Faire de la théologie
Faire de la théologie
1. Définitions de la théologie chrétienne⤒🔗
Au sens étymologique, le mot « théologie » peut être défini comme la parole traitant de Dieu. Dans son aspect subjectif, ce terme désigne la connaissance de Dieu, reçue par le théologien; dans son aspect objectif, il désigne la doctrine de Dieu présentée dans un livre ou un traité. Thomas d’Aquin résume ainsi le sens et la fonction de la théologie : « Theologia a deo docetur, Deum docet, et ad Deum ducit » (la théologie est enseignée de Dieu, enseigne Dieu, conduit à Dieu).
Le terme Dieu employé avec le mot « logos » désigne toujours l’objet, de telle sorte que le mot théologie désigne, à vrai dire, la doctrine qui enseigne Dieu (« Deum docet »). Le terme dans son sens habituel ne se trouve pas dans l’Écriture. Dans le titre de l’Apocalypse de Jean, dernier livre du recueil du Nouveau Testament, nous retrouvons « Jean le théologien »; il est certain que ce terme a été ultérieurement ajouté par des scribes et des copistes du livre. Cependant, cette suscription prouve que le terme a dû être très tôt employé par l’Église primitive. Les écrivains païens emploient le terme théologie pour désigner la doctrine de Dieu enseignée par leurs poètes et leurs philosophes que certains appelaient des théologiens.
Pour J.T. Mueller1, on fera un usage correct et conforme à l’Écriture du mot théologie toutes les fois qu’on lui fera désigner :
1. La connaissance particulière de Dieu que possèdent ceux qui sont appelés à exercer le ministère public, en d’autres termes la connaissance spéciale des pasteurs et des docteurs de l’Église (1 Tm 3.2).
2. La connaissance particulière de Dieu que l’on exige de ceux qui sont appelés à préparer les ministres et les docteurs chrétiens qui veulent répondre à leur vocation, en d’autres termes la connaissance spéciale des professeurs de théologie (2 Tm 2.2).
3. La connaissance générale de Dieu que possèdent tous les vrais croyants et tout particulièrement les chrétiens expérimentés, dont l’intelligence des choses spirituelles s’est approfondie par une longue méditation et une grande expérience pratique, de telle sorte que, dans leur domaine limité, ils sont capables d’enseigner les autres (1 Pi 3.15; Col 3.1).
Le plus souvent, on emploie ce terme pour désigner soit la doctrine chrétienne tout entière, soit la doctrine particulière relative à la personne de Dieu. Nous pensons qu’il faut préciser encore, malgré certaines divergences des théologiens à ce propos, que la théologie est la science qui étudie la révélation et les voies créatrices et rédemptrices de Dieu. Car, nous le verrons, Dieu a révélé son nom et sa nature. Cette définition de la théologie est certes assez large, mais elle est incluse dans les vues bibliques. Plus spécifiquement, la théologie est l’étude de l’Écriture. Bien que certains objecteront que les sujets étudiés par la théologie sont autres encore que l’Écriture, par exemple les langues bibliques, l’archéologie, la tradition, la liturgique, etc., nous estimons que l’objet propre de la théologie n’est examiné que par les quatre disciplines spécifiques que sont l’étude de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament, de la dogmatique, ou théologie biblique, et celle de la pastorale. Les autres disciplines mentionnées sont certes nécessaires pour faire de la théologie, mais elles ne sont pas en tant que telles des disciplines théologiques.
Il ne faut pas non plus par excès de zèle réformé objecter qu’en faisant de l’Écriture seule l’objet de l’examen de la théologie, on risque de compartimentaliser la vie chrétienne et la diviser en domaines relevant de la Bible et en domaines qui lui sont extérieurs. L’excès de considérer tout comme religion est aussi mauvais que tout autre excès, qu’il soit d’origine chrétienne ou non. Il n’est pas vrai qu’en considérant l’Écriture comme le seul objet de la théologie le théologien réformé orthodoxe tiendrait les autres disciplines pour des matières sécularisées. Car, inversement, un autre danger se présente et qui n’est point imaginaire, celui où le chrétien, décidant de faire de la science pour prouver l’acte créateur de Dieu, ne fait en réalité de sa discipline qu’une nouvelle forme déguisée de théologie biblique, sans rapport avec la science qu’il se proposait de faire! Telle est la faiblesse des tenants actuels des positions créationnistes. Pour reprendre une image que nous avons déjà employée dans un autre contexte, serait-on meilleur boulanger chrétien parce qu’on vendrait des petits pains avec une croix dessinée ou un verset biblique tracée? Ne l’est-on pas plutôt du fait qu’on pétrit une pâte de première qualité et qu’on fabrique un pain sain à la consommation? L’obsession du dualisme ne devrait pas forcer le chrétien à se réfugier dans un monisme inverse.
