catholicisme, qui veut que la grâce s’oppose à la nature en l’élevant dans le domaine surnaturel, le calvinisme ne l’oppose qu’au péché et ne lui assigne d’autre rôle que de restaurer la nature corrompue par le péché.
Pour le catholicisme, la grâce était nécessaire, même avant la chute, pour faire monter l’homme du plan naturel des vertus cardinales au plan surnaturel des vertus théologales de foi, d’espérance et de charité. Il y a originairement un domaine sacré et surnaturel et il y a un domaine profane et naturel.
Pour le calvinisme, originairement, la foi et les vertus qui en découlent font partie intégrale de la nature telle que Dieu l’a créée. Le péché rend l’homme moralement inapte à ce qui lui est normalement naturel et la grâce efficace rétablit sa nature dans son état normal. La foi n’est donc surnaturelle que par son origine, nécessitée par un accident, le péché. Elle est naturelle dans son essence.
Le péché a contaminé toutes les sphères de l’activité humaine; la grâce les restaure toutes dans leur état de pureté primitive. Toutes les vocations sont également saintes et compatibles avec l’idéal de perfection chrétienne. Tout revient à discerner et à accepter celle que Dieu assigne. La vocation pastorale est aussi naturelle que celle du savant ou du magistrat, et celles-ci sont aussi pénétrées de surnaturel que la première. C’est par là que le calvinisme dépasse le supranaturalisme catholique et qu’il rassure l’homme religieux, quand il obéit à l’appel de Dieu pour suivre une carrière scientifique préférablement à la profession ecclésiastique.
Par sa doctrine de la liberté souveraine de Dieu dans l’acte créateur et de la liberté de la prédestination dans l’acte rédempteur, le calvinisme, comme l’augustinisme et le thomisme, mais avec la conséquence qui fait, ici et là, défaut à ce système, prémunit celui qui se voue à l’étude de la nature contre l’assaut principal du naturisme, et lui permet ainsi d’accepter sans trouble la révolution qui ruina la cosmologie aristotélicienne essentiellement géocentrique et lui substitua l’héliocentrisme copernicien.
Cette révolution scientifique est ruineuse pour toute forme de la religion qui fonde ses espérances éternelles sur l’importance intrinsèque de notre globe terrestre et de l’humanité dont il est l’habitat. Et elle exerça des ravages effrayants dans l’esprit de nombreux savants dont la foi était fondée sur l’idée de dignité et d’autonomie de la personne humaine.
Ces croyants savaient bien, avant Copernic et Galilée, car les prophètes de l’Ancien Testament le leur avaient appris, que toutes les nations de la terre prises ensemble ne sont devant Dieu que comme une goutte d’eau au fond d’un seau (És 40.15) et que la terre n’est qu’un point au milieu de l’espace immense7, et l’on se trompe grossièrement quand on vient nous raconter que l’insignifiance relative du globe terrestre par rapport à l’univers a été révélée par le télescope de Galilée. Plusieurs années avant la découverte de cet instrument, le théologien et philosophe Jérôme Zanchi, disciple immédiat de Calvin, s’efforçait de démontrer scientifiquement la thèse en question8. Mais on se consolait comme on pouvait de cette insignifiance, dans le camp arminien et semi-pélagien, en se disant qu’après tout ce point infime est au centre du monde, ce qui rendait plus facile de croire qu’il était au centre des pensées divines.
Le calvinisme primitif, lui aussi, était géocentrique. Mais c’était comme il est aujourd’hui newtonien ou einsteinien. Il acceptait les idées des astronomes du temps comme nous le faisons aujourd’hui.
Le géocentrisme ne joue aucun rôle vital dans le système. L’amour de Dieu est souverain. Son élection est libre. Tout être en est indigne. L’homme même non pécheur n’avait aucun droit à la communion avec Dieu. La religion divine est la conséquence d’une alliance unilatérale établie librement par Dieu. Depuis le péché, a fortiori, il n’y a que des indignes, et ce sont « les choses faibles du monde » que Dieu choisit pour confondre les fortes. Ce qui fait la valeur et l’éminence de l’élu, c’est l’élection de Dieu, et non la place matérielle qu’il occupe soit dans l’humanité elle-même, soit dans l’univers.
