Introduction au livre de Job
Introduction au livre de Job
- Généralités
- Histoire ou drame?
- Époque
- Auteur
- Plan
-
Contenu
a. Les différentes réponses au pourquoi de Job
b. Notes sur l’au-delà dans l’Ancien Testament -
Message
a. À l’instigation de Satan
b. Job et ses amis
c. Le discours d’Élihou
d. La suffisance de la grâce - Le sens de la souffrance; les leçons de Job
1. Généralités⤒🔗
Cet ouvrage, que les meilleurs experts tiennent pour un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, reste le plus souvent placé, dans les éditions chrétiennes de la Bible, en tête du recueil des livres parmi lesquels le rangent aussi les Septante, entre le Cantique et la Sagesse (l’un des écrits apocryphes de l’Ancien Testament). Choix judicieux, puisque le livre de Job est à la fois œuvre de poète et de sage. La Bible hébraïque le classe avec les autres livres qu’elle retient dans cette catégorie, parmi les Écrits, distincts de la Loi (ou Pentateuque) et des Prophètes (titre général qui couvre la plupart des livres dits ailleurs historiques et prophétiques).
Il est le premier des cinq livres appelés les Écrits (« Ketubim » en hébreu et « Hagiographes » en grec). Dans la Bible hébraïque, les Hagiographes comportent 12 livres dont : Job, Psaumes, Proverbes, Ruth, Esther, Ecclésiaste, Cantique des Cantiques, les Lamentations de Jérémie, qui en sont les premiers; viennent ensuite les derniers que sont 1 et 2 Chroniques, Esdras, Néhémie.
Des auteurs modernes ont dit que le livre de Job est l’un des plus grands qui n’ait jamais été écrit, qu’il n’en existe point dans la Bible ni dans la littérature d’aucun peuple qui possède une valeur littéraire qui l’égale.
2. Histoire ou drame?←⤒🔗
Cet admirable poème (la poésie hébraïque ne connaît pas de rime, mais l’assonance et les parallélismes) est-il fiction ou réalité? Disons tout d’abord que Job, sans l’ombre d’un doute, est un personnage historique (voir Éz 14.14). Puis constatons que le livre dans sa construction et son style appartient au domaine de la poésie.
La solution probable est que l’auteur sacré, sous l’inspiration du Saint-Esprit, avec un art consommé, nous présente l’éternel et vaste problème de la souffrance en s’emparant d’un fait historique qu’il habille d’un vêtement poétique. Job le persécuté est et restera le grand classique sur le sujet de la souffrance. Le nom hébreu pourrait signifier « où est le divin père? » ou « le persécuté », ou encore le combiné des deux…
Il n’est pas impossible que l’auteur ait recueilli une histoire de Job de l’héritage d’Édom ou d’Arabie du Nord, région qui fournit un décor à l’histoire. Pas impossible donc que cette histoire reflète un drame réellement vécu par quelque sage célèbre de l’époque patriarcale ou de toute autre, dans les steppes du sud-est de la mer Morte. Le nom du pays d’Uts est imprécis, on le suppose en Mésopotamie; les noms des trois amis ne sont pas davantage d’origine hébraïque, mais étrangère.
Si injuste qu’il paraisse au regard de la sagesse humaine, le cas de l’homme intègre frappé par le malheur n’est bien sûr pas unique : les plaintes qu’il émet retentissent aussi dans des littératures des peuples voisins d’Israël. C’est assurément autant à la valeur exemplaire du personnage de Job qu’à son existence historique que l’auteur prête son intérêt.
Le personnage de Job est incontestablement une figure historique authentique; autour de son expérience exceptionnelle s’est tissée et s’est forgée une conviction qui engendra ce chef-d’œuvre de la littérature biblique et certainement mondiale. Cette expérience en question est la question dramatique posée au sujet de la souffrance humaine.
3. Époque←⤒🔗
Quand Job a-t-il vécu? L’époque pendant laquelle s’est déroulé le récit n’est nulle part indiquée. Il n’existe pas d’arrière-plan historique. Peut-être la raison pour laquelle il n’est pas daté pourrait s’expliquer par le fait que l’auteur a voulu rendre son message plus universel, au lieu de lier le drame à une époque donnée.
Les interprètes ont placé la date de la composition du livre successivement à toutes les périodes de l’histoire d’Israël. Plusieurs théologiens célèbres, dont Luther, ont proposé l’époque de Salomon, qui a marqué l’apogée du génie littéraire des Hébreux; d’autres l’époque d’Ézéchias, d’autres enfin celle de l’Exil et du retour. Certains estiment qu’il existe plusieurs indices nous faisant supposer une période très reculée, soit l’époque patriarcale. En faveur de cette hypothèse, voici quelques arguments que nous ne faisons que mentionner, sans les prendre à notre compte :
1. Le livre emploie des noms propres qui se retrouvent dans la Genèse :
Uts - Job 1.1 - Genèse 10.23
Saba - Job 1.15 - Genèse 10.28
Chaldée - Job 1.17 - Genèse 11.31
Éliphaz - Job 2.11 - Genèse 36.15
Chouah - Job 2.11 - Genèse 25.2
2. Nous ne trouvons aucune mention du peuple d’Israël ni de la loi. Le nom du Dieu de l’alliance, Yahvé, ne revient qu’une seule fois (Jb 13.9); sans cela c’est celui d’Éloah qui est employé.
3. La richesse de Job consiste avant tout en bétail, comme du temps d’Abraham (Jb 1.3, Gn 13.2).
4. L’âge avancé atteint par Job est comme celui des patriarches (Jb 42.16).
5. Il est fait mention d’une pièce de monnaie qu’employait Jacob, la « kesita » (Jb 42.11; Gn 33.19).
6. Il est fait mention d’instruments de musique connus du temps des patriarches et même avant : tambourin, guitare, hautbois.
7. La manière d’écrire : avec un burin de fer sur la pierre (Jb 19.24).
Voici des arguments en faveur de la rédaction tardive du livre :
Le récit et le drame qui l’entoure se servent du problème de la souffrance injuste afin d’atteindre un but supérieur. Bien que l’énigme de la douleur ait été pour l’ancien Israël, et plus particulièrement pour les victimes de la captivité babylonienne, un problème urgent, il y en avait cependant un autre d’une importance également cruciale. Alors que leur monde venait de s’écrouler, ils se demandaient quelle était la signification même de leur foi. L’alliance était brisée, le temple détruit, la terre envahie, la population déportée ou décimée, le royaume éteint. Les survivants de l’Exil se laissèrent aller au désespoir ou bien tombèrent dans l’agnosticisme total quant à leur avenir. Mais l’auteur fait face au malheur national et pousse jusqu’à son extrémité la logique de la foi au Dieu souverain et Seigneur de l’alliance. Il emprunte l’exemple d’un homme juste qui est jeté dans l’adversité. La situation de son héros lui permet de scruter l’homme en tant qu’homme, dépouillé de tous ses réconforts et de toutes ses illusions. Il apprend que la religion et la moralité ne confèrent aucun droit au bonheur et il conduit ses lecteurs vers le seuil d’un royaume de l’être ou la grâce est souveraine et toute suffisante. Il ne s’est pas servi d’un modèle d’homme ordinaire, mais d’un héros, au vrai sens du monde, contrairement aux antihéros de l’infralittérature et de la sous-culture intellectuelle modernes.
4. Auteur←⤒🔗
Nulle part l’auteur n’est mentionné dans le livre de Job. Le Talmud prétend que c’est Moïse, mais nous n’en avons aucune preuve.
Bien que Job soit certainement un personnage étranger, l’auteur du livre est un israélite pieux, profondément croyant et toute sa théologie est un témoignage d’une rare fidélité à la pensée religieuse juive. Qu’il nous suffise de savoir qu’un jour un poète pieux a composé un poème sur l’histoire de Job à l’aide des données dont il disposait.
Il est évident qu’il fut un véritable grand génie littéraire. Sa plume trace un portrait admirable d’un homme et décrit des circonstances dramatiques dans un style élevé, éloquent, libre et riche, expressif et d’une rare originalité. Un vocabulaire à la fois subtil et sublime, un choix de termes remarquable, des tournures excellentes, des points incisifs, rendent le détail même le plus banal d’une allure, d’une hauteur rare dans la littérature contemporaine. On a dit qu’il a atteint des sommets inaccessibles de la pensée et de l’imagination de dramaturge. Épopée didactique ou drame tragique, peu importe ici de trancher, l’action dans le livre est certainement davantage interne qu’externe.
5. Plan←⤒🔗
Nous proposons ici un plan du livre que nous avons retenu des cours d’introduction biblique, lors de nos études :
1. Prologue : Job avant l’épreuve - 1.1-5
Son caractère, ses biens, sa famille
2. Le drame : Job pendant l’épreuve - 1.6 à 37.24
a. Controverse entre Dieu et Satan - 1.6 à 2.10
1. Premier assaut de l’ennemi - 1.6-22
a. Première réunion dans les lieux célestes - 1.6-12
b. Job dépouillé de ses biens - 1.13-22
2. Deuxième assaut de l’ennemi - 2.1-10
a. Deuxième réunion dans les lieux célestes - 2.1-7
b. Job atteint dans sa santé - 2.8-10
b. Controverse entre Job et ses amis - 2.11 à 37.24
1. Arrivée et silence des amis - 2.11-13
2. Lamentation de Job - 3.1-26
a. Pourquoi suis-je né? - 3.1-10
b. Pourquoi ne suis-je pas mort enfant? - 3.11-19
c. Pourquoi ma vie est-elle prolongée? - 3.20-26
3. Premier cycle de discours - 4 à 14
a. Éliphaz-Job - 4 à 5 et 6 à 7
b. Bildad-Job - 8 et 9 à 10
c. Tsophar-Job - 11 et 12 à 14
4. Deuxième cycle de discours - 15 à 21
a. Éliphaz-Job - 15 et 16-17
b. Bildad-Job - 18 et 19
c. Tsophar-Job - 20 et 21
5. Troisième cycle de discours - 22-31
a. Éliphaz-Job - 22 et 23 à 24
b. Bildad-Job (trois discours) - 25 et 26 à 31
6. Quatrième cycle de discours : Élihou - 32 à 37
a. Aux trois amis - 32
b. À Job - 33
c. Aux trois amis - 34
d. À Job - 35 à 37
3. Controverse entre Dieu et Job - 38 à 42.6
a. Première révélation de Dieu - 38.1 à 40.5
1. Sa puissance dans la création
2. Réponse de Job, humilié
b. Deuxième révélation de Dieu - 40.6 à 42.6
1. La sagesse de son gouvernement
2. Réponse de Job, repentance et soumission
4. Épilogue : Job après l’épreuve - 42.7-17
a. Prière de Job pour ses amis - 42.7-9
b. Retour des anciens amis de Job - 42.10-11
c. Prospérité d’autrefois retrouvée au double - 42.12-17
6. Contenu←⤒🔗
Entre les cinq livres que nos versions appellent « poétiques », il en est deux qui unissent des affinités profondes : Job et le Cantique des cantiques. Aimer et souffrir sont des émotions toujours rapprochées. Le secret de beaucoup souffrir n’est-il pas de beaucoup aimer? Et n’est-ce pas en souffrant davantage que s’accroît l’amour? Job, c’est la fidélité aux prises avec les assauts de la souffrance; la Sulamite, c’est la fidélité aux prises avec les séductions de la jouissance. Ces deux luttes, Jésus les a connues dans toute leur intensité dans le désert de la tentation et à Gethsémané, et il en est sorti vainqueur.