La théologie comme étude de l’Écriture permet celle de la doctrine révélée. L’Écriture est certes claire, mais elle n’a pas la clarté et la rigueur d’un livre de grammaire, ni des formules mathématiques que l’on utiliserait directement ou que l’on répéterait sans réflexion, par un quasi-automatisme. La théologie ne rend pas l’Écriture plus claire, cependant à l’écoute de celle-ci elle discerne avec le message central les thèmes divers qui le composent harmonieusement. L’Écriture ne se sert pas de la théologie pour devenir un message divin adressé à l’homme. Cependant, la théologie, humble servante de cette Parole, l’introduit et la présente à l’Église ou au monde.
On a défini encore la théologie comme l’étude du contenu de la foi (pistologie, du grec « pistis », foi.). Mais qu’est-ce que le contenu de la foi qui ne serait pas révélation, accordée sur les pages de l’Écriture, et étudiée raisonnablement par la dogmatique, sous la direction de l’Esprit? Il faut donc à tout prix ne pas chercher des définitions originales qui contredisent les précédentes, sans clarifier l’objet de la théologie. Comme toujours, sans chercher ni l’extrême ni la voie médiane, il nous faut réunir tout ce qui est positif dans des définitions classiques ou modernes pour offrir une vue cohérente de notre tâche théologique.
Bien entendu, nous refuserons… le refus de ceux qui objectent que la théologie est une science humaine, et en tant que telle superflue pour le témoignage de l’Église, alors que seule la lecture de Bible devrait faire l’objet de notre préoccupation. C’est l’erreur des écoles dites bibliques. Nous nous souvenons quant à nous, dans notre expérience de trois ans passés dans une école biblique, avant notre formation théologique et la découverte de la pensée calvinienne, comment tel « professeur » fondamentaliste littéraliste se contentait de nous faire lire en classe tout simplement des pages entières de l’Écriture, sous prétexte que la Parole devait ainsi nous parler d’elle-même! Point de souci ni de former des étudiants ni même d’user l’intelligence, don que le Seigneur Créateur a fait à toutes ses créatures, pas moins au peuple de l’Église qu’à d’autres! Il n’était nul besoin ni d’étudier le contexte, ni la langue, ni l’histoire, ni même le message particulier d’un livre de l’Ancien Testament. Notre goût pour la théologie se développa dans cette même école, sous la direction du regretté Édouard Champendal, pasteur réformé à Genève, qui nous a appris à apprécier la réflexion de la dogmatique réformée.
Chaque fois que le terme de théologie est employé avec l’une des significations que nous venons d’en donner, il est utilisé correctement et en conformité avec l’Écriture sainte. Si en revanche elle n’est qu’un enseignement s’appuyant sur la conscience chrétienne, l’expérience spirituelle, la tradition ou l’histoire comparative des religions, elle n’est pas digne d’être appelée ou considérée comme théologie biblique et chrétienne. Elle ne se fonde plus sur la révélation biblique, mais se nourrit et ébauche une spéculation de la raison autonome humaine.
Mueller dit avec raison que subjective, la théologie est l’aptitude spirituelle de maître chrétien; objective, elle est le fruit, le résultat, de cette aptitude. La première doit précéder la seconde.
Nous accepterons aussi, dans une certaine mesure, la nécessaire distinction qu’il fait entre doctrines fondamentales et doctrines non fondamentales. Parmi les premières, nous classerons celle de la Trinité, de la personne et de l’œuvre du Christ, de la création, de la chute, la doctrine de la Parole de Dieu, celle des fins dernières, ou l’eschatologie, dans son interprétation strictement réformée, affranchie de la servitude de l’hérésie millénariste et dispensationaliste.
Pour Mueller, les doctrines non fondamentales de l’Écriture sainte sont celles qui ne constituent pas le fondement de la foi chrétienne, c’est-à-dire celles qui n’offrent ni ne confèrent aux pécheurs le pardon des péchés et n’en font pas des enfants de Dieu par la foi en Christ. Elles ne forment pas le fondement de la foi à salut et se bornent à fortifier la foi qui existe déjà. Parmi les doctrines non fondamentales, il mentionne par exemple l’angélologie ou celle de l’Antichrist. Quant à nous, nous estimons aussi dans cette catégorie les interprétations relatives à l’ecclésiologie et aux sacrements, dans la mesure où le consensus réformé à leur sujet reste fondamentalement biblique, ne divergeant que quant à certains points secondaires. Peu importe en un sens si le gouvernement de l’Église est presbytérien synodal ou congrégationaliste, si la notion de l’Église se justifie d’après les données bibliques. De même si les sacrements ne sont pas interprétés comme dans l’Église romaine, les divergences entre luthériens et zwingliens et la position calvinienne ne sont pas comme telles préjudiciables à l’appropriation du salut par la foi seule.
