Amos 5 - Des dangers mortels
Amos 5 - Des dangers mortels
« Malheur à ceux qui désirent le jour de l’Éternel! Qu’attendez-vous du jour de l’Éternel? Il sera ténèbres et non lumière. Il en sera comme d’un homme qui fuit devant le lion et que rencontre l’ours, qui gagne sa demeure, appuie sa main sur la muraille, et que mord le serpent. Le jour de l’Éternel n’est-il pas ténèbres et non lumière? N’est-il pas obscur et sans éclat? Je hais, je méprise vos fêtes, je ne puis sentir vos cérémonies. Quand vous me présentez des holocaustes et des offrandes, je n’y prends aucun plaisir; vos sacrifices de communion et les veaux gras, je ne les regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques, je n’écoute pas le son de tes luths, mais que le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent intarissable. M’avez-vous fait des sacrifices et des offrandes pendant les quarante années du désert, maison d’Israël? Emportez donc Sikkouth, votre roi, et Kiyoun, vos idoles, l’étoile de votre dieu que vous vous êtes fabriqué! Et je vous déporterai au-delà de Damas, dit celui dont le nom est l’Éternel, le Dieu des armées. »
Amos 5.18-27
L’usage exagéré du mot « spirituel » dans certains cercles chrétiens me laisse parfois perplexe. Ce qui plus est, il m’inquiète. Nous usons et abusons de ce terme, croyant dur comme fer que celui-ci et le contenu que nous y mettons sont les seuls signes d’un christianisme authentique. Est-ce le cas? J’ai de la peine à le croire lorsque je sais que nous avons fait du « spirituel » l’équivalent d’une religion dont les racines plongent dans notre propre fond, dans notre psychisme, et que le terme « spirituel » est le plus souvent confondu avec nos exubérances et nos états d’âme subjectifs en matière de foi plus qu’il n’exprime la vie et la marche avec l’Esprit Saint. D’où, il me semble, la nécessité de décaper ce terme, de découvrir ou de redécouvrir l’usage originel du concept biblique. Autrement, il y a lieu de penser que ce que nous appelons spirituel dans le langage chrétien ne recouvre, hélas!, que la prolongation des idées hérétiques des vieilles gnoses familières au christianisme primitif.
Sans entrer dans les détails, rappelons-nous que la religion qui confine la spiritualité dans un domaine désincarné et qui cherche uniquement le salut de cette dernière s’apparente au gnosticisme. Cette conception de la religion est contraire à la révélation biblique, selon laquelle le salut est offert à l’homme tout entier, corps et âme. Quant au projet divin de rédemption, il englobe la libération et la restauration de l’univers, aussi bien visible qu’invisible.
Cela fut la raison pour laquelle le Fils de Dieu prit notre chair et habita parmi nous en tant qu’homme. Le Sauveur ne vint pas parmi nous sous la forme d’un ange aux ailes resplendissantes, encore moins sous celle d’un des « éons » du mouvement hérétique dépourvus de réalité. La spiritualité hérétique du gnosticisme est un danger mortel pour notre foi. Nous le saisirons en lisant les pages du livre du prophète Amos.
Au chapitre 5, Dieu s’adresse à son peuple en dénonçant, si j’ose dire, l’excessive « spiritualité » de celui-ci. « M’avez-vous fait des sacrifices et des offrandes pendant les quarante années du désert? » (Am 5.25). Telle est l’interrogation divine. Au temps du prophète, ce peuple était devenu l’une des nations les plus religieuses de cette région du monde. Mais elle pratiquait un culte éloigné de la loi et de la sainte volonté divine. Cette religion était spirituelle dans le sens que le culte, aussi bien que toutes les cérémonies religieuses, était parfaitement bien huilé. Pourtant, si on avait pu gratter la surface, on aurait vite découvert, à travers le faste des manifestations religieuses, une mentalité païenne et matérialiste confondant la bénédiction du ciel avec le succès et la prospérité matérielle.
Puisque la bonne fortune leur dispensait un si large sourire, les Israélites pouvaient espérer un avenir encore meilleur. Si les journaux avaient existé à cette époque, le journaliste de service aurait rédigé un article dans le genre : « Lettre ouverte aux gens heureux… et qui ont toutes les raisons de l’être toujours davantage! » Sa chronique socio-économique aurait sans doute connu un grand retentissement et des éditions successives à grand tirage.