Les livres poétiques renferment la philosophie des Hébreux. Dans la loi, les exigences du Dieu saint ont été proclamées et ses droits établis; dans les Prophètes (du canon hébreu), le peuple élu et les peuples étrangers ont été jugés à la lumière de la Loi. Dans les Hagiographes, la révélation reçue par Moïse et les prophètes est appliquée à la vie de tous les jours. Pour le sage de l’Ancienne Alliance, l’existence de Dieu ne fait aucun doute, sa souveraineté est un fait établi, mais d’innombrables points d’interrogation se dressent sur le chemin de la foi. Pourquoi le juste souffre-t-il alors que les menaces de Dieu sont pour ceux qui méprisent ses lois? Pourquoi Dieu reste-t-il silencieux en face des souffrances des siens? Pour trouver la solution de ces pourquoi, les Israélites ne possédaient pas encore les glorieuses révélations de la meilleure alliance. C’est de haute lutte que leurs saints se sont élevés jusqu’au sommet des certitudes éternelles, et qu’un Job, au plus fort de la bataille, a pu s’écrier : « Je sais que mon Rédempteur est vivant » (Jb 19.25).
a. Les différentes réponses au pourquoi de Job←↰⤒🔗
Nous y avons cinq réponses fausses, que nous examinerons plus en détail dans la partie traitant du message. Résumons-les pour nous y préparer déjà.
1. Celle de Satan : La souffrance fera pécher Job. Job sert Dieu par intérêt pour ce qu’il reçoit et non par amour. Satan veut utiliser la souffrance comme moyen de perdre Job, de le faire tomber, prétendant que la souffrance engendre infailliblement le péché d’abandon de la foi en Dieu. « Il te maudira en face » (Jb 1.11). Il sait bien qu’elle est une conséquence du péché (sa propre chute), et il désire l’employer pour augmenter le péché de l’homme et l’entraîner toujours plus bas dans le gouffre de la misère et pour allonger la chaîne de ses douleurs.
2. Celle de la femme de Job : La souffrance, l’épreuve de Job, la perte de tous ses biens éteignent tout espoir, par conséquent la seule chose à faire est de maudire Dieu et de mourir. (Jb 2.9). Cette réponse dénote une ignorance totale de la réalité et de la valeur des biens spirituels.
3. Celle des amis de Job (voir Jn 9 et Lc 13) : La souffrance est une conséquence directe d’un péché particulier. Éliphaz, le moraliste et le visionnaire (Jb 4.11-21), affirme que, puisque Job souffre, c’est la preuve qu’il a fait le mal (Jb 4.7; 15.34; 22.5); son conseil est : reviens à Dieu dans l’humiliation et il te relèvera (Jb 22.21-30). Bildad, le philosophe dont toute la sagesse repose sur la tradition (Jb 8.8-10), argumente ainsi : Dieu est juste, il ne peut donc pas répondre à la prière du méchant (par conséquent à Job) et celui-ci doit être châtié (Jb 8.3; 12-13; 20; 18.5-14-21; 25.4). Tsophar, l’orgueilleux, se vante de connaître parfaitement les voies du Seigneur Dieu. Job, prétend-il, est moins durement traité qu’il ne le mérite. La vie du méchant a toujours été brève (Jb 11.6; 11.7-12; 20.5,28,29). Conseil : Éloigne-toi du mal et Dieu te relèvera (Jb 11.14-15). Nous ne nous étonnons pas que Job baptise ces trois amis du nom de « consolateurs fâcheux » (Jb 16.2), de médecins de néant (Jb 13.4), d’amis perfides (Jb 6.14).
4. Celle d’Élihou : La souffrance est destinée à purifier le fond de péché qui est en Job et qu’il ignore lui-même (Jb 34.32). Élihou se croit seul dans la vérité et se présente en défenseur, en avocat de Dieu; les deux grandes pensées qu’il émet (qui sont vraies, mais qui ne relèvent qu’une partie de la vérité) sont :
a. Certaines douleurs sont dispensées pour purifier l’homme des germes du péché en lui (Jb 34.14-33). Si Job trouve un ami céleste qui lui révèle le but de l’épreuve, sa restauration ne tardera pas.
b. Dieu est si grand et si sage que nous ne pouvons mettre en doute la justice de ses voies; il n’abuse jamais de son pouvoir. Ces deux affirmations un peu banales d’Élihou ne suffisent pas encore à percer totalement le mystère de la souffrance.
5. Celle de Job : Puisque je souffre, moi innocent, Dieu est injuste. Job surmonte facilement la tentation d’écouter la voix de l’incrédulité. Il repousse la grossière tentation (conseil de sa femme), mais dans sa lutte contre la piété de ses amis, il est battu sur le terrain du raisonnement, car il n’a pas d’autre théologie que la leur, il ne détient pas la clé du problème. Les deux choses qu’il ne peut concilier sont le témoignage d’innocence de sa conscience et sa théorie de la rémunération, Dieu ne punit que les coupables. Ses discours sont comme les soubresauts d’un fiévreux, car il se voit réduit ou bien à donner un démenti à sa conscience ou bien à nier Dieu.
« Je suis innocent, Dieu est juste. Or il multiplie mes blessures. Pourquoi? C’est sans raison, je ne comprends pas. Il ne me reste qu’à en appeler à Dieu lui-même, à ce Dieu qui est devenu mon adversaire. N’invente-t-il pas de péchés commis soi-disant par moi? »
L’expérience conduit cependant tout observateur de bonne foi et de bon sens à admettre que nombre de vauriens vivent dans la prospérité jusqu’à leur dernier souffle, fut-ce à un âge avancé, tandis que les hommes droits et craignant Dieu sont souvent victimes des pires misères. De ceux-ci Job est l’exemple parfait. Et l’auteur, qui lui prête de si poignants et si sublimes accents, entre pleinement dans l’esprit, le cœur, le corps même de son personnage, interpellant sous le fouet des tourments et dans toute la sincérité de son âme, le Dieu qui le traite injustement, s’acharne contre lui dans l’apparent excès de sa sévérité ou de ses exigences, et le conduit à poser le problème même de la destinée humaine.
b. Notes sur l’au-delà dans l’Ancien Testament←↰⤒🔗
Alors que les Égyptiens, instruits par exemple de leurs mythes, s’attendent à être condamnés ou absous après la mort devant le tribunal d’Osiris, les fidèles israélites ne sont pas encore au clair en ce qui concerne l’existence d’une réelle survivance et d’un jugement dans l’au-delà. Jusqu’aux derniers siècles de l’ère ancienne, où poindra l’espérance, puis la certitude de la vie éternelle, ils soupçonnent seulement que l’homme couché avec ses pères ne disparaît pas complètement; mais ils se font une consternante idée de la pâle existence des « ombres », quasiment inconscientes, dans le silence du shéol.
Bien que certains prophètes aient suggéré quelques distinctions dans l’accueil que recevraient dans ce séjour des morts les bons et les méchants, ceux-là, comme eux, dès lors qu’ils ont franchi le seuil fatal, sont réputés sans force, sans espoir, sans autre activité que leurs gémissements, privés même du pouvoir de louer Dieu…
D’une manière qui nous étonne, cette bouleversante histoire de Job entame vigoureusement, par l’argumentation de son héros, la doctrine traditionnelle selon laquelle récompenses et châtiments sanctionnent ou sanctionneront en cette vie même les mérites et les fautes des mortels. Elle en appelle à la révélation d’une rétribution dans l’au-delà, à laquelle le Nouveau Testament mettra la touche finale, et déjà prépare l’intelligence des textes inspirés chrétiens où l’espérance d’une vie future qui comblera le juste, pressentie par les psalmistes, se trouve nettement affirmée.
Ceci est plus que conviction certaine, une vision, un désir. Sa conception de l’au-delà n’est pas une ferme connaissance. À l’époque de Job, la foi israélite n’avait pas encore d’idée claire relative à la vie après la mort. Il lui manquait la certitude due à la résurrection du Christ. Pour Job, l’au-delà est couvert de sombres voiles. En dehors de la vie présente, il n’espère être l’objet d’une quelconque bonté. Les plaisirs de la vie se terminent à l’heure du trépas. L’âme descend au shéol. Le shéol se situe dans les parties inférieures de la terre, régions sombres, nébuleuses, froides, tristes, aires de désolation, d’où il est impossible de revenir. Des êtres fantomatiques, solitaires, s’ennuyant, angoissés, traînent une interminable existence… Tous les liens d’affection sont brisés. Les esprits désincarnés mènent une existence à demi consciente, ils assistent au dépérissement, au pourrissement de leur corps, ils s’en désolent et s’en torturent sans répit…
Ce n’est pas avec une telle foi que Job pourrait posséder une idée claire sur l’au-delà. Ses dernières déclarations expriment qu’il a mis de côté ce credo comme un vain espoir. Dans l’au-delà, derrière le rideau du drame existentiel de Job, il n’y a pas de scène. Si Job doit être justifié, qu’il le soit dans la vie présente! Il recouvrira ici et maintenant le bien-être passé. Il réclame de Dieu qu’il lui fasse droit ici et maintenant.
7. Message←⤒🔗
L’introduction générale a plus haut offert un plan détaillé du contenu. Dans cette partie principale qui cherchera à dégager l’essentiel du message du livre, nous suivrons les divisions suivantes :
- À l’instigation de Satan
- Job et ses amis
- Le discours d’Élihou
- La suffisance de la grâce
Nous conclurons notre étude en abordant le problème de la souffrance vue sous l’angle de ce livre de l’Ancien Testament.
a. À l’instigation de Satan←↰⤒🔗
Un homme vivait au pays d’Uts. D’une piété exceptionnelle, il est intègre et il craint Dieu. Il est également grand propriétaire, possesseur de biens énormes, extraordinairement riche. Le problème se pose au sujet de cet homme dans une scène qui se déroule à la cour céleste, où Dieu déclare à Satan : Cet homme, c’est-à-dire Job, mon serviteur, est vraiment pieux. Satan met en doute l’affirmation divine : Est-ce donc pour rien que Job craint Dieu? C’est dans ce terme « pour rien » que réside la vraie question. Le dialogue de Dieu avec Satan la pose avec tant de force qu’elle prend la signification suivante : Existe-t-il d’une piété vraiment désintéressée? Le doute de Satan s’oppose ici à l’entière confiance que Dieu met en Job. Job est plus qu’un homme ordinaire. Il est juste selon le décret de Dieu (Jb 1.1-5, 8). Le diable, Satan, est à la fois l’accusateur public de la cour céleste et l’agent provocateur qui met tout en œuvre pour séparer le croyant de son Seigneur.
Mais qui est-il donc ce Satan qui apparaît ici parmi les « fils de Dieu », en pleine cour céleste? Il n’est pas l’Antichrist ni le principe du mal, tel qu’il nous sera présenté, dans la pleine lumière de la révélation suffisante et définitive dont nous bénéficions actuellement, grâce aux lumières que répand le Nouveau Testament. À première vue, il nous rappellerait un « haut fonctionnaire » de Dieu, le procureur général de son royaume, pour ainsi dire, et certains interprètes n’ont pas manqué de réduire le rôle diabolique du personnage de celui de l’Adversaire haineux à celui de la fonction du procureur, qui fait connaître au juge l’injustice cachée qui n’a pas été dénoncée. Mais si nous faisons bien attention à sa confrontation avec Dieu, Satan, parmi les fils de Dieu, en pleine cour céleste, est déjà bien plus qu’un fonctionnaire investi d’une fonction apparemment nécessaire, voire légale!