Toutefois, nous prendrons aussi garde à ne pas trop rigoureusement distinguer ce qui est fondamental et non fondamental. Le risque de distinguer de manière artificielle est grand. Il ne faudrait point établir une liste exhaustive dans un esprit scolastique rigide. Il va sans dire que tout dans l’Écriture a un rapport organique et intime, même si la chose n’apparaît pas à première vue, avec la doctrine fondamentale de la création, de la chute, de la rédemption, dans la communion du Saint-Esprit.
2. Le travail théologique←⤒🔗
Le travail théologique consiste en une réflexion et une étude des sujets bibliques que la révélation nous fait connaître. Elle répond à ce qui pour notre foi chrétienne constitue l’ultime et l’absolu, la norme et la règle de notre foi et de notre vie. Le travail théologique, tâche intellectuelle de l’Église, est alors lui aussi la réponse que la foi donne à Dieu.
Toutefois, cette réflexion a ses limites; comme toute autre science, elle n’est pas une discipline absolue. Bien que fondamentalement elle cherche à saisir les données de la révélation, elle sera par ailleurs liée au temps et aux circonstances dans lesquels elle s’effectue. Le seul absolu c’est l’Écriture sainte. La théologie, elle, est sujette à des limitations; la réflexion individuelle du théologien doit forcément se référer à elle ainsi qu’aux confessions de foi de son Église; néanmoins, elle peut, dans une certaine mesure, se permettre de réfléchir et conclure sur des points non essentiels, qui n’ont pas été soit explicitement déclarés par l’Écriture, soit adéquatement exprimés par les confessions de l’Église. Le théologien fera un pas de plus en avant de l’Église, sans toutefois couper les amarres en s’isolant de la communion de la foi et de la confession de l’Église chrétienne universelle ou de sa propre Église particulière.
Dans la culture où elle vit et les circonstances qui l’entourent, elle s’efforcera, en un langage contemporain et selon les besoins nouveaux ou des questions nouvelles, posées à la foi, de discourir sur Dieu et sur tout ce que la révélation divine implique. Il est évident que la théologie du 17e siècle, notamment en pays anglo-saxons, et la piété des puritains seront dépassées quant à la forme et au style d’expression dans ce qu’elles présentaient de propre pour les besoins et les circonstances de l’époque. La théologie ne reproduit pas servilement des formules anciennes, pas plus que le pasteur ne revêtira les vêtements sacerdotaux surannés d’une époque révolue. Par formule surannée, nous n’entendons nullement les confessions de foi, mais la formulation particulière à une époque, à une culture, à des temps dans lesquels le théologien a vécu autrefois.
C’est ici que nous pouvons apprécier la distinction entre les sujets ou articles fondamentaux de la doctrine et les articles non fondamentaux. Le théologien peut opter soit pour le supralapsarianisme soit pour l’infralapsarianisme, selon les convictions auxquelles, dans son étude personnelle, il aura abouti. Ni l’une ni l’autre cependant de ces deux doctrines, âprement controversées dans la théologie réformée, ne trouve de fondement explicitement biblique.
Nous insistons donc sur la nature toute relative de la tâche théologique. Notre connaissance est limitée. La clarté de l’Écriture que nous confessons avec la théologie réformée ne s’applique pas aux divers aspects de la révélation, mais uniquement à notre connaissance et à la révélation originelle de la rédemption accomplie en Christ. Pour reprendre une excellente formule de Jean Brun, nous sommes « entre le nocturne et le diurne ».
Saint Paul lui-même reconnaît que nous ne connaissons qu’en partie. Le péché et ses limitations n’épargnent pas le travail théologique. Aussi, il convient de faire preuve de prudence et d’humilité en affirmant des aspects secondaires de notre foi et même de la prudence pour ne point identifier nos points de vue et interprétations avec la vérité.
Nous adopterons le schéma suivant pour définir son caractère :
1. La nature polémique de la théologie : La théologie répondra en critiquant l’hérésie qui déforme et trahit la révélation.
