Luc 23 - La passion du Christ
Luc 23 - La passion du Christ
« Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé le Crâne, ils le crucifièrent là, ainsi que les deux malfaiteurs; l’un à droite, l’autre à gauche. »
Luc 23.33
La crise qu’avait provoquée la vie de Jésus arrive à son dénouement. Après l’avoir bafoué et torturé, après l’avoir rendu un objet de mépris pour la foule, il est à présent entre leurs mains, sans défense, pour être éliminé définitivement.
Le voici agonisant entre deux malfaiteurs, en butte aux railleries des passants. Ce jour-là fut un jour de mise à mort inoubliable, et ainsi que l’écrit un commentateur : « Le monde dispose de bien peu de place pour Dieu, une petite perche sur laquelle il agonise… »
« Il a été crucifié pour nous et pour notre salut », dit le symbole de Nicée-Constantinople. Jésus, alors qu’il succombe sous le poids de sa croix imposée par Dieu, mais volontairement acceptée par lui, attire l’attention sur nous-mêmes. N’a-t-il pas conseillé aux femmes qui pleuraient sur son sort, lorsqu’il gravissait le Calvaire : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants » (Lc 23.28). Ni sa douleur physique ni sa souffrance morale ne l’ont empêché un seul instant de penser à notre propre sort. C’est pourquoi nous nous savons bénéficiaires de sa passion. Dès sa naissance et chaque jour de son existence terrestre, il souffrit pour nous et pour notre salut, mais à présent, sa souffrance est à son comble.
Aux yeux de notre foi, la croix du Christ est le lieu par excellence où Dieu se révèle à la fois dans sa justice sainte et dans son amour compatissant. Elle révèle aussi à nos yeux notre condition humaine par rapport à lui; mais elle est également l’instrument qui nous fait tourner vers notre prochain.
Nous devons savoir une fois pour toutes qu’à la croix Dieu n’est pas le Dieu des philosophes, mais celui qui s’est incarné en son Fils Jésus-Christ. Bien avant que la croix ne se fût dressée entre ciel et terre, les penseurs stoïques parlaient de Dieu comme de l’indifférent, de celui qui était incapable de s’émouvoir (selon eux, sa qualité essentielle était celle de « l’apatheia »). De leur côté, les philosophes épicuriens se le figuraient comme un dieu jouissant d’une totale sérénité, d’un calme absolu (il était pour eux « atarachos »).
Le Dieu de Jésus-Christ, lui, s’est mêlé des affaires des hommes. Il a choisi la croix pour nouer une relation nouvelle avec eux et pour sceller une alliance éternelle. Depuis la croix, nul n’a le droit de parler de lui comme de quelqu’un qui serait caché dans un ciel fermé aux sollicitations d’en bas… Nul ne devrait penser à lui comme s’il était question de « toucher de la main aux étoiles » (H.G. Wells).
Au contraire, Dieu, le Dieu du Christ crucifié au Calvaire, se trouve en relation vivante avec nous, et ce n’est que de cette manière-là que nous pouvons le voir ou discourir à son sujet. Il a dissipé pour nous toutes les ombres qui pouvaient encore dissimuler son visage. Non seulement il attend le retour de ses enfants prodigues, mais il va encore à leur rencontre « au pays étranger où ils sont partis »; il les pardonne, les acquitte, il se réconcilie avec eux… Il affirme que, désormais, tous les ennuis entre lui et ses enfants sont dissipés.
Nous-mêmes, dans notre rencontre de la foi avec lui, nous le connaissons comme notre Sauveur, celui qui s’occupe de notre véritable besoin. Sur la croix, il se charge de nous et il porte nos iniquités. Le sang de l’Agneau de Dieu scelle cette alliance nouvelle qui ne sera plus rompue. En effet :
« Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même. […] Celui qui n’a pas connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu » (2 Co 5.19,21).
« Quand on n’aime pas sa vie, quand on sait qu’il faut la changer, on n’a pas le choix, n’est-ce pas? Mais quoi faire pour devenir un autre? » C’est presque en ces termes-là que monologuait Jean-Baptiste Clamance, le héros de La Chute d’Albert Camus. Clamance est le type même de l’homme dit « moderne ». Il nous livre un profond aperçu de lui-même. Il nous permet de vivre son exploration « de soi », ainsi que la découverte qu’il fait de son propre monde, de ce monde qui a perdu le chemin de Dieu, de cet homme qui reste incognito à ses propres yeux et étranger vis-à-vis de Dieu et qui, comme Clamance, crie et se débat dans son désert intérieur, sans pouvoir échapper à lui-même. Il n’a d’autre voix ni d’autre choix que de crier, de hurler au milieu de ce désert.