Dans le Royaume de Dieu, peut-il y avoir un crime plus corrupteur qu’une piété qui n’est qu’un égoïsme déguisé? Être pieux signifie craindre Dieu avant tout, l’aimer par-dessus tout et se confier en lui seul. C’est là le but vers lequel tend en fait la création tout entière, y compris l’homme qui la couronne. Dieu veut avoir en face de lui une créature qui vive uniquement de sa bonté et pour sa gloire, un être qui l’aime de tout son cœur d’un amour parfaitement désintéressé.
S’il ne se trouve pas un seul homme qui réponde à la bonté de Dieu, alors le monde est mauvais; la création de l’univers, si parfaite soit-elle, est une entreprise ratée. Au contraire, s’il existe, ne serait-ce qu’un seul être, un seul homme qui accomplisse la volonté divine, alors Dieu et sa création tout entière sont justifiés. En faveur de ce seul homme, Dieu donne sa parole d’honneur, parce que sur ce seul point l’ensemble de la création est mis en cause. Ainsi en va-t-il de l’honneur de Dieu.
La nature de Satan c’est le doute. Le propre du doute est de changer le bien en mal (Gn 3.1-6; Mt 4.1-11). Satan doute du bien-fondé de la confiance que Dieu met en Job :
« Ne l’as-tu pas protégé, lui, sa maison et tout ce qui lui appartient? Tu as béni l’œuvre de ses mains, et son troupeau se répand dans le pays. Mais étends ta main, touche à tout ce qui lui appartient, et je suis sûr qu’il te maudira en face » (Jb 1.10-11).
Satan lance à Dieu un défi et le « conteste » en se servant de la personne de Job. Ce dernier est d’une parfaite droiture. Il craint Dieu et se détourne du mal. Bel et bien tout cela, mais le défi concerne très exactement la motivation de cette attitude exemplaire. L’accusateur public met en question le désintéressement, la gratuité de ce service. Job est-il ce qu’il est en face de Dieu, Israël en face du Dieu de l’alliance, parce qu’il en attend quelque chose? La foi et la vie qu’elle anime sont-elles le plus secret calcul, le plus subtil investissement de l’homme? Job sert-il Dieu à cause de Dieu, parce qu’il l’aime en réponse à son amour, ou parce qu’il en a reçu prospérité et réussite et dans le dessein de garder celles-ci? Que reste-t-il de la parfaite droiture de Job, de sa crainte de Dieu et de sa haine de ce qui sépare de lui, le jour où une distance apparaît entre foi et bonheur?
« Pour rien ». Ces deux mots, rappelons-le, sont la clé du livre de Job, le fil conducteur de toute l’Écriture. On peut les traduire autrement et mettre à leur place « gratuitement », ou encore « par amour »! Car l’amour n’est exactement rien pour celui qui n’aime pas et l’on trouvera la question de Satan dans la bouche de tous ceux qui s’étonnent de l’absence de raison de l’obéissance chrétienne… Le chrétien ne peut que tenter de répondre avec crainte et tremblement : c’est pour rien, en effet, que je travaille à l’œuvre de Dieu.
Le lien entre le bien-faire et le bien-être doit être tranché, si l’on veut avoir la preuve de la fidélité désintéressée de Job à l’égard de Dieu, capable de dire « je l’aime ».
Mais au défi de la gratuité, Dieu accepte que Job soit privé de tout ce qu’il a; en quelques jours, il est précipité au fond de l’abîme, dans une solitude telle et un abandon si extrême que la plainte du calvaire va retentir, d’un bout à l’autre du livre qui porte son nom : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46). De tous les personnages de l’Ancien Testament, il n’est pas un seul qui annonce de façon si pathétique la passion de Jésus-Christ. Quel est le sens de cette atroce épreuve?
Très exactement de manifester à Satan, à tout esprit négateur, que le Dieu d’amour est aimé en retour d’un amour authentique qui fait écho au sien : ce n’est pas par une manifestation éclatante de la puissance divine que l’accusateur sera réduit au silence et l’adversaire vaincu, mais par la fidélité de Job, le pauvre.
« Il faut que Job réponde et seule cette réponse pourra le vaincre. Car Satan ne peut être vaincu que par un plus faible que lui, par Job dans sa faiblesse et non par Dieu dans sa puissance. Il faut donc que Job soit éprouvé. Il le faut parce que Satan ne peut être vaincu et convaincu autrement… Il est un pouvoir spirituel qui ne peut être exorcisé et anéanti… que par un pouvoir d’une tout autre dimension, le pouvoir d’un amour absolu révélé dans l’épreuve absolue » (R. de Pury, p. 12).
Pour dévoiler les mobiles profonds qui font agir Job, Dieu livre celui-ci entre les mains de Satan. Malheur sur malheur frappent Job, sans lui laisser le temps de reprendre haleine. Tous les biens qu’il possède, puis tous ses enfants lui sont ravis, en une seule journée. Job alors prononce cette seule parole : « L’Éternel a donné, et l’Éternel a ôté; que le nom de l’Éternel soit béni »! (Jb 1.21). Il ne pense pas aux biens qu’il a perdus, mais au dispensateur des dons. Il ne maudit pas; il rend grâces.
Ainsi Dieu est parfaitement justifié. La réponse de Job a-t-elle vraiment dissipé le doute de Satan? Dans l’entretien qui suit, Dieu dit à Satan : « Il demeure ferme dans son intégrité, et tu m’incites à le perdre sans cause » (Jb 2.3). Autrement dit, « je suis justifié, tu m’as poussé à ruiner Job pour rien. » Satan ne se donne pas pour battu. Peau pour peau! Tout ce que l’homme possède, il le donne pour sa propre vie. L’homme est un tel abîme d’égoïsme que, lorsque l’occasion s’en présente, il sacrifie tout, même la vie de ses proches, pour se sauver lui-même. J’affirme que Job en donnera la preuve. Il n’a pas encore été touché dans sa propre chair. « Mais étends ta main, touche à ses os et à sa chair, et je suis sûr qu’il te maudit en face! » (Jb 2.5). Sommes-nous assez attentifs à cette confrontation?
L’homme pieux est frappé d’une maladie affreuse et répugnante, la lèpre, peut-être. Sans un mot de révolte, Job se met au ban de la société et s’assied dans la cendre. Sa femme ne peut supporter une telle situation plus longtemps. Elle dit à Job (et Satan s’exprime par sa bouche pour le tenter, comme autrefois par Ève) : « Maudis Dieu et meurs! » (Jb 2.9). Mais Job lui réplique : « Tu parles comme une femme insensée! [qui ne prend pas Dieu au sérieux]. Quoi! nous recevrions de Dieu le bien, et nous ne recevrions pas aussi le mal? » (Jb 2.10).
Il ne veut pas des biens. Il vit de la bonté de Dieu, qui est au-delà du bien et du mal! Il vénère la main, soit qu’elle donne, soit qu’elle prenne, reconnaissant que c’est la main de Dieu; elle agit avec lui : telle est la bonté.
Job est assis dans la cendre. Il proclame ainsi la gloire de Dieu et reste fidèle à la parole d’honneur de son Créateur. Le livre pourrait prendre fin ici. Job tourmenté et vaincu serait rétabli dans sa situation antérieure… L’épreuve de Job ne peut être augmentée davantage par des tourments venant de l’extérieur; mais la souffrance intérieure grandit à l’infini chez l’homme qui se débat dans les questions d’ordre spirituel. C’est un bienfait relatif, pour l’homme qui souffre, d’extérioriser sa peine. Mais c’est une épreuve infiniment pénible, pour celui qui s’est réfugié dans une calme résignation, que d’entendre discourir sur le problème de Dieu.
Il montre donc par le témoignage du livre de Job que la souffrance n’a pas seulement un but pédagogique et que le diable a aussi sa place dans le monde. Dieu permet l’existence de réelles injustices, mais lorsque par son Esprit un homme est rendu capable de le servir « pour rien », c’est-à-dire sans espoir de récompense, on peut voir que la communion entre cet homme et Dieu demeure, en dépit de tous les diables. Il est donc permis d’attendre du peuple de Dieu autre chose que les théories pieuses et les phrases consolantes des amis de Job. La route est ouverte pour cette lutte que Job a dû mener avec Dieu et qui rappelle celle de Jacob : « Je ne te laisserai point partir sans que tu me bénisse » (Gn 32.27). Par son attitude, Job a surmonté la souffrance et la tentation qui accompagne toute épreuve. Mais il y a ici plus que Job; car les flèches de l’Adversaire visent surtout Dieu. Dieu est la première cible de l’accusation diabolique.
Satan a accusé Job de ne pas servir Dieu gratuitement, pour rien, par pur amour, mais plutôt de s’en servir. En d’autres termes, Satan allègue que Dieu est incapable d’être aimé pour lui-même. Évaluant avec un mesquin calcul la piété de Job, Satan visait par cette insinuation venimeuse à blesser le cœur même de Dieu. Sycophante, délateur professionnel depuis le début, il crache à la figure de Dieu : Tu ne mérites pas! Ce serait de notre part une singulière méprise si, sur cette page du livre de Job, nous n’entendions pas la mise en doute, la contestation de l’honneur de Dieu, et ramenions le drame aux dimensions exclusives d’un malheur s’abattant sur un mortel, le situant au niveau horizontal et l’interprétions comme s’il se fut agi d’une tragédie humaine, simplement historique, la dépouillant de son enjeu réel.
Or, le conflit est gigantesque, il dépasse une explication historique et simplement horizontale. Il éclate dans la cour céleste. Dieu y est servi et honoré par ses fils et serviteurs célestes, Satan reçoit la permission d’y pénétrer, de se tenir au milieu d’eux et d’y jeter le trouble, de chercher le chaos, d’ébranler même, s’il le pouvait, la confiance de Dieu en lui-même… Telle est la stratégie diabolique du Malin, l’adversaire. Telle est la démesure de Satan l’accusateur de Dieu et par conséquent le tentateur et destructeur de ses créatures. Il blasphème pour l’atteindre et le heurter, et s’il le pouvait, le faire basculer dans le néant dans lequel, ange déchu, il s’était perdu lui-même. Son dessein funeste cherche à atteindre tout d’abord le Dieu souverain. Et c’est parce que Satan sait que son outrance ne pourra porter atteinte, salir et avilir cet honneur dont Dieu est sans cesse l’objet dans la cour céleste, qu’il cherche à la profaner sur terre. Si la volonté divine est faite dans les cieux, il décrète lui, prince des ténèbres, qu’il n’en sera pas ainsi sur la terre. Tu verras si des hommes, faits à ton image et selon ta ressemblance, même le plus pieux d’entre eux, te servent pour rien! Éprouve donc cet homme intègre et craignant Dieu, il ne résistera pas à une vérification décisive. L’ère de soupçon, Satan l’avait déjà inaugurée en s’approchant des ancêtres du genre humain. Jésus disait à son sujet qu’il était le père du mensonge.