2. Elle devra prendre une distance par rapport aux problèmes soulevés. Elle évitera de tomber dans des débats passionnés et fiévreux; elle ne succombera pas à la rage des théologiens. On n’insistera pas sur un problème qui n’occupe pas une place prioritaire pour l’appropriation du salut. Par exemple, l’excessive préoccupation pour « l’assurance de son salut » trahit un certain anthropocentrisme, au lieu de simplement croire et d’accepter la grâce. Une compréhension telle de l’assurance du salut relève davantage de la psychologie du sujet croyant que de l’œuvre du Saint-Esprit en sa vie. Aussi légitime que fût l’angoissante question de Luther, « comment dois-je être sauvé? », elle avait surgi dans un milieu et une expérience propre au grand réformateur allemand. C’est pourquoi le soli Deo gloria calvinien demeure la tâche permanente de la foi active et obéissante et du travail théologique chrétien. Le soli Deo gloria déplace l’intérêt de « mon salut personnel » vers celui qui est Seigneur et Sauveur.
3. La théologie sera constructive, ou si l’on préfère reconstructrice. À chaque époque surgissent des questions nouvelles et des problèmes différents, soit d’ordre intellectuel soit de nature éthique; le théologien apportera des réponses de la foi fondées sur l’Écriture. Mais l’Écriture, rappelons-le, n’a pas des formules toutes prêtes pour des questions actuelles, épineuses. Elle n’est pas une collection de 25 344 versets bibliques dont on tire, parfois au sort et tout arbitrairement, pour ne pas dire par moments avec quelques relents de magie « spirituelle », pour parer au plus pressé. Signalons encore qu’aujourd’hui nous pourrions mieux comprendre certains passages de l’Écriture que nos prédécesseurs n’avaient pas bien saisi. Ceci n’est nullement l’équivalent d’un processus de révélation continuelle, à la manière dont le comprend la théologie romaine, mais un approfondissement de la connaissance. Ainsi, si le Catéchisme de Heidelberg, excellent manuel de piété chrétienne, dit l’essentiel de la doctrine de la rédemption, il n’est pas très bavard sur ce que signifie le Royaume de Dieu dans ses rayons non seulement intensifs, mais encore extensifs, ni du témoignage chrétien dans le monde présent. D’ou la nécessité pour la théologie d’entreprendre une action constructrice si ou lorsqu’elle découvre un aspect nouveau de la révélation et des besoins de l’heure.
3. La méthode à suivre←⤒🔗
Diverses méthodes sont utilisées pour faire de la théologie.
1. La théologie systématique, dont l’approche est doctrinale, cherche à comprendre les doctrines clés de la Bible et à les classer dans une séquence autant que possible logique. Le théologien ne commencera pas son œuvre par l’étude de l’eschatologie, sans que celle de la création soit traitée pour commencer. Ou bien la doctrine du Saint-Esprit et de son œuvre d’application du salut ne précédera pas la personne et l’œuvre du Christ.
2. La théologie historique s’occupe des confessions de foi et des débats théologiques du passé comme sujet d’étude d’histoire. Elle n’est pas normative, mais descriptive. Elle étudiera la pensée des Pères de l’Église, ou d’Augustin, de Thomas et du catholicisme romain, de Luther et de Calvin, ou de penseurs plus modernes.
3. La théologie biblique s’occupe plus particulièrement du contenu culturel et des temps propres aux temps bibliques, de la langue, des livres et des auteurs, avec une approche historico-rédemptrice. Elle n’étudie pas simplement du point de vue de l’histoire, aussi intéressant que soit le sujet, mais sous l’aspect du plan de la rédemption divine. Ainsi, des passages bibliques peu « passionnants » tels que les ânes perdus du jeune Saül, ou les neuf premiers chapitres du premier livre des Chroniques, peuvent et doivent être lus dans le cadre de l’ensemble de l’histoire de la rédemption. Car, cela va sans dire, tout dans l’Écriture pointe vers le Messie et a trait à son ministère, même si à première vue le mode en est indirect, voire obscur.
L’étude de la théologie sera principielle. Elle refusera une approche dualiste de la révélation, qui à la manière des catholiques romains divise la vie en deux compartiments, l’une spirituelle, domaine de la grâce, l’autre naturelle, relevant de la compétence de l’homme et soumise à la raison autonome humaine, quoique déchue. Pareillement, elle ne sera pas littéraliste, qui est en usage chez une grande partie du protestantisme qui, sous prétexte d’être « biblique », lit la Bible comme un texte de grammaire et la répète de manière psittaciste.
Principielle, la théologie prend la Bible comme le fondement de toute réflexion et de conduite pour le savoir. La Bible s’adresse à l’ensemble de l’homme de manière principielle. Bien que son langage ne soit pas scientifique, toutefois son message doit également orienter les directions de la science humaine.
Notre présente étude, dans le cadre que nous lui avons assigné, s’assimilera comme genre davantage à la théologie systématique, bien qu’à l’occasion les deux autres méthodes seront aussi pratiquées.
Note
1. J.T. Mueller, La doctrine chrétienne.