Matthieu 6 - Donne-nous notre pain quotidien (1)
Matthieu 6 - Donne-nous notre pain quotidien (1)
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. »
Matthieu 6.11
Parmi les six demandes du Notre Père, nous abordons ici la première qui concerne directement notre subsistance matérielle. Elle exclut d’emblée l’erreur qui consiste à séparer notre vie en deux parties : la partie matérielle, qui serait à dédaigner, et la partie spirituelle, qui serait la seule légitime. Ainsi, pour certains chrétiens, cette quatrième requête du Notre Père est une demande concernant uniquement le pain spirituel. Il y a des croyants qui estiment que toute prière en vue de nos besoins matériels est indigne de la foi. Le Christ, disent-ils, ne nous a-t-il pas mis en garde contre le souci du quotidien? Une autre erreur consiste à penser qu’une telle demande pourrait tout naturellement être adressée à Dieu par tous les hommes sans distinction de foi.
Il est vrai que, dans le sermon sur la montagne, Jésus exhortait ses disciples à ne point se soucier du lendemain (Mt 6.24-34). Son exhortation ne contredit pas cette requête. Bien au contraire, elle la corrobore. Le seul fait que nous demandions le pain, éminemment terrestre, pour aujourd’hui nous rappelle que nous ne sommes pas encore des créatures désincarnées; aussi cette demande est tout à fait légitime. Elle n’est pourtant pas le privilège de n’importe qui. Les manifestations de convoitise et de cupidité, la lutte sans merci pour obtenir des avantages de tout ordre et l’orgueil de la vie caractérisent « l’homme naturel ». Son comportement contredit tout l’esprit de cette prière.
L’homme d’affaires assoiffé de gain, qui augmente sans cesse le prix de ses produits tout en se souciant fort peu de ses ouvriers, priera en réalité, quelle que soit la forme apparente de sa prière : « Donne-moi aujourd’hui le pain de mes employés. » L’employé qui vole le temps et parfois même autre chose de la compagnie pour laquelle il travaille prie à son tour : « Donne-moi aujourd’hui le pain de mes patrons. » Voilà une mentalité aux antipodes de la prière enseignée par Jésus-Christ. Le médecin qui augmente inconsidérément ses honoraires de spécialiste sans se soucier de la situation de ses malades prie : « Donne-moi aujourd’hui le pain de mes patients. » Ce dernier, quant à lui, n’ayant pas envie de payer des consultations successives qui lui reviennent fort cher, priera : « Donne-moi le pain de mon médecin traitant. » Et ainsi tournera sans fin ce carrousel anarchique inspiré par l’égocentrisme et par un matérialisme outrancier à tous les niveaux. Nul n’est content de ce qu’il reçoit ou possède, et nous aurions du mal à résoudre nos problèmes économico-financiers appliquant de la sorte la demande formulée par cette prière.
Aux yeux de Dieu, quelle terrible confusion, non seulement économique, mais encore morale! Celui-ci regarde du haut du ciel et n’aperçoit que des cupides et des avares, des bandes de racketteurs et des équipes d’escrocs, des intelligences et des mains qui subtilisent, volent, recèlent et souvent même assassinent par pure convoitise, pour augmenter leurs biens ou s’installer dans ce qu’ils s’imaginent le bien-être. En termes scientifiques, cela doit s’appeler sans doute la survie du plus apte… Créatures pourtant créées à l’image de Dieu, nous sommes devenus les fauves de cette jungle, des vautours voltigeant autour des plus faibles et des moribonds pour nous nourrir de leur chair et de leur sang, résultat certain d’une évolution régressive.
Mais qu’emporteront-ils dans l’au-delà, ceux qui s’offrent d’aussi tristes moyens pour accaparer quelques biens éphémères? Que va-t-il contenir, leur cercueil, ou même le mausolée érigé à leur souvenir? Nous voulons poser cette question banale avec la simple force de notre foi. Même pour nous autres croyants, il n’est pas toujours aisé de prier « en Esprit et en vérité », car nous ne vivons pas toujours au niveau où nous invite et veut nous placer l’appel de l’Esprit. Il me semble que l’accent, dans les mots de cette demande, est placé avant toute chose sur la reconnaissance. La gratitude envers Dieu, Donateur exclusif de tout bienfait, doit avoir priorité sur tout le reste. En dehors de son regard bienfaisant, ni nos soucis, ni notre labeur, ni même les dons accumulés ne sauraient nous être d’un quelconque profit.