Amos n’était pas journaliste, mais grâce à lui, les chrétiens tout au moins devraient apprendre que la prospérité économique et la vie en Christ ne coïncident pas forcément. Une prospérité matérielle divorcée de la fidélité, contrairement à ce que prétendent les bons augures, ne peut annoncer que danger et menaces de jugement.
Voici l’une des images les plus saisissantes et les plus effrayantes parmi celles que nous verrons sur cette page du livre prophétique. Il compare ses contemporains repus et sans soucis à l’homme qui, allant tranquillement son chemin, se trouve nez à nez avec un lion, qu’il fuit de toutes ses jambes… pour tomber aussitôt dans les pattes d’un ours en fureur. Après s’être enfui à en perdre haleine et réussi à trouver abri dans un cabanon bâti au milieu des champs, que lui advient-il? Eh bien, à peine son souffle retrouvé, sa main posée sur le mur de la hutte, ayant de justesse échappé à la gueule des carnivores, il est mordu par un serpent venimeux se terrant dans un trou obscur de ce refuge précaire…
Voilà ce qui vous attend, vous autres « gens heureux », gens gavés de pain matériel, de ce pain arraché au sang et à la sueur de vos ouvriers et de vos exploités. Bientôt, ce seront des chants de deuil chantés par les professionnels du malheur et les cris de douleur des victimes qui se feront partout entendre. Comme le disait un autre prophète, Jérémie : « Paix, paix, disent-ils, et il n’y a point de paix » (Jr 8.11).
Amos se démène donc avant que ne s’abatte le jugement. Il hurle la vérité à la face de ces égoïstes qu’enivrent leur bien-être et leur prospérité matérielle. « Vos fastes religieux ne peuvent apaiser la colère divine. Il faut que la justice déborde comme le fleuve et que le droit se répande, tel un torrent impétueux. » « Je hais vos fêtes religieuses », crie Dieu par la bouche de son oracle. « Je déteste vos assemblées solennelles; j’abhorre ces réunions cultuelles et tous vos rassemblements à grande pompe et à prétention spirituelle, qui ne sont que la façade vermoulue d’un fond corrompu d’orgueil et de cruauté. » L’exhibitionnisme religieux, les triomphalismes « spirituels », l’étalage sur la place publique du nom d’hommes plus soucieux de leur carrière que de l’honneur de Dieu sont une abomination. Le Seigneur hait cette « spiritualité » fabriquée de toutes pièces. Il la vomit aujourd’hui comme jadis. Nous ne serons davantage épargnés si nous la pratiquons, nous autres réformés que vous autres évangéliques, ou que nos amis catholiques romains…
Ce proclamateur qui a tonné il y a 28 siècles s’adresse donc aussi à nous, chrétiens de notre siècle. Et cette page est un vent impétueux, celui du Saint-Esprit qui souffle pour purifier, emporter la paille et laisser le bon grain. Jésus-Christ, lui aussi, avait une dent contre le bruyant exhibitionnisme religieux de certains de ses contemporains. « Si tu veux prier, conseillait-il, va, enferme-toi dans le secret de ta chambre, et là, dans l’intimité, prie ton Dieu » (voir Mt 6.6). Ainsi, nul ne sera tenté de se vanter de sa religiosité et de sa spiritualité. Dieu a horreur d’une spiritualité publique et tapageuse qui se place, comme les Israélites de l’époque d’Amos, sur l’avant-scène.
L’unique religion à laquelle il prend plaisir est celle dont les fruits glorifient Dieu, rendent la vie humaine plus pure, plus sainte, dans une société qui se soucie de justice et de droiture. Ma religion ne vaudra quelque chose que si elle s’aligne sur celle de Dieu. C’est aussi simple que cela. La religion, dans son essence et ses manifestations, ne consiste nullement en générosité verbale, mais en un engagement concret de la foi d’où découle l’œuvre de charité. Fondée sur la révélation et nourrie d’elle, elle sera pratique d’amour et de justice, de sainteté et de paix.