Du point de vue de la théologie calviniste, comme d’ailleurs du point de vue de la simple esthétique, il y a quelque chose de puéril à vouloir à toutes forces que l’objet principal soit situé au milieu géométrique du tableau. Calvin connaît et expose les raisons que la science officielle du temps alléguait pour prouver que la terre est suspendue au milieu du monde. Il ne songe pas à s’en réjouir comme d’une chose favorable à la foi chrétienne. Il ne la voit pas telle, d’ailleurs, dans son texte. Comme s’il sentait une certaine faiblesse dans ces raisons, il déclare qu’il faut aller plus loin : « Le centre du monde n’est pas le principe de la création. Il en résulte que la terre est suspendue dans l’espace parce qu’il a plu ainsi à Dieu.9 » « Parce qu’il a ainsi plu à Dieu… » Or, pour Calvin, Dieu est libre, il aurait pu en décider autrement. Nous savons ou croyons savoir qu’en effet il en a décidé autrement; voilà tout.
Jusqu’ici, nous avons montré que le calvinisme fournit une préparation psychologique exceptionnellement favorable à l’éclosion et à l’exercice de la vocation scientifique. On a vu qu’il prémunit le croyant contre l’angoisse de Pascal en présence du silence des espaces infinis. Le calviniste croyant a entendu la parole de Dieu : « Je t’ai aimé d’un amour éternel », et cela lui suffit.
Montrons maintenant qu’il assure à ses adeptes la formation intellectuelle requise, et aux sciences naturelles le droit à l’expérimentation et la liberté d’interprétation des résultats de l’observation et de l’expérience.
La formation intellectuelle d’abord. La philosophie scolastique et la théologie qui s’appuie sur elle sont essentiellement spéculatives. Elles ont le syllogisme comme instrument de découverte et reposent sur le jugement prédicatif, le jugement où le prédicat entre dans la compréhension du sujet. Cette méthode transportée en physique aboutit à un échec que les scolastiques actuels reconnaissent sans difficulté.
La théologie de Calvin a pour principe formel l’autorité de la Parole de Dieu, reconnue comme telle par l’intuition du témoignage que le Saint-Esprit rend à la foi. L’affirmation de la foi s’exprime par un jugement de relation. Ce type de jugement est le résultat habituel du travail d’interprétation de l’exégète et du fidèle sur le texte sacré. Il ne s’agit plus de spéculer : on sait l’éloignement de Calvin pour la « spéculation oisive ». Il s’agit de comprendre le sens d’une pensée et, pour cela, de saisir le fil qui relie le texte au contexte, interprété suivant les lois expérimentalement connues du langage, et de comprendre en se mettant dans l’esprit du texte, par la foi, dont « l’assentiment » « est au cœur plutôt qu’au cerveau et d’affection plutôt que d’intelligence10 ».
Calvin, sans doute, n’a garde de condamner le syllogisme qu’il croit trouver, au moins une fois, dans l’Écriture (Com. 1 Jean 4.16). Mais c’est le jugement de relation qui est le nerf de sa théologie et de son exégèse. En présence d’un précepte clairement formulé, il condamne l’emploi de la déduction pour s’en affranchir11.
Or, c’est essentiellement le jugement de relation qui intervient dans la découverte et dans l’énoncé des lois physiques et dans l’observation scientifique, en général. Nous n’avions donc pas tort d’avancer que la théologie calviniste est une excellente école pour la formation intellectuelle de qui veut s’adonner à l’étude des sciences de la nature.
Après avoir formé l’intelligence de l’ouvrier, le calvinisme lui assure le droit d’expérimenter. L’expérimentation est, sans contredit, la condition essentielle du progrès dans l’investigation des « secrets » de la nature, permettant de la dominer.
Or, comme l’a très bien vu le Père Laberthonnière, « la prétention d’une mainmise sur ce monde par une science qui, le cas échéant, permettrait à l’homme de faire ou de défaire pour son compte ce qui s’y fait, apparaissait comme un empiètement sur Dieu même12 ». C’est que, du point de vue antique, ce qui fait la nécessité des choses, ce sont leurs essences. Et ces essences ne sont que les idées éternelles, qui s’imposaient à l’intellect divin, projetées hors de lui dans la matière indéterminée.
Dès lors, savoir c’est contempler. Modifier ce qui est, expérimenter, c’est presque un sacrilège. L’expérimentation est toujours suspecte d’alliance avec les esprits de l’abîme.