La quatrième demande du Notre Père concerne notre vie physique. Elle précède même celles que nous aurons à formuler pour notre vie spirituelle, car avant même d’avoir recours au pardon de Dieu nous avons besoin du pain quotidien. Si nous refusions de le demander à Dieu, nous ne pourrions pas lui demander davantage le pardon des offenses. Or, par cette requête, nous ne demandons pas seulement le manger et le boire en vue de notre sanctification, mais aussi la sanctification du nom de Dieu. La demande du pain quotidien est étroitement associée à celle du règne de Dieu et à l’accomplissement de sa volonté. L’ordre dans lequel apparaissent les différentes requêtes du Notre Père relève un point important.
Nombreux sont les chrétiens qui estiment qu’ils ne souffriront pas des besoins d’ordre matériel parce qu’ils sont des enfants de Dieu. Ils s’imaginent même que, parce qu’ils sont devenus membres de son peuple, ils ne souffriront ni de la disette ni de la maladie, que Dieu prendra soin d’eux comme si cela leur était dû. Certes, nous tenons en cette parole une promesse faite à notre foi, mais n’oublions pas que tout est subordonné à la gloire de Dieu, gloire qui devrait resplendir dans nos vies comme dans le monde tout entier. Nous avons aussi l’avertissement de la révélation biblique d’après laquelle la souffrance, la tribulation, la famine et la mort violente pourraient ne pas nous être épargnées. Voici ce qu’écrit l’auteur de l’Apocalypse : « Il viendra un temps où personne ne pourra plus ni acheter ni vendre s’il ne porte la marque de la bête » (Ap 13.17). Il est donc important que nous priions pour ce pain quotidien en subordonnant notre demande à la seule gloire de Dieu, à l’établissement de son règne, à l’accomplissement de sa volonté.
Tournons-nous à présent vers le contenu même de cette requête. Nous sommes impressionnés par le fait qu’elle place le demandeur au niveau le plus simple et ne s’occupe que de ses besoins strictement matériels. Celui-ci ne demande que le pain que pétrit le boulanger, représentant tous les besoins matériels qui, à vrai dire, peuvent devenir multiples. Il nous faut le vêtement et la nourriture, composée de divers aliments, et dans le monde moderne nous aurons aussi besoin d’argent! Ceci admis, il nous faut exclure toute idée de demander ce qui n’est pas absolument nécessaire pour la subsistance physique et terrestre de notre vie. Le pain ne garantit pas l’aisance absolue, encore moins le luxe superflu. Dans notre société moderne dite de consommation, nous aurons à notre portée mille et un objets, depuis les gadgets inutiles jusqu’aux appareils perfectionnés qui, reconnaissons-le, rendent à certains égards notre vie plus facile et agréable.
J’espère pourtant que nous ne formulerons pas une longue liste de ces biens, si souvent superflus. Ce qui ne signifie pas qu’on doive s’en passer à tout prix. Il s’agira plutôt de prendre garde à ne pas nous attacher à ces objets non indispensables et encore moins à les convoiter. Nous ne prierons que pour ce dont nous avons réellement besoin. Nous ne prierons ni pour la voiture automobile, si elle n’est pas indispensable, ni pour acquérir une résidence secondaire… Et nous éviterons surtout le blasphème consistant à prier pour gagner dans un quelconque jeu de hasard!
Le mot « quotidien » de notre requête traduit parfaitement cette idée-là et il est assez rare dans le Nouveau Testament. De quoi s’agit-il? Nous pensons avec un certain nombre d’interprètes qu’il s’agit du pain dont nous avons besoin chaque jour. « Donne-nous la portion limitée dont nous avons besoin pour cette journée. » Nos besoins varient d’un jour à l’autre, selon les circonstances. Notre prière consistera à demander à Dieu de nous accorder le strict nécessaire, selon la mesure qu’il aura prévue dans sa sagesse et d’après sa libéralité paternelle. Dieu ne veut pas nous sécuriser une fois pour toutes. Il promet cependant d’accorder le pain jour après jour, et la seule attitude convenable en sa présence est celle d’une confiance sans partage et d’une reconnaissance remplie de joie.