Dans sa souveraine liberté, Dieu cède à cette diabolique insinuation, car il sait d’avance, il sait non seulement démentir l’adversaire, qu’il tient solidement dans les limites d’une mission que lui-même lui assigne, mais encore s’attacher son enfant, Job, l’homme vraiment intègre, par pur amour, pour rien. Ainsi l’épreuve infligée vengera l’honneur divin, ainsi Dieu ouvrira le feu qui provoque les accusations de l’ennemi, acceptant le défi qu’elle continue. Désormais, le duel est engagé. Job est le champion de Dieu; sa vie, fragile existence de poussière, ainsi qu’il la décrit, comparée jusqu’à la teigne insignifiante, deviendra un extraordinaire champ de bataille; combattant soumis, il est engagé à la fois comme soldat et comme martyre; sa personne est prise en tenaille entre deux puissances dont il ignore l’opposition et l’hostilité. Il ne sait pas encore, il ne saura pas, qu’il est pris dans les affres d’une tourmente inouïe, déclenchée à partir de la cour céleste, et que l’issue de cette confrontation tournera à la confusion de Satan. Il sera rétabli et il recevra au double la portion de bénédiction dont il avait bénéficié avant son malheur.
La seule réponse donnée par Dieu au déferlement du mal sera l’amour du Christ, risqué, offert, livré sans défense à ses ennemis et triomphants du mal par cette mort où s’accomplit un amour sans mélange. C’est sur le fumier de Job, c’est dans les ténèbres du Vendredi saint, que la volonté de puissance et la convoitise seront vaincues.
b. Job et ses amis←↰⤒🔗
Comment imaginer que le Dieu de justice puisse combler ses serviteurs fidèles et punir les mauvais autrement que dans l’existence terrestre? On attend donc de Dieu pour les justes une belle, bonne, prolifique et longue vie ici-bas; pour le mauvais, ici-bas encore, la souffrance, le malheur, la stérilité ou une mort prématurée.
Ainsi raisonnent les trois amis de Job. Et puisque celui-ci subit le sort du mauvais, sa culpabilité, consciente ou non, ne fait pour eux aucun doute. L’humble soumission à la peine encourue, jointe au repentir, leur paraît le seul remède à ses maux. Les discours d’Élihou nuancent le propos, mais ne les contredisent pas.
Analysons, pour commencer, les discours des amis. Trois amis de Job accourent à lui en apprenant la somme indescriptible de malheurs qui le frappent. Ce sont des hommes sages, fils d’Orient, considérés dans la Bible comme les penseurs les plus audacieux; leurs recherches les conduisent à sonder les abîmes les plus profonds de la pensée et de la réalité.
Ils aperçoivent Job, se mettent à sangloter, déchirent leurs vêtements, lancent de la poussière vers le ciel, en signe de consternation, au-dessus de leurs têtes. Durant sept jours et sept nuits, ils gardent le silence, tant ils sont atterrés devant sa peine sans mesure. Ils s’étaient concertés pour aller le plaindre et le consoler. Ils lui témoignent une sympathie sincère. Pourtant, bientôt ils feront preuve d’une totale incompréhension de sa douleur.
Sa foi leur semble chancelante, son âme, sous l’attaque violente, subie sans raison apparente, est prête à se détourner de Dieu, celui qu’il craignait et servait. Le frêle vaisseau de son existence est emporté au gré des vagues redoutables, en pleine dérive; son humeur même est orageuse; il court le risque mortel de s’écraser contre des écueils sans pitié de sa destinée; toutes les lueurs d’espoir, les unes après les autres, s’éteignent cruellement. C’est à vue d’œil que tarissent les sources de sa vie. En vain Job cherchera-t-il auprès d’eux un secours pour réconforter son âme défaillante. Ils le déçoivent amèrement, stupidement il faudrait ajouter, malgré leur prétendue sagesse et leur amitié bien intentionnée. N’a-t-on pas parfois raison de prier : « Seigneur, protège-moi de mes amis, je sais comment me défendre contre mes ennemis. » À l’âme qui quête la sympathie et cherche avidement la consolation, ces hommes offrent leur théologie à la langue de bois, le parfum fané d’une foi figée, la rigidité d’une piété orthostatique, d’une droiture de pensée orthosclérosée!
Incapables d’offrir de remède à son mal, ils le harcèlent, ils lui causent plus de trouble qu’il ne peut en supporter; lui assènent des discours qui rendent son angoisse plus insupportable encore et chacun des coups de leur massue froide et dure le provoque; il se révolte contre leur intolérable arrogance de propres justes.
Or, Job n’avait point consciemment, au moins, transgressé le commandement du Très-Haut. Il a raison, il a toutes les raisons humaines de ne pas comprendre la raison de son malheur. Pourquoi est-il torturé injustement? Pourquoi? N’est-il pas innocent? Mais eux ils persistent à l’exaspérer en l’accablant par leurs vains arguments. Job est assiégé d’une douleur incompressible, injuste. Pourtant, il se sait droit, intègre, juste et innocent. Chez lui, ce n’est pas simplement le cœur qui ne comprend pas la raison, mais c’est bien la raison qui ne parvient pas à pénétrer la raison obscure de son épreuve. Qu’est-ce qui motive son terrible châtiment? Car il estime que ce malheur est un châtiment. Une cruelle punition qu’il ne méritait pas. Il est alors absolument incapable de concilier la sombre, la tragique réalité dans laquelle il se débat sans espoir avec la bonté divine qu’il n’avait ni ignorée ni mise en doute. Ses convictions, jadis profondément enracinées en la bonté et en la bonne justice de Dieu, sont chancelantes. La douce pensée que le Dieu qu’il avait craint et servi soit vraiment un être moral responsable semble s’évaporer.
Et lorsque dans cette tourmente physique et morale il s’emporta tout naturellement, les trois amis ne purent garder plus longuement le silence. Ils se hâtèrent de prendre la défense de Dieu. En termes théologiques, nous dirions qu’ils prononcèrent un cours magistral de théodicée. Ils se précipitèrent pour avancer des explications apparemment sensées, mais combien non fondées, de son épreuve. Au lieu de le consoler par les riches, les infinies, les paternelles compassions de Dieu, ils se mirent à le contredire sous forme de catéchisme et de l’accabler par leurs poncifs théistes. Alors chacun à sa manière accrut la peine insupportable de l’âme malheureuse de Job.
Les discours entre Job et ses amis sont classés en trois cycles. Chacun d’entre eux comporte six discours; ce sont d’abord les amis qui s’expriment, Job leur répond ensuite, cherchant à se justifier et à se défendre contre ce qui devient invectives inadmissibles et pure calomnie.
Le premier à prendre la parole sera Éliphaz de Théman. Il exaltera la sublime pureté de Dieu. Il reprochera à Job sa tentative à se justifier.
« Un mortel serait-il juste devant Dieu? Un homme serait-il pur devant celui qui l’a fait? Si Dieu n’a pas confiance en ses serviteurs, s’il découvre des erreurs chez ses anges, combien plus chez ceux qui demeurent dans les maisons d’argile, eux dont les fondements sont dans la poussière et qu’on écrase comme une teigne! » (Jb 4.17-19).
« Souviens-toi donc : quel est l’innocent qui a péri? Et où les hommes droits ont-ils disparu? Comme je l’ai vu, ceux qui labourent l’injustice et qui sèment ce qui est pénible en moissonnent les fruits. Ils périssent par le souffle de Dieu » (Jb 4.7-9).
Éliphaz s’imagine discerner dans le tourment de Job le fouet juste, bien que cinglant, de Dieu.
« Heureux l’homme que Dieu reprend! Ne refuse pas la correction du Tout-Puissant. Car c’est lui qui fait la blessure et qui panse; il écrase, et ses mains guérissent » (Jb 5.17-18).
Bildad de Chouah succédera à son ami; il s’aventure dans son explication, la défense et l’illustration de la justice immaculée divine. Le Tout-Puissant fausserait-il la justice? (Jb 8.3) « Si tu es sans reproche et droit, certainement alors il veillera sur toi et rétablira ta demeure, qui abritera ta justice » (Jb 8.6). L’espérance de l’impie périra. Sa confiance est dans une toile d’araignée. Il s’appuie sur sa maison, elle ne tient pas (Jb 8.14-15). « Non, Dieu ne rejette pas l’homme intègre, et il n’affermit pas la main de ceux qui font le mal » (Jb 8.20).
C’est Tsophar de Naama qui interviendra en troisième. Il insistera plus pesamment encore sur l’insondable sagesse de Dieu.
« Peux-tu découvrir les profondeurs de Dieu, ou découvrir ce qui touche à la perfection du Tout-Puissant? Elle est aussi haute que les cieux, que feras-tu? Plus profonde que le séjour des morts, que sauras-tu? » (Jb 11.7-8).
Aussi exhorte-t-il Job d’abandonner toute iniquité en ajoutant :
« Alors tu lèveras ton front sans tache, tu seras ferme et sans crainte; car tu oublieras ta peine, tu t’en souviendras comme des eaux qui se sont écoulées. Ton existence se lèvera plus brillante que le midi » (Jb 11.15-17).
« Les discours des amis offrent un exemple éloquent de la balourdise qui mésuse de la vérité. Les amis de Job, chacun à sa manière, exaltent la grandeur et la sagesse de Dieu. Ils ont raison quand, afin d’exalter la gloire divine, ils montrent du doigt le gouffre qui sépare Dieu de l’homme et même des êtres divins; mais ils ont tort quand, afin de sauvegarder la liberté de Dieu, ils déclarent qu’il n’y a aucun plaisir pour le Tout-Puissant à savoir que l’homme peut être juste. Ils ont raison quand ils discernent que le péché de Job consiste dans le refus d’accepter les limitations de son état de créature. Cependant, ils ont tort quand ils expliquent l’infortune de cet honnête homme comme une pénalité pour les péchés de ses fils, ou pour des crimes qu’il aurait commis contre l’éthique de son milieu social. Ils ont raison quand ils lui conseillent de chercher Dieu dans l’humilité et d’offrir sa supplication au Tout-Puissant, et leur discours revêt même une note de délicate et profonde beauté quand ils décrivent les joies de la communion divine, mais ils ont tort d’appliquer mécaniquement le dogme de la rétribution comme s’il était une loi impersonnelle qui se vérifie toujours dans l’expérience des individus ou de l’histoire. Ils tombent par là dans l’erreur fondamentale de Job, car ils acceptent comme lui une vue moraliste du salut. Ils pensent que c’est l’homme qui, par sa propre volonté et de sa propre puissance, est l’auteur de son destin et le maître de son existence » (S. Terrien, p. 41).
Ces déclarations n’ont pas réconforté ni satisfait Job. Par moments, il se servira contre eux d’une ironie acerbe; exaspéré il explosera avec une juste colère.
« J’ai tout aussi bien que vous de l’intelligence, moi! Je ne vous suis pas inférieur » (Jb 12.3).
« Ce que vous savez je le sais moi aussi » (Jb 13.2).
« Je reconnais qu’il en est ainsi. Comment l’homme serait-il juste devant Dieu? » (Jb 9.1).
« Car vous vous accumulez la fausseté, vous êtes tous des médecins de néant. Que n’avez-vous pas gardé le silence. Ç’aurait été pour vous la sagesse » (Jb 13.4-5).