Cet obstacle de l’expérimentation est levé par Calvin, grâce à son sens exégétique et aussi parce qu’il est préoccupé d’affirmer la souveraineté de Dieu.
C’est la volonté de Dieu qui est la nécessité de toutes choses. Il rejette les idées platoniciennes13; Théodore de Bèze, comme lui14. La conception des sciences naturelles qui ressort des nombreux passages où Calvin en parle est essentiellement pratique15.
Sans doute, Calvin ne songe-t-il pas à tirer de ses idées la conséquence qui en ressort en faveur de l’expérimentation. Ses préoccupations sont ailleurs. Mais on conçoit que ses disciples aient pu facilement profiter de la liberté qui leur était offerte.
D’autre part, la volonté de Dieu qui fait la nécessité de toutes choses n’est pas, pour Calvin, le caprice arbitraire des « sophistes ».
Pour lui, la stabilité des « lois de la nature » est le résultat de la fidélité de Dieu, elle est comparable à la fermeté de son alliance d’élection avec Israël16. La nature peut donc être un objet de science comme la théologie.
Enfin, le calvinisme donne au savant la liberté qui lui est nécessaire pour se livrer à ses recherches. Ses théologiens, comme ceux des autres Églises, peuvent connaître les entêtements du misonéisme. Ses assemblées ecclésiastiques peuvent être dominées, à de certaines époques, par des vues étroites. Mais il n’y a plus d’Église représentative infaillible, aux décisions irréformables. « Dieu est seul maître des consciences », dit la Confession de Westminster. Seule la Parole de Dieu est souveraine…
Mais alors, n’est-ce pas remplacer un joug par un autre? La tyrannie du texte de la Bible ne sera-t-elle pas aussi pesante que celle du pape? Plus pesante même, car elle parle, elle, tandis que le pape, depuis que son infaillibilité est reconnue, garde un silence prudent!
À cette question, nous répondons que Calvin a posé, en exégèse, un principe qui libère le savant soumis à la Parole de Dieu.
Sans doute, l’autorité de l’Écriture ne se limite-t-elle pas au dogme et à la vie spirituelle. Elle a son mot à dire dans toutes les sphères de la pensée et de l’activité humaine. Elle a une autorité principielle même en matière scientifique. Toute science, toute philosophie qui prétend nier Dieu et l’initiative créatrice de Dieu est condamnée par son autorité souveraine.
Mais Calvin a posé un principe qui est devenu traditionnel dans les écoles réformées. L’Écriture, quand elle touche aux faits qui font l’objet des études des « philosophes » — dans la langue de Calvin, ce terme désigne les savants — l’Écriture parle le langage subjectivement vrai de l’apparence sensible. Contrairement à ce qu’ont cru les exégètes d’autres Églises, nous ne sommes pas tenus de croire, par exemple, qu’il y ait un réservoir d’eau au-dessus d’une voûte solide du firmament17.
« Moïse et les prophètes » parlent la langue du peuple, le langage des sens. Voilà le principe sur lequel peuvent se rencontrer une exégèse de l’Écriture qui se refuse à tordre les textes et une interprétation de la nature qui s’interdit de méconnaître l’évidence des faits.
Il n’est pas un texte qui ne se réduise à ce principe et il n’est pas une discipline scientifique qui n’ait le droit de s’en réclamer. « Là où est l’Esprit du Seigneur », dit saint Paul, « là est la liberté ».
Notes
1. Inst., I, XIV, 20.
2. Commentaires sur la 1re ép. aux Cor. VIII, 1.
3. Épître au roi Edouard VI d’Angleterre, janvier 1551, en tête du Commentaire sur les épîtres canoniques.
4. Inst., I, V, 1.
5. Catéchismes (Opera VI, p. 15).
6. Ibid. p. 65.
7. Jean Damas. De fide orthodoxa II, X.
8. De operibus Dei. II, V, 402.
9. Com. sur Jérémie 10.12.
10. Inst., III, II, 8.
11. Inst., IV, XVIII, 47.
12. Bul. Soc. Fr. de Philos. Mars 1914, p. 244.
13. Com. sur Jean 1.3.
14. Nov. Test. Th. Bezae ejus annot., 1598, p. 345, 20 b; p. 346, 5 a.
15. Voir surtout le traité Contre l’Astrologie judiciaire.
16. Com. sur Jér. 33.25.
17. Commentaires sur les Psaumes, Ps. 148.4.