Lorsque le roi Jéroboam II d’Israël étendit les frontières de son minuscule royaume, il y eut des riches qui s’enrichirent toujours plus et des pauvres qui s’appauvrirent encore davantage. Le modeste fermier devait se tuer à arracher les mauvaises herbes de son champ et en tailler les ronces, pour faire produire un peu plus de fruits à la terre, afin de pouvoir survivre. Les gens des classes supérieures, eux, n’avaient pas à suer pour assurer leur subsistance et même leur superflu. Aussi, avaient-ils le loisir de devenir toujours plus religieux, car la religion leur apportait une caution morale fort utile. Elle n’était pas « l’opium du peuple », mais une source prodigieuse de gain, une solide garantie de succès, la route pavée vers la prospérité. Ils pouvaient, en toute quiétude, fermer les yeux sur la misère s’étalant devant leurs portes et fuir la vue des miséreux.
Ces gens-là s’étaient forgé une « spiritualité » carapacée, qui tolérait les escroqueries et ignorait les exactions. Telle n’est pas pourtant la nature de la prophétie biblique, de la religion chrétienne. Dieu ouvre grand les yeux sur la terre et regarde la détresse, voit l’oppression et se rend compte du désespoir mortel qui pèse sur les créatures. Ce regard de Dieu, l’intérêt qu’il montre pour la marche des affaires du monde, n’a rien à voir avec une mystique baptisée « spirituelle » et encore moins avec les explosions psychiques que l’on a taxé si légèrement de « renouveau de l’Esprit ». De quel esprit, je vous prie? Car je l’avoue, il y a dans de tels renouveaux des traits fortement inquiétants pour nous tous. Même si nous ne nous associons pas à l’oppression des pauvres, je crains que nous nous sentions quand même un peu trop à l’abri lorsque l’injustice et les mauvais traitements infligés à autrui ne nous atteignent pas personnellement. Nous nous consolons souvent à bon marché, nous disant qu’après tout les pauvres seront avec nous jusqu’à la fin du monde…
D’aucuns se sont imaginé que la Réforme calviniste fut à l’origine du système capitaliste moderne. Or, ce doit être un autre Calvin, celui de Max Weber, qui en est responsable. Non pas le Jean Calvin que je connais à travers ses sermons et ses commentaires, le Calvin de l’Institution de la religion chrétienne et de l’enseignement concernant « le bon usage du monde »…
Mais en revenant aux religions spiritualistes de mauvais aloi dont nous parlions tout à l’heure, je pense à nombre de nos cultes protestants, et aussi à des messes solennelles, qui ne sont certainement pas inspirés par la religion d’Amos. Parfois, la prédication accueille l’assentiment, soulève l’intérêt et génère une bonne réponse. Pourtant, aucun discours chrétien ne doit viser à accueillir l’approbation comme telle.
Le but du sermon chrétien n’est pas de plaire au public, mais d’appeler à la foi authentique, celle qui génère des œuvres bonnes. Amos nous invite ainsi par son discours à entreprendre des transformations, pas seulement de l’âme, mais surtout de la conduite. Je connais des chrétiens qui ont pris à la lettre le discours d’Amos. Ils ont médité sur l’ensemble de l’Écriture pour s’en inspirer en vue d’une action en faveur de la justice. Ils ont réfléchi à une politique chrétienne : celle qui se distance et s’oppose à toute politique politicienne au jour le jour, de gauche comme de droite, qui est celle d’hommes sans Dieu ni loi. Ces chrétiens luttent publiquement pour que la justice déborde comme un fleuve et que le droit se répande partout comme un torrent.
Comme Amos, ils ne se contentent pas de parler de la notion du péché en général; ils dénoncent des actes spécifiques. Il ne leur suffit pas de vivre leur foi entre 10 et 11 heures chaque dimanche matin. Ils mettent tout en œuvre pour rendre leur foi vivante et active au service du prochain, comme un signe de leur engagement pour l’honneur de Dieu.
Le prophète Amos a parlé et a écrit. Son discours nous appelle à la conversion, même nous, chrétiens plus ou moins « spiritualisés », à la manière de convalescents chloroformisés; nous qui cherchons à vivre à l’abri, loin de la tempête du monde qui se détruit. Amos, oracle de Dieu, nous appelle à la conversion quotidienne vers Dieu, dans son Église, pour autrui.