Job n’a pas répondu directement aux allégations de ses amis, comme eux ne répondent pas à ses objections. Chacun des participants ne fait qu’exprimer une idée à laquelle il s’est accroché obstinément, dont il est pour ainsi dire obsédé. Job est préoccupé de Dieu. Il intente au Tout-Puissant un procès en belle et due forme. Il n’a pas de cœur à se disputer avec des hommes. « Mais moi je veux parler au Tout-Puissant. Je veux défendre ma cause devant Dieu » (Jb 13.3). Il ne supporte pas sa douleur intolérable et c’est avec amertume qu’il s’exprime :
« Mon âme est dégoûtée de la vie. Je laisserai s’exprimer ma plainte sur mon sort. Je parlerai dans l’amertume de mon âme. Je dis à Dieu : Ne me condamne pas! Fais-moi connaître pourquoi tu me prends à partie! Te paraît-il bien d’exercer l’oppression? De repousser l’ouvrage de tes mains et de faire briller ta lumière sur le conseil des méchants? » (Jb 10.1-3).
C’est aux oreilles de Dieu, apparemment frappées de surdité, qu’il fait parvenir ses gémissements et ses plaintes : « Pourquoi t’enquières-tu de mon péché, sachant bien que nul ne délivre de ta main? » (Jb 10.7).
Ainsi il exhale sa plainte devant Dieu, et même contre lui. Mais s’apercevant que son combat est inégal et l’issue infructueuse, il déclare :
« Il n’est pas un homme comme moi pour que je lui réponde. Pour que nous allions ensemble en justice. Il n’y a pas entre nous d’arbitre, qui pose sa main sur nous deux » (Jb 9.32-33).
Dans ce procès, Dieu est à la fois son juge et le procureur-accusateur.
« S’il détruit, on ne peut rebâtir, s’il enferme un homme, on ne peut ouvrir » (Jb 12.14).
« Lui qui m’assaille comme par une tempête, qui multiplie sans raison mes blessures, qui ne laisse pas reprendre mon souffle, car il me rassasie d’amertume » (Jb 9.17-18).
« Je sais que tu ne me tiendras pas pour innocent. C’est moi qui serai le coupable! Pourquoi me fatiguer en vain? Si je me lavais dans la neige, si je me nettoyais les mains avec du savon, tu me plongerais dans la fosse » (Jb 9.28-31).
Il lui semble vain de se justifier aux yeux de Dieu. « Qu’importe après tout? C’est pourquoi je le dis : Il extermine l’homme intègre aussi bien que le méchant » (Jb 9.22). Parce qu’il le poursuit impitoyablement, il est rempli d’amertume contre Dieu et se lamente douloureusement :
« Qu’est-ce que l’homme pour que tu en fasses tant de cas? Pour que tu le prennes tellement à cœur? Pour que tu le visites tous les matins, pour que tu l’éprouves à tous les instants? Quand cesseras-tu d’avoir le regard sur moi? Quand me laisseras-tu le temps d’avaler ma salive? » (Jb 7.17-20).
« Tu me pourchasses comme un lion. Tu me frappes encore par des miracles » (Jb 10.16).
« Pourquoi caches-tu ta face et me prends-tu pour ton ennemi? » (Jb 13.24).
« Éloigne ta main de dessus moi, et que ta terreur ne m’épouvante plus » (Jb 13.21).
Il est désespéré de son sort, alors il gémit : « Pourquoi m’as-tu fait sortir du sein maternel? J’aurais expiré, aucun œil ne m’aurait vu » (Jb 10.18). Son existence est devenue un tel fardeau qu’il aspire à mourir. Il ne nourrira pas le moindre espoir pour l’avenir. Il ignore qu’au-delà de la tombe il puisse exister une récompense, de la bonté à son égard. La mort l’épouvante. Les ténèbres du cimetière, sombres, épaisses, profondes, infinies, le glacent d’effroi. Il se rend compte qu’il est inutile de se disputer avec Dieu.
Alors de nouveau il s’emporte contre lui. Pourtant, faut-il dire curieusement, ou miraculeusement, il ne cherche pas à s’en détacher, à couper tout lien définitivement. Il admet que les relations avec Dieu sont parmi les plus heureuses, les plus bénies entre toutes les relations, la suprême béatitude. Aussi, dans un émouvant élan d’attachement, du geste même du naufragé qui n’a aucune autre planche de sauvetage, il s’approche, l’implore, recourt à sa grâce, le supplie : « J’implorerais la grâce de mon Juge » (Jb 9.15). Il s’abandonne sans réserve entre les mains de Dieu : « Et tu me fais aller en justice avec toi » (Jb 14.3). « Veux-tu faire trembler une feuille agitée? Veux-tu poursuivre une paille desséchée? » (Jb 13.25). Il le prie de ne pas détruire l’œuvre de ses mains : « Tes mains m’ont façonné, elles m’ont fait tout entier… et tu me détruirais! Souviens-toi que tu m’as fait comme avec de l’argile. Voudrais-tu me faire retourner à la poussière? » (Jb 10.8-9). Malgré tout donc il cherche à s’abriter sous les compassions divines. Soudain, sa foi semble renaître, se revigorer. « Même s’il voulait me tuer, je m’attendrais à lui » (Jb 13.15).
Cette confession de confiance sans réserve, sublime, l’a élevé au sommet d’une admirable consécration de la foi. Son être s’enracine en son Être. En cet instant d’exaltation tendre, émouvante, d’humble soumission, il est persuadé que Dieu n’anéantira pas ses espoirs, ne décevra pas son attente. Calme et confiant, son cœur s’exprime avec une vibrante passion : « Je sais que c’est moi qui ai raison » (Jb 13.18).
Ainsi, selon les alternances d’ombres et de faibles lueurs spirituelles, Job passe d’un extrême à l’autre.
Une psychologie prosaïque, incapable de sonder les profondeurs réelles de l’âme, de mesurer l’enjeu d’un tel combat et d’analyser une tourmente de cette envergure, d’une intensité héroïque, se contenterait d’un diagnostic médiocre; elle opinerait qu’il s’agit là du cas typique de cyclothymie ou de bipolarité! Si seulement le pauvre homme, dépourvu de nos modernes pharmacopées, avait pu se procurer quelques nouveaux et merveilleux psychotropes et quelques tranquillisants, il retrouverait sine die son équilibre. Mais j’ose quand même appeler Job le bienheureux, même s’il saute d’un extrême à l’autre, contrairement aux êtres ennuyeux, aux âmes sèches, aux cœurs stériles et aux intellects atrophiés qui, eux, privés de sainte flamme et pauvres de toute sensibilité, confortablement logés dans leur médiocrité et n’ayant jamais ressenti une faim lancinante de Dieu, n’ont par conséquent jamais goûté à la grâce, eux qui prennent mille précautions pour éviter les égratignures propres à tout engagement dans le combat existentiel. Ils sont incapables de se livrer de toute leur âme et de toutes leur force, avec la passion intense d’un cœur inquiet, ce cœur qui ne cherche qu’à s’apaiser et à se reposer complètement définitivement et résolument sur le cœur divin.
Un court instant Job dénie la justice divine, se lamente de l’absence de droit, l’instant suivant il se réfugie en l’intégrité divine. Celui qui traverse des angoisses mortelles est emporté par de telles houles qui submergeraient n’importe qui, n’importe quoi sur le point de sombrer dans un terrible tourbillon spirituel, mais afin d’être aussitôt secouru, ressaisi, sauvé, par la grâce seule.
Job n’a rien du héros stoïcien, impassible; au contraire, il clame inlassablement une longue plainte déchirante.
Comme le dit très justement R. de Pury :
« Supposons que Job se repente à cause de ses malheurs, cela signifierait qu’il a voulu servir Dieu pour être heureux et qu’il reconnaît l’avoir mal servi ou ne l’avoir pas servi, puisqu’il est malheureux. Cela voudrait dire enfin que Job ne le servait point pour rien, mais pour quelque chose, pour des avantages d’ordre matériel ou spirituel, Job s’humilierait d’une attitude qui ne lui a pas réussi et sa repentance donnerait ainsi raison à l’Accusateur.
Mais Job écorché, désarticulé, exténué, rendu impavide, refuse d’entrer dans cette théologie du marchandage et de la récompense des vertus. Il s’accroche à son innocence, au non-sens, au caractère déraisonnable de son épreuve. Pas un brin de résignation chez lui : décidément elle n’est pas une vertu biblique et l’on se demande comment on a pu retomber dans le paganisme au point de la baptiser et de la prôner aux chrétiens. Comme tout vrai croyant, Job hurle sa révolte, son scandale spirituel, sa colère et son incapacité à comprendre ce qui lui arrive. Rejetant les consolations à bon marché, il réclame la manifestation sur la terre de la justice de Dieu. Refusant l’opium que serait la consolation religieuse par la pensée de l’au-delà, c’est maintenant, c’est ici qu’il veut recevoir réponse à sa plainte. Si elle ne lui parvient pas, alors il met Dieu en question par de radicales et pathétiques accusations; Dieu est son ennemi, ses amis aussi, il est seul et son attente du témoin et libérateur céleste ne l’empêche pas un seul instant de réclamer la justice, et avec les grands sages, de se scandaliser du bonheur des méchants (voir les Psaumes 37; 73, etc.).
Le monde sage et pieux, tout comme Satan, ne conçoit que le Dieu qui récompense les bonnes actions des propres justes. Il ne conçoit pas le Dieu de la grâce, le Dieu que Job a servi non pas pour être heureux, non pas pour quoique que ce soit, mais parce qu’il avait été justifié gratuitement par sa grâce… Et son bonheur n’était pas mérité, mais donné par surcroît… Job est dans sa révolte un des plus puissants témoins de la justification par la foi, et nulle part cette doctrine ne fait apparaître mieux qu’ici son caractère révolutionnaire. »
Sa foi est un élément de la foi du Christ. Il y a cette différence que le Christ souffre pour les autres, alors que Job demeure seul avec sa douleur. Mais ici comme dans l’Évangile, il est question d’une foi qui mène de l’expérience de l’absence de Dieu à une ferme assurance de notre communion avec lui.
Job diffère des païens antiques ou modernes, parce qu’il s’attache, envers et contre toute évidence, à sa croyance en un Dieu qui est en même temps juste et omnipotent. S’il pouvait céder à l’incroyance, son problème cesserait immédiatement d’exister. Sa lutte physique et morale avec un mal sans cause apparente subsisterait sans doute, mais sa torture spirituelle prendrait fin. Ainsi, le chemin de son agonie n’est pas comparable à une descente continue vers l’horreur; c’est plutôt une incessante oscillation entre la négation et l’affirmation, le doute et la certitude, la révolte et le soupçon d’un espoir, un combat contre Dieu et pourtant une espérance en lui, une évasion de sa présence et une passion de la rencontrer. Même cette espérance et cette passion sont en un certain sens erronées, car Job croit, non en Dieu, mais en sa propre conception de Dieu. Il aspire à rencontrer Dieu, mais selon ses propres règles, afin de faire reconnaître son intégrité aux yeux de tous.
L’attitude du héros à l’égard de ce Dieu n’est pas celle d’une créature qui reconnaît les limitations de sa finitude. C’est plutôt celle d’un demi-dieu qui emploie son innocence comme un levier sur la volonté divine et qui, lorsqu’il est incapable de réconcilier sa propre justice avec sa destinée, questionne la justice de la divinité et s’érige en juge de son Créateur.
« Le but de l’auteur doit être recherché dans le contexte total de son œuvre, qui se termine, non pas avec la protestation d’innocence, mais avec la théophanie [manifestation de Dieu] et son effet sur le héros. L’emploi du récit… doit être apprécié à la lumière du dénouement — la parousie divine et son résultat, qui est la confession de connaissance immédiate. Il (l’auteur) maintient jusqu’au sommet de l’œuvre le secret de son intention, qui est de montrer la divinité de Dieu, l’humanité de l’homme, et la nature spécifique de la relation entre un Dieu qui est vraiment Dieu et un homme qui est vraiment homme. En d’autres termes, il est à la recherche de la religion pure, qui est la réponse à la grâce seule, appréhendée par la foi seule » (S. Terrien, p. 37).
