Le mal et la souffrance
Le mal et la souffrance
« Le mal ne me touche pas comme quelque petite affaire intérieure à moi-même. Il est en nous et autour de nous. Il arrive qu’il nous submerge et nous écrase. Il est la mort, il est toutes les maladies du corps et de l’esprit; il est tous les désordres, toutes les injustices… Il est toujours là, et avec lui nous devons nous battre comme des conjurés. »
C’est Jean Guéhenno de l’Académie française, qui parle ainsi quelque part dans ses écrits.
Le mal se trouve partout. Il ronge les cellules vivantes de tout ce qui existe, comme le cancer. Il désagrège la vie sociale et les vies individuelles. Il s’attaque à l’univers tout entier afin de le décomposer. Il est la trame même de notre vie quotidienne et, chaque jour, nous sommes aux prises avec lui, soit directement, soit à travers l’information, ce qui nous plonge dans une consternation toujours renouvelée.
Les accidents de la route et ceux de l’air, les atrocités de la guerre, le massacre d’innocents, les crimes commis sur des enfants sans défense, la mort violente à cause des catastrophes naturelles où de celles déclenchées par notre civilisation technicienne, etc. La liste en serait interminable…
Tout ce mal, tous ces maux, nous déconcertent, nous déroutent et nous font souffrir, même lorsque nous n’en sommes pas directement les victimes. Nous ne nous habituons pas — heureusement d’ailleurs — à sa présence au milieu de nous, et elle nous révolte profondément. Le mal nous apparaît comme quelque chose de sinistre, que ce soit dans nos vies individuelles ou dans celle de la société. Il nous semble aussi que cette présence se développe toujours davantage sous les traits les plus hideux et les plus grotesques, et l’horreur que nous en ressentons grandit sans cesse. Que dire aussi des souffrances cachées et des morts solitaires de ceux qui périssent sans que personne y prenne garde?
Nous aimerions y voir clair au milieu de tout ce tumulte, et parfois nous essayons d’y parvenir en tâchant de nous adapter, tant bien que mal, à cette omniprésence du mal; parfois, nous finissons même par nous incliner devant son emprise…
Certains croient que la résignation est la vertu suprême. Mais en réalité, celle-ci n’est que la sagesse de l’esclave; ils confondent Évangile et résignation. On peut trouver peut-être une certaine paix dans celle-ci, mais n’est-elle pas simplement la paix des cimetières?
Parfois, c’est la révolte et la résistance. Nous faisons appel à toutes nos forces pour lutter contre ce courant dévastateur qui charrie toutes les souffrances, toutes les épreuves, toutes les absurdités de la vie… Nous voulons prouver par une telle attitude que nous prenons la vie vraiment au sérieux; nous exigeons que notre dignité et celle des autres soient respectées. La révolte nous paraît, elle aussi, une noble attitude, mais elle risque bien souvent de n’être que le cri jailli du cœur de l’homme qui se tourne contre Dieu au lieu de se tourner vers lui.
Pourquoi le mal? C’est la plus tenace, la plus insidieuse, la plus cruelle de toutes les questions qui nous hantent. Les pages du Livre saint témoignent aussi des plaintes et des soupirs de l’homme — de l’homme croyant —, mais elles nous rapportent aussi sa prière. Des poèmes inspirés décrivent la détresse humaine des innocents. Les auteurs y font entendre leurs soupirs à cause de situations devenues intolérables. On y entend aussi des plaintes à cause de l’homme devenu inhumain, et les cris de ceux qui traversent l’épais brouillard enveloppant leur âme angoissée. Mais ces cris sont les cris de la foi qui, loin de s’accommoder de besoins superficiels, arrachent le cœur du croyant à sa suffisance et, à leur manière, déclarent la guerre contre le mal.
La Bible nous invite à une exploration encore plus vaste et plus profonde. Elle nous révèle comment le mal qui accable l’humanité repose sur un mal encore plus vaste et plus profond, c’est-à-dire sur une contradiction ultime par laquelle l’homme s’enferme sur lui-même. Une lecture même rapide de la Bible nous convaincrait que les conditions de vie qui régnaient en ces temps reculés étaient parfois horribles et, en tout cas, inacceptables pour quiconque était épris de justice, de droiture et de bonté. La guerre faisait rage, des injustices de toute sorte se commettaient sans que l’innocent pût se défendre; la maladie emportait inexorablement les plus faibles et les plus démunis, et le courage de ceux qui étaient les victimes de ce que nous appelons aujourd’hui « l’absurde » faiblissait…
Mais la Bible offre aussi une réponse. Réponse partielle, certes, mais cependant suffisante pour chaque être humain. La réponse complète et définitive est encore cachée comme un mystère dans le cœur de Dieu… Il nous suffit de savoir pour l’instant que ce cœur est le cœur d’un Père. Tel est le témoignage central de l’Écriture sainte.