Depuis peu, « l’homme moderne » parle de nouer une relation avec « soi-même ». Il sait que des forces obscures et incontrôlables l’asservissent et le ballottent de droite à gauche, sans qu’il puisse exercer sur elles le moindre contrôle ni leur opposer un semblant de résistance. Il est livré à la tempête de ses incessants et parfois insupportables conflits intérieurs. Le gouvernail ne fonctionne plus… Comment le pourrait-il? N’a-t-il pas chassé le Pilote, ne s’est-il pas mutiné contre le Capitaine?
Alors, livré à lui-même et aux forces obscures qui le contrôlent, il ne peut se rendre compte de sa véritable identité ni s’apercevoir des tragiques conséquences de son aliénation d’avec Dieu. Sa rébellion est cause de désordre et source de troubles. Mais s’il se tourne vers lui et se convertit à lui, il pourra prier, comme saint Augustin : « Seigneur, tu m’as créé pour toi et mon âme n’a point de repos jusqu’à ce qu’elle se repose en toi. »
Car, devant la croix, il ne suffit pas d’avouer quelques fautes et de constater « ses limites ». Ce serait faire comme « le chien mouillé qui se secoue et se met à trotter. Mais devant la croix est mise à jour la racine profonde de toute transgression » (Karl Barth).
Là, nous pourrons pleurer sur nous-mêmes, pleurer de ce que nous avons été capables de déicide.
C’est parce que les souffrances du Christ nous accusent que nous pouvons découvrir notre nature profonde. Une découverte tout autre que celle du Jean-Baptiste Clamance d’Albert Camus, « l’homme moderne »… La croix parvient à nous réconcilier avec nous-mêmes, à nous rendre capables de nous accepter, puisque nous avons été acceptés par l’Autre, celui qui a un droit absolu sur nous. En lui, nous découvrirons la Source même de la vie. Certes, notre foi ne fera pas disparaître comme par enchantement tous nos problèmes, mais l’ordre dérangé sera rétabli lorsque, dans l’attitude de la foi, nous nous placerons au pied de la croix.
Bénéficiaires personnels de la passion du Christ, nous le serons aussi dans le domaine de nos relations avec les autres. En effet, la croix est le lieu par excellence, l’endroit privilégié où nous pourrons rencontrer notre prochain. C’est ici que nous changerons notre point de vue sur lui et notre comportement vis-à-vis de lui. Les relations rétablies avec notre prochain s’ajouteront à celles rétablies entre Dieu et nous, ainsi qu’à l’harmonie intérieure retrouvée.
Peut-être ce bien-là est-il, de tous les trois, le plus visible. Car celui qui vit de la passion ne reste pas, ne peut plus rester indifférent face aux autres. Au lieu d’être ennuyé par leur présence importune, il se mêlera à eux et les entourera tel un frère. Celui qui a bénéficié directement de la passion du Christ devient un homme fort, celui sur qui l’on peut compter, celui qui sait s’oublier pour mieux assumer la tâche de compagnon de route.
La croix du Christ ouvre nos yeux sur le monde, sur ce monde où elle nous envoie. Elle renverse les barrières. Elle nous engage à annoncer Jésus comme le Sauveur divin et le Seigneur des hommes; à inviter les enfants prodigues à retourner à la maison paternelle. Elle nous exhorte à pratiquer la communion entre les enfants du même Père.
Ce n’est qu’au pied de la croix que nous trouverons la réponse aux problèmes les plus brûlants de l’heure, notamment ceux causés par l’injustice et l’oppression de régimes inhumains; ceux aussi causés par les viles passions d’hommes égarés dont n’a jamais manqué aucune société humaine.
Au pied de la croix, nous trouverons tout d’abord le pardon de nos péchés, de tous nos péchés.
« Seigneur, mes yeux ont vu ton salut », priait le vieux Siméon à la naissance de l’Enfant Jésus (Lc 2.30). Le thème joyeux de Noël est toujours là. Et la passion du Vendredi saint annonce déjà le triomphe et la joie du jour de Pâques.