Dans le second cycle, les amis de Job décrivent avec de sombres traits le sort qui attend le méchant. Leurs convictions relatives au péché de Job s’intensifient voyant qu’il ne change pas d’orientation, nullement influencé par leurs discours; selon leur piété stéréotypée, sèche, ils le voient en révolte et accusant Dieu, de manière indigne. Alors ils décrivent les terribles châtiments qui attendent le méchant. Ils supposent que leurs dires correspondent exactement au cas, si évident, de Job. Ils tiennent devant ses yeux un miroir au moyen duquel ils veulent le forcer à regarder son image authentique.
Leurs nouveaux discours déclarent la justice rétributive de Dieu. Bien qu’ils n’avancent pas des arguments convaincants et qu’ils soient incapables de fournir des preuves solides quant à la culpabilité de leur ami souffrant, Job, quant à lui, il a fini par atteindre un état d’âme serein. Après avoir reproché à Dieu son attitude inamicale, franchement hostile, il réagit et cherche en lui son défenseur. Le mépris de ses amis l’incite à se rapprocher davantage de Dieu. C’est avec des larmes qu’il supplie Dieu de prendre en main la défense de sa cause. Mais de qui va-t-il réclamer son droit? N’est-ce pas Dieu lui-même? Alors il contraste le Dieu connu jadis avec le Dieu actuel; il le prie de retourner à ses dispositions antérieures.
Au cours de ce second cycle de discours, ses pensées atteindront leur sommet le plus élevé et le plus noble. Il parviendra à la certitude que ses supplications seront entendues, que la justice lui sera rendue par le Dieu juste. Alors il s’élance vers les hauteurs de la foi et déclare le splendide, l’inoubliable, l’émouvant :
« Je sais que mon Rédempteur est vivant et qu’il se lèvera le dernier sur la terre, après que ma peau aura été détruite; moi-même en personne, je contemplerai Dieu. C’est lui que moi je contemplerai, que mes yeux le verront, et non quelqu’un d’autre. Mon cœur languit au-dedans de moi » (Jb 19.25-27).
Même s’il doit périr dans la douleur physique, dans ce monde présent, il survivra quand même de l’autre côté; il sera à l’abri, sous la défense de Dieu. Cette sublime conviction colorera le reste de ses discours.
Dans le troisième cycle, Job dément de nouveau les dires de ses amis, la théorie selon laquelle l’homme souffre parce qu’il serait pécheur. Il signale la prospérité et le bien-être des iniques, le fait qu’ils mènent une longue vie heureuse. Que l’inique reçoive le châtiment mérité dans une génération qui lui succède, un châtiment mérité dont l’inique est inconscient, Job estime que ce n’est pas un châtiment mérité.
c. Le discours d’Élihou←↰⤒🔗
Élihou semble être un jeune prétentieux et satisfait de lui-même. Jusqu’à présent, il avait écouté seulement, prêté attentivement l’oreille aux discours et aux disputes de ses aînés. À présent, il s’y mêle. Pour commencer, sans doute par fausse modestie, il s’excuse de prendre part au débat, pour aussitôt déclarer qu’aussi bien les amis que Job se sont trompés dans leurs arguments et conclusions. Il réprimande Job pour avoir traité Dieu avec irrespect et pour avoir osé se justifier en sa présence. Aux trois amis, il reproche de n’avoir pas produit des arguments de poids. Lui, promet de mener l’entreprise à bien.
Mais ses dires ne sont essentiellement ni plus convaincants que ceux de ceux qui l’ont précédé ni même différents d’eux. Son discours n’a rien de très original. Selon sa philosophie, la souffrance humaine a une visée didactique. C’est par un tel moyen, certes sévère, que Dieu éduque les humains. Il les exhorte, les préserve des dangers plus graves, d’épreuves plus lourdes, des péchés aux conséquences fâcheuses. La douleur exhortative a un pouvoir curatif, affirme-t-il sans trop de retenue devant les plaies incurables de l’homme torturé physiquement et déconcerté moralement, à cause de l’injustice qu’il subit. Toute douleur a une vocation prévenante et préventive, pérore-t-il sentencieux. La raison pour laquelle des prières ne sont pas exaucées, prêche-t-il, ne réside pas en le fait que Dieu, lui, ne le veuille pas, ou ne le fait pas, mais parce que les hommes ne s’approchent pas de lui dans une disposition correcte ou convenable.
Une autre idée importante exprimée par ce jeune enseignant sophiste est qu’il ne suffit pas de se déclarer innocent. Job n’est innocent qu’à ses propres yeux. Très certainement il est coupable de fautes qu’il ignore. Dans son cœur perverti doivent pourtant vagabonder des fautes et des transgressions inaperçues. Aussi Dieu l’afflige-t-il pour l’éveiller, l’en rendre conscient, l’amener à une sincère, profonde et humble repentance. Le péché cardinal de Job, c’est son orgueil; sa toute suffisance. Élihou cherche à faire remonter à la surface les vices cachés du malheureux; il use d’une interprétation rigoureuse, objective du malheur de l’homme Job, pourtant homme intègre, craignant Dieu et le servant sans fausseté.
À première vue, on ne tiendra pas trop de rigueur à Élihou, car ce qu’il affirme avec tant de sérieux et de prétention a du vrai. Pourtant, son discours n’explique pas clairement le cas particulier de Job. Qu’en théorie générale telle soit la trame des événements, comme il les interprète avec tant de brio apparent, cela relève d’une véritable rigueur intellectuelle. À notre avis, il serait même destiné à une brillante carrière académique à occuper une chaire de docimologie pneumatique (que je traduirais en français par « test spirituel »), de spécialiste de justice rétributive; on pourrait même lui décerner le prix international du légaliste juridiste. Mais en bon intellectuel qui s’accommode de la tour d’ivoire dans laquelle il s’est enfermé, il ignore qu’au début du drame de Job, Dieu en personne avait reconnu et déclaré l’intégrité de son fidèle serviteur. Aussi les pensées apparemment élevées, mais le cœur pauvrement disposé du jeune discoureur laissent de nouveau Job insatisfait. Il le lasse comme les trois autres consolateurs fâcheux, ces médecins de néant! Il estime superflu de répondre à un homme buté, froid et dur de cœur, qui ne mérite aucune audience.
Job ignore les accusations qu’Élihou lance contre son caractère. Il explique la manière de faire divine par une autre interprétation. Mais de nouveau il retourne vers sa relation avec Dieu, il ne demeure pas définitivement sur le sommet atteint peu avant, lors de son discours du second cycle. Il redescend la pente, accuse le gouvernement immoral qui régit l’univers. Bien qu’ardent chercheur de Dieu et désireux de lui présenter ses arguments, le Juge irresponsable et insondable se cache à son regard embué de larmes, le déconcerte et rend vaine cette quête sincère et ardente.
Job et ses amis s’étaient engagés dans une longue, âpre et douloureuse controverse relative à la providence divine. Dans cette controverse, les amis soutiennent leur idée fixe selon laquelle les accidents survenus à Job et les malheurs qui le frappent ont un caractère rétributif, voire punitif. Dans le monde présent, il n’existe pas un seul qui soit innocent et incorruptible. Dieu se comporte à l’égard des humains avec une justice impeccable. Il ne commet aucune injustice. Il récompense les justes, il punit les méchants. Chaque punition signale une faute réelle. Chaque malheur exprime que le sujet est effectivement un pécheur. Pour échapper à l’accident, pour s’abreuver aux sources de la paix et prospérer dans le bien-être, la seule façon c’est de se repentir et de se convertir. La philosophie est aussi simpliste que cela. Et il ne manque pas de ses adeptes jusque dans les rangs modernes des chrétiens.
Lorsque Job a insisté pour dire qu’il n’avait commis aucun mal, ils lui rétorquent qu’il dissimule la vérité, qu’il refuse de confesser ses fautes, de reconnaître ses graves erreurs. Tu es un homme pécheur, un être vil, osent-ils lui jeter à la face, tandis qu’il saigne de ses plaies purulentes et que son cœur semble tétanisé, dépourvu de tout appui autour de lui. Tu as escroqué les pauvres, tu t’es abreuvé des biens des veuves, tu t’es enrichi aux dépens des orphelins. Tes mains sont salies par des gains frauduleux. Tu t’es corrompu par l’exploitation de victimes sans défense. Aussi Dieu t’a-t-il dépouillé de ces possessions injustement amassées, de ce Mammon inique que tu servais en cachette. Ils ne virent dans son malheur que le signe de vulgaires péchés. Aussi l’ont-ils exhorté.
Jusqu’au moment où Job fut abattu par ses malheurs, lui aussi aurait formulé les mêmes jugements. Certes, il avait marché devant Dieu avec fidélité et droiture. Dieu l’avait rendu prospère. Ce qu’il avait demandé, il l’avait obtenu. Dieu avait répondu avec libéralité. Mais soudain, un éclair du ciel l’a brûlé cruellement, une peste plus noire que toutes les pestes a ravagé sa peau. S’il avait été frappé pour une raison juste, Job se serait certainement soumis humblement; il ne contesterait pas avec violence, il ne protesterait pas de manière aussi pathétique de son innocence. Mais il se sait victime innocente. D’où l’amère dispute, les fulgurantes invectives à l’adresse d’amis fâcheux. Non seulement il n’a aucun souvenir d’avoir commis des injustices, mais il se remémore encore les instances où il répandit du bien autour de lui (Jb 27.4-6; 31.3-7).
Pourquoi Dieu torturerait-il un homme vertueux, bienfaiteur de ses semblables? Il ne le comprend pas. Il s’égare dans un labyrinthe moral et sans issue. Il est torturé physiquement, moralement, mentalement et spirituellement. Sans recours, désespéré, il ira dans ses troubles, jusqu’à maudire le jour de sa naissance. Incapable d’harmoniser l’idée du Dieu qu’il confesse avec des réalités aussi révoltantes, la solide conception qu’il s’était faite de lui est renversée. Il s’est mis à penser que Dieu est un souverain arbitraire, autonome, capricieux, un être moralement irresponsable. Sa toute-puissance et son omniscience rendent cette irresponsabilité amorale doublement intolérable.
Ces pensées pessimistes le laissent dans la terreur et le désespoir. Néanmoins, il n’a pas sombré dans l’athéisme. Il n’a pu se passer de Dieu. D’un côté, il est persécuté par Dieu et cherche à l’éviter, de l’autre il s’approche de lui. En ces moments d’extrême détresse et désolation, il a une soif inextinguible de Dieu, il aspire à se réconcilier avec lui, de s’unir à lui. Le plus grand bien dans la vie n’est-il pas d’être en harmonie avec la Source de toute vie, avec l’Ordonnateur de l’univers, fondement de tout être? Il le sait, comme le savent toutes les âmes croyantes, celles qui furent illuminées, atteintes par la grâce et qui avouèrent : « Car auprès de toi est la source de la vie; par ta lumière nous voyons la lumière » (Ps 36.10). En ces instants exceptionnels, il a la conviction que ses tortures ne sont pas le fait de la nature intérieure profonde de Dieu, qu’elles n’expriment pas cette nature-là. Le Dieu vrai manifestera sa justice. Il transformera son enfer en paradis. Même pour un bref instant, il a la vision sublime que si ce n’est pas dans sa chair, sans la chair, en dehors de son corps, il verra Dieu et il goûtera à sa bonté.