Ainsi, pour une part, le mal est dû à un monde qui se détourne de Dieu et transgresse ses lois; par conséquent, il ne peut pas ne pas souffrir. « Celui qui sème le vent moissonnera la tempête » (voir Os 8.7). On ne commet pas le péché sans en subir les terribles conséquences, et c’est une grave erreur que d’ignorer cette étroite relation de cause à effet.
D’autre part, le mal, la souffrance et toute la misère humaine montrent combien nos ressources sont insuffisantes et même décevantes. Après avoir posé toutes ces questions angoissées et légitimes, nous apprendrons dans la réponse partielle que nous offre le Livre saint que Dieu n’est pas responsable du mal qui nous afflige. Des hommes crient leur indignation devant la souffrance des innocents. « Dieu, disent-ils, doit être sans pitié pour permettre tant de mal dans le monde. » L’Écriture, elle, renverse la question : « Les hommes sont sans pitié pour leur prochain, pour accomplir tant de mal contre lui… » La créature de Dieu est devenue tellement monstrueuse qu’elle est incapable de se sauver par ses propres moyens. Si Dieu n’était pas là, nous serions anéantis pour toujours. Or, Dieu renouvelle chaque jour à notre égard la provision de sa bonté.
Lorsque nous regardons autour de nous et que nous voyons le visage hideux du crime et la face troublée de notre monde, souvenons-nous de notre petitesse et de celle de nos ressources. Sans Dieu, notre existence ne serait que néant et poursuite de néant… Il y a encore un pas que l’Écriture nous invite à franchir. Elle nous parle de notre prise en charge totale par Dieu lui-même en la personne de Jésus-Christ.
Dans un tableau célèbre, un artiste voulut représenter les fondateurs des grandes religions. L’un y est peint comme un orateur, l’autre comme un lecteur attentif, le troisième dans une attitude de profonde méditation. Seul le Christ y est représenté dans la souffrance. Le Dieu de la Bible, celui de Jésus-Christ, n’écrase pas les hommes en leur faisant porter seuls l’intolérable fardeau de leur responsabilité; il ne les juge pas sans les secourir. Il ne leur présente pas des platitudes théoriques pendant qu’ils ploient sous le poids de leurs propres contradictions. En Jésus-Christ, Dieu est venu se charger du mal dont nous sommes pourtant les seuls responsables, et il participe à notre souffrance. Sur la croix du Calvaire, l’innocent — le seul innocent — a souffert, comme personne n’a jamais souffert, du mal et de l’injustice, ce qui demeure à nos yeux totalement incompréhensible… Et c’est la raison pour laquelle Dieu peut nous demander de détourner les yeux de nos crises et de nos épreuves pour les fixer sur la plus grande crise de toute l’histoire : la mort de Christ sur la croix. C’est là que nous avons la preuve irréfutable de l’amour de Dieu.
Devant le crucifié, nos « pourquoi » deviennent insignifiants, et la croix est le seul endroit où nous pouvons être apaisés et rassurés. Notre monde, à la fois bourreau et victime, peut espérer… Si le mal y est encore puissant et agissant, la guérison est aussi offerte. La croix, instrument du mal, est devenue dans la sage, mystérieuse et bienveillante volonté de Dieu, l’instrument de la victoire contre le mal. C’est pourquoi notre attitude vis-à-vis de celui-ci peut changer. Nous pouvons trouver désormais le chemin qui nous conduit vers Dieu.
Lorsque tout vacille autour de nous et que la tempête semble vouloir nous emporter comme une feuille morte, nous savons que Dieu, lui, reste comme « le Roc des âges », l’éternel Refuge, et cette certitude nous suffit. La foi peut désormais regarder le mal en face; elle ne pliera pas l’échine, elle ne démissionnera pas. « La souffrance du fidèle devient semailles, battage du blé dans l’aire, transformation en bonne farine. » Le croyant peut consentir à l’épreuve parce que celle-ci acquiert un sens : le sens de l’espérance qui naît de la vérité de Dieu, le sens accordé par celui qui fait la promesse. La foi gardera la joie du salut même dans la souffrance. Il n’y a pas la moindre apologie de la souffrance comme telle, pas la moindre attitude masochiste.
L’épreuve peut servir à faire taire en nous le bavardage d’un monde agité et se transformer en recueillement pour écouter Dieu. Si notre foi n’était que la simple garantie de notre vie et de nos biens, ou encore une sorte de refuge de « douceurs spirituelles », elle ne pourrait pas nous préparer à recevoir l’épreuve du mal et de la souffrance dans la confiance. Mais elle peut regarder le présent et l’avenir avec foi, calme et persévérance pour recevoir de la main de Dieu l’aurore qu’il promet après le crépuscule de sa paix.