Dans sa tourmente, Job avait protesté contre Dieu. Il lui avait crié au visage. Sa foi a failli s’écraser, pourtant il n’a pu totalement rompre avec lui, couper le mince fil qui le reliait. Il s’effraya à l’idée qu’il puisse s’en détacher. Qu’auraient été les conséquences d’une telle rupture si ce n’est ténèbres, solitude dans le chaos, confusion éternelle, immense désespoir, enfer sans issue? Job dut se dire : Je préfère même un Dieu qui m’en veut au néant effrayant. Je le choisis, lui, plutôt que de m’enfoncer dans un abîme sans fond. Même s’il me tuait, j’espérerai en lui. Il s’accrocha à ce Dieu qu’il déclare son Rédempteur. Un tel abandon gratuit, pour rien, le fit sortir des ombres ténébreuses et des turbulences pour le transporter de la mort à la vie, le faire revivre sous le regard de son divin secours, grâce à son intervention.
L’accent principal du livre de Job ne tombe pas tellement sur la question de la souffrance du juste ou de l’innocent. Au contraire, le livre est une étude de la personne et de la nature de Dieu ou de ses actions prédites. Une sorte de question : Pourquoi Dieu n’a-t-il pas agi comme il aurait dû, soit selon mes expériences passées, soit selon mes théories antérieures? Job cherche un médiateur valable entre lui et Dieu. L’essentiel du livre fait apparaître que les problèmes humains et la souffrance pâlissent lorsque placés dans la perspective de l’omniscience et de la toute-puissance divine.
Certes, nous ne nierons pas que la question de la souffrance humaine ne vient pas à se poser à l’esprit. Tous ces discours l’ont abordé sous divers angles. Cependant, il ne mobilisera pas totalement l’attention du lecteur; le livre pose le problème en d’autres termes; il pose même une autre question. La souffrance de Job ne marque pas le point de départ ni l’impulsion qui met en mouvement ce drame. Car même avant le temps de ses épreuves, Job est déjà l’objet d’une controverse. Ses souffrances ne constituent pas le problème; mais elles sont le moyen qui permettra de résoudre la véritable question. Celle-ci se présentera bientôt sous son vrai jour, si nous lisons ces pages, sans idées préconçues, en suivant le cours des pensées qu’elle développe.
Par ailleurs, Job a décrit bien davantage que la souffrance physique. L’homme est frappé non seulement de douleurs corporelles, de privation de biens, de la disparition de ses enfants qui lui ôte tout espoir d’immortalité par ou grâce à la descendance, de l’incompréhension de sa femme, aussi de la réprobation sociale et même de l’excommunication d’amis pieux et bien pensants…, mais d’une torture fondamentale : il est coupé de Dieu. Il est abandonné non seulement par ses proches, mais aussi par le Seigneur qu’il craint et qu’il sert.
Le point principal et la valeur du livre résident dans le fait que Job sort de son épreuve victorieux. Écrasé sous les peines, il lutte, se plaint, s’exaspère, est découragé, il défie même Dieu. Mais il ne s’enfonce pas totalement, il ne sombre pas dans l’incrédulité et il ne se complaît pas dans un cynisme d’écœurement. Si par moments il est vacillant, ébranlé entre foi et incrédulité, doute et conviction, c’est finalement la foi qui l’emportera chez lui. De la tempête déchaînée, il émergera vers le rivage, pour atteindre le havre de l’âme et y jeter l’ancre de l’esprit.
Déchirez votre Nouveau Testament et jetez-le aux quatre vents, crucifiez le Christ de Dieu et laissez-le dans la tombe, alors le livre de Job restera le pourquoi sans réponse d’une âme en agonie. Mais gardez le Nouveau Testament et l’agonie se transformera en chant de triomphe, le désespoir en victoire définitive. Car Jésus, sur la croix, a prononcé le pourquoi de l’abandon, afin que nous n’eussions jamais à l’épeler et afin de pouvoir nous conduire du pays des pourquoi, ici-bas, au pays des parce que, là-haut.
d. La suffisance de la grâce←↰⤒🔗
« Que le Tout-Puissant me réponde! » (Jb 31.35). Tel est le dernier défi de Job et de l’homme naturel. Mais la réponse de Dieu est toujours différente des attentes de l’homme.
En refusant de se résigner, de considérer Dieu comme une fatalité et la souffrance comme un châtiment, Job, comme Jacob au Jabbok, reste accroché au Dieu vivant et ne le laisse pas aller qu’il n’ait été béni par lui.
Les trois amis le comprennent bien, qui cessent de répondre à Job, parce qu’il s’estime juste (Jb 2.1). Même si le discours d’Élihou n’est pas aussi mauvais que nous l’avons dit plus haut, même si dans sa quatrième partie il prépare le lecteur actuel à l’intervention personnelle de Dieu, il ne saurait prendre la place de ce qui, seul, peut calmer le tourment de Job, la Parole même du Dieu vivant.
À une telle plainte, à un tel défi, nul ne peut répondre, sinon celui-là même qui est interpellé. De la tempête, Dieu ne répond pas aux questions, il en pose de nouvelles. Il n’explique pas les secrets de sa providence, il ne résout pas le problème du mal de manière abstraite, spéculative. Il ne déclare même pas face aux amis de Job l’innocence de celui-ci.
Le discours de Dieu éclaire le sort de l’homme, et surtout il impressionne. Au lieu d’interpréter le pourquoi du mal de Job, Dieu se met à décrire de manière très vaste son insondable sagesse, son infinie puissance, ses desseins éternels, sa suprême justice et sa chaude sollicitude envers toutes les créatures. Il offre une vue toute nouvelle, inattendue, surprenante, de sa personne.
Dieu a gagné son pari; il a trouvé en Job un adorateur parfaitement désintéressé et il lui rend en une plus grande abondance les biens qu’il possédait avant l’épreuve. Job découvre à la fois la sainteté et l’amour de Dieu, c’est-à-dire les deux pôles de la divinité. Il apprend que le Dieu qui est vraiment Dieu non seulement ordonne l’univers, mais consent aussi à s’incliner vers sa créature. Celui qui arrose les plaines de sa pluie offre à son serviteur l’intimité d’un dialogue. Il lui fait part de ses « occupations cosmiques ». Il lui enseigne de sortir de sa tour d’ivoire, ou prison du moi, et lui ordonne :
« Mets une ceinture à tes reins, comme un vaillant homme!
Je t’interrogerai, et tu m’instruiras,
Veux-tu réellement annuler mon jugement?
Me condamneras-tu pour te justifier? » (Jb 40.7-8).
C’est ici la clé de tout le livre. Ainsi la seule vraie réponse est donnée par Dieu. Mais au fond, ce n’est pas une réponse, car Dieu ne donne pas un enseignement sur la souffrance. Que fait-il? Il écarte les conseils d’Élihou et des trois autres amis. Il n’explique pas à Job le pourquoi de ses malheurs. Il ne l’accable pas non plus de reproches et ne daigne pas se justifier. Il se borne à révéler sa puissance dans les merveilles de la nature inanimée (Jb 38) et du monde animal (Jb 39) et demande : Es-tu convaincu, toi qui disputes contre le Tout-Puissant? Job répond : Je suis néant et n’ai qu’à me taire.
Dieu va alors plus loin et lui montre qu’il a commis la faute de mettre en doute la justice du gouvernement divin. Toi qui es incapable de dompter l’hippopotame et le crocodile, comment ferais-tu régner la justice dans un monde où s’agitent bien d’autres puissances que les monstres du Nil? Celle-ci est singulièrement déconcertante et pose une redoutable question à tous ceux qui sont soucieux de ne rien dire qui ne corresponde à la situation de l’homme moderne.
Ici, la démarche est radicalement différente; c’est dans une Parole apparemment sans aucun rapport avec sa souffrance que Job va trouver la réponse à la protestation qui le dresse contre Dieu. La Parole de Dieu n’est pas seulement réponse aux questions et aux besoins de l’homme; c’est en les dépassant qu’elle les résout. À Job sur son fumier, ravagé par l’angoisse de son âme, Dieu présente le génial fouillis de sa création, des étoiles à la mer, de l’éclair à la rosée, et son jardin zoologique, du sage ibis à la lionne chasseresse, de l’autruche au cheval et jusqu’aux deux monstres préhistoriques, Behemoth et Léviathan.
Autant de questions posées à Job : Où étais-tu? Est-ce sur ton conseil? À quoi tout cela sert-il? À rien, sans doute, sinon au plaisir du Créateur et à l’harmonie, à la symphonie d’un monde dont lui seul déchiffre le mystère et où chacun peut trouver sa place, s’il accepte de n’être qu’un serviteur inutile et, par là même, infiniment précieux du Dieu vivant. À la gratuité de l’acte créateur correspond la gratuité du service de Job : celui-ci, parce qu’il est un homme, ne se comportera ni comme le coq qui chante ni comme l’âne sauvage qui gambade sans savoir pourquoi. Éclairé par la Parole, remis à sa place dans l’univers, il offrira en tout instant au Créateur l’hommage de sa louange.
« Aux deux antipodes de la création, il y a le visage bouleversant du serviteur de Dieu et la gueule immonde du monstre marin. Le monstre n’étant là que pour faire ressortir la gratuité du service de Job, la gratuité de l’amour de Dieu pour Job et de l’amour de Job pour Dieu » (R. de Pury, p. 46).
« Si Job avait la puissance de Dieu, il pourrait se sauver lui-même, et Dieu n’hésiterait pas à lui offrir les rites de l’adoration cultuelle (Jb 40.14). Mais la puissance de l’homme, quelque vaste qu’elle soit dans les limites de sa mortalité, est encerclée par le néant. Que Job exerce son pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de son moi, et il découvrira bientôt sa faiblesse existentielle! » (S. Terrien, p. 47).
Job, alors vaincu, ajoute à l’aveu de son incapacité celui de sa culpabilité. À présent, il possède une nouvelle vue, il se voit tout petit par rapport à lui, aussi avoue-t-il : « Mon œil avait entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t’a vu » (Jb 42.5).
Face à face avec Dieu, il s’est enfin rendu compte qu’il lui suffit de tenir sa place, sachant, dans la fortune et dans la détresse, qu’il est aussi proche du cœur de Dieu que chacune de ses créatures; la seule chose qui importe, c’est qu’il ne cesse pas de louer le Seigneur et de l’aimer gratuitement. Le rôle de l’homme au centre de la création c’est l’adoration de la sagesse… (1 Co 2.7).
Cette sagesse, c’est à la fois l’exubérance gratuite de la création magnifique et, au milieu d’elle, l’amour gratuit d’un homme qui n’attend rien de Dieu, mais sait que sa vocation c’est de louer incessamment son insondable justice. Et c’est pourquoi Job a raison en refusant cette capitulation sans condition devant la toute-puissance de Dieu, à laquelle on le conviait, et en croyant que ce que Dieu attendait de lui, ce n’était pas l’humilité, mais peut-être quelque chose comme le courage.
Que la fin du livre nous raconte le rétablissement de Job va de soi et n’ajoute rien à la victoire remportée au moment où sur le fumier de Job est montée la louange inconditionnelle de l’amour gratuit et authentique. Ainsi la résurrection du Christ, annoncée dans la gloire retrouvée de Job, comme la passion était prophétisée dans l’effroyable épreuve du juste innocent, n’ajoute-t-elle rien à la mort sur la croix : elle ne fait que révéler que là où l’amour désintéressé, sans songer à lui-même, n’a voulu que rester solidaire des frères et fidèle à son Seigneur, la vie nouvelle, la vie éternelle est née. À ceux qui cherchent d’abord le Royaume et sa justice, tout le reste est donné par surcroît (Mt 6.33).
Ainsi, en définitive, nous comprenons que c’est l’attitude du juste dans la souffrance et non le problème théorique de celle-ci qui est posé.
« Le livre de Job est peut-être le plus étonnant exposé du drame de la révélation, celui qui pose de façon la plus dramatique et la plus exemplaire la question des questions : Dieu a-t-il retrouvé l’amour de sa créature perdue? Est-il parvenu à s’attacher un homme, à se faire aimer de Job? Ainsi le problème de Job n’est-il pas tant celui de la souffrance que celui de l’amour. C’est le sommaire de la loi, la gratuité du service chrétien qui sont en cause ici.1 »
Le pont a été jeté entre le Dieu « absent » et l’homme abandonné dans son univers cruel. Job, et avec lui tout fidèle de ce Dieu révélé, apprend que la religion et la moralité ne confèrent aucun droit au bonheur; Job se trouva, lui, au seuil d’un nouveau royaume d’être, où la grâce est suffisante. Ainsi, cette histoire parvient à son dénouement qu’est la parousie divine et son résultat, qui est la confession immédiate du nom du Tout-Puissant, qui est en même temps le Rédempteur tant attendu. L’auteur a montré la divinité de Dieu, l’humanité de l’homme et la nature spécifique de la relation entre un Dieu qui est vraiment Dieu et un homme qui est vraiment homme. En d’autres termes, l’auteur du livre était à la recherche de la religion pure, qui est la réponse à la grâce seule, appréhendée par la foi seule (S. Terrien. p. 37).
8. Le sens de la souffrance; les leçons de Job←⤒🔗
Les sections précédentes, que nous avons consacrées au contenu de l’écrit exceptionnel qu’est le livre de Job dans l’Ancien Testament, nous en ont transmis, espérons-le, l’essentiel; à savoir que l’auteur du livre pose non pas tant la question de la souffrance humaine, puisqu’elle ne reçoit pas de réponse, que le problème des rapports entre Dieu et Satan d’une part, et entre Dieu et son fidèle serviteur Job, d’autre part. Pour nous servir d’une expression due au penseur chrétien moderne qu’est le professeur Jean Brun, nous dirons que le livre de Job nous présente la condition de l’homme devant Dieu et non simplement sa situation au niveau horizontal. En cela, ce livre n’est pas différent du reste du canon biblique. Dieu s’y trouve au centre; le devoir primordial de l’homme, de tout homme, est de se placer face à lui; il l’est de toute manière, nolens volens, consciemment ou inconsciemment; Dieu est l’incontournable question qu’il ne saurait ignorer sans risquer de faire de son éphémère existence une tragédie sans nom, à la manière des classiques grecs, qui n’ont offert de l’existence qu’une explication infernale, l’ont interprétée comme une fatalité qui écrase la moindre velléité de liberté et oblitère toute dignité humaine.
Or, il n’existe aucune échappatoire au fait fondamental de l’existence commune à tous, à savoir la nécessaire et inévitable rencontre que l’on fera avec Dieu, si l’on ne veut s’engouffrer dans le néant ultime. La Bible est un message relatif à Dieu. En nous rassurant, un tel message devrait aussi nous réjouir et nous permettre d’ajuster nos orientations par rapport à lui.
Est-ce dire pour autant que la Bible, et plus particulièrement le livre de Job, sous-estime la situation de l’homme au niveau horizontal, dans sa dimension historique, et reste indifférente à ce que l’on appelle la tragédie humaine? Comment oublier et passer outre les innombrables souffrances qui tenaillent un homme, l’homme notre prochain, perdu dans un univers froid, impersonnel, cruel? Job, mais également les milliards d’êtres humains, nos propres contemporains, sont pris dans un infernal engrenage et semblent des êtres réduits à de misérables haillons d’existence; toutes les victimes d’injustice, à tous ceux frappés par d’innommables maladies, aux moribonds de vieillesse, épave, désastre à la fois physique et psychologique, à tous les enfants squelettiques de la famine endémique, à ceux que Gilbert Cesbron, nommait « chiens perdus sans collier ». Tant et tant d’êtres, devenus de simples loques humaines, ne sachant vers qui tourner leur regard ni qui invoquer dans la douleur, peut-être même pas à qui s’en prendre pour la misère qu’ils ne méritent pas.
Chercher à rétablir ou à maintenir l’honneur de Dieu ne nous autorise pas à oublier les circonstances atroces dans lesquelles vit sa créature. Au contraire, ce sont l’honneur divin, la gloire et la justification de Dieu, qui, à nos yeux de chrétiens, deviennent le préalable de tout honneur, de toute dignité, de tout droit et de toute liberté de la personne humaine, face au mal, face à l’injustice, face aux exploitations et face à la douleur. Aussi, puis-je me permettre de le dire avec une pointe d’ironie, qu’il n’est nul besoin d’être tiers-mondiste attitré pour se lamenter sur les situations inhumaines, intolérables où sont plongées, noyées, des masses de nos contemporains dans des régions que commodément on nomme le Sud, par rapport au Nord prospère et regorgeant de biens.
Je ne m’exprimerai pas ici statistiques en main, je ne m’appuierai pas sur des reportages journalistiques, je ne compulserai pas des rapports d’organismes humanitaires, officiels ou officieux, aussi nécessaires et justifiés qu’ils soient. Je parlerai en homme qui a côtoyé la souffrance, l’a vue de près, en a subi les atteintes, et à cause de l’amitié qui l’unit à des amis, il en a été atterré.
Certes, grâce à Dieu, je n’ai pas connu de fournaise ardente comme tant d’êtres bien-aimés, parmi mes familiers. La souffrance m’est pourtant bien familière. Mais il ne s’agit pas d’exhiber des plaies personnelles; je m’en garderai bien, car, ainsi que me l’apprenait un jour un vénéré collègue, « un calviniste n’écrit jamais son autobiographie ». C’est-à-dire qu’il ne s’expose pas tout nu au regard d’indiscrets. Le calviniste ne s’adonnera pas à ce que j’appelle une autosatellisation, sans cesse évoluant autour de sa personne. Il ne relate pas ses expériences à la manière de ces modernes exhibitionnistes de la spiritualité pseudo-chrétienne. Il a mieux à faire.
Le problème de la souffrance humaine s’est imposé aux penseurs de tous les temps, particulièrement aux esprits les plus religieux; parmi ceux-ci, combien plus aux Israélites de l’Ancienne Alliance, voués au culte du Dieu personnel, Créateur de tout, attentif au destin de ses créatures, tout-puissant et infiniment juste.
« Les saints parlent de la beauté de la souffrance. Mais vous et moi, nous ne sommes pas des saints. Pour nous, la souffrance n’est que laide; elle est la puanteur, la foule grouillante, la douleur physique », fait dire Graham Green à l’un de ses personnages dans La puissance et la gloire.
Et je crois que le chrétien Green a eu plus de raison de parler ainsi que Charles Baudelaire, sans doute non chrétien, lequel dans Les Fleurs du mal priait : « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance comme un divin remède à nos impuretés. »
Je ne puis ici, aborder à fond la question de la souffrance humaine, même vue sous l’angle chrétien. Je tiens cependant à en parler, non pas pour proposer une explication, encore moins pour offrir des solutions, mais, en me servant du message du livre de Job, pour tirer quelques leçons quant à l’attitude que nous pourrions, en tant que chrétiens, adopter vis-à-vis d’elle. Je précise bien qu’il s’agira d’une attitude chrétienne.
Elle ne sera pas celle, par exemple, du bouddhiste. On se souvient que Sidharta Gautama, surnommé le Bouddha, c’est-à-dire l’Illuminé, fit de la souffrance l’essentiel de toute sa philosophie moraliste. Ayant, durant les vint-neuf premières années de sa vie, vécu à l’abri du spectacle des misères humaines, Gautama, un jour, fit quatre rencontres décisives avec celles-ci, des misères d’ailleurs toutes ordinaires : un vieillard décrépit; un homme atteint de la peste noire, hurlant de douleur; un cortège accompagnant le cadavre d’un homme vers le lieu d’incinération; enfin, un moine ascète dans le plus total dénuement. Dès lors, il renonça à sa vie prospère, protégé dans le palais paternel de toute disette, ce que le bouddhisme a l’habitude d’appeler « le grand renoncement ». Depuis lors, la pensée aussi bien que la pratique, toutes les croyances comme chacune des ascèses bouddhistes ont comme axe principal la question de la souffrance. Ce n’est pas le mal en tant que problème métaphysique, encore moins comme problème éthique, qui hantera le fondateur de cette philosophie moraliste (davantage que religion cultuelle), ni la moindre pensée pour un Dieu au-delà des hommes et des dieux, mais la souffrance physique, angoissante, obsédante, régissant et contrôlant tout le reste.
Parler de la souffrance humaine sans aborder la lecture du livre de Job serait inconcevable. En effet, à première vue, tout le contenu de ce livre exceptionnel semble s’occuper de cette douloureuse question : Pourquoi la souffrance? Et de manière plus aiguë encore : Pourquoi celle de l’innocent?
Le personnage de Job est incontestablement une figure historique authentique; autour de son expérience exceptionnelle s’est tissée et s’est forgée une conviction qui engendra ce chef-d’œuvre de la littérature biblique et certainement mondiale. Cette expérience en question est la question dramatique posée au sujet de la souffrance humaine.
En quoi consiste la réalité de la souffrance telle qu’elle est décrite dans le livre de Job? En résumé, nous assistons au drame suivant : un homme juste et pieux, reconnu tel par Dieu lui-même, est soudainement et pour aucune raison apparente totalement dépouillé de tout, passé au creuset de la souffrance la plus cruelle. Il perd successivement ses possessions, ses enfants, sa santé, la compréhension de sa femme, de ses amis et jusqu’au sens de la valeur de sa propre personnalité et l’assurance de ses relations intimes avec Dieu. Sur le champ de bataille restent Dieu (jamais Job ne met en question son existence) et Job (il ne peut échapper à lui-même). Mais entre ces deux combattants, il n’y a pas de réconciliation possible, « il n’y a pas entre nous d’arbitre, qui pose sa main sur nous deux » (Jb 9.33). Comment un homme peut-il défendre sa cause devant Dieu? C’est le cri de désespoir de Job. Si seulement Dieu défendait lui-même son cas devant lui (Jb 16.18-20). Les choses les plus profondes que dit Job sont adressées au Dieu qu’il ne peut pas trouver et à son moi qu’il ne peut plus comprendre.
L’auteur est incontestablement un juif pieux, un exemple du génie religieux dont le Saint-Esprit a utilisé le talent de dramaturge poétique pour nous livrer cette page bouleversante de la révélation biblique. Sa théologie, ses convictions, les traditions et les coutumes sont d’origine hébraïque. Ne revenons pas sur ses qualités littéraires; seul un expert de la langue originale pourrait en saisir toute la beauté. Quant à nous, il suffira de nous en approcher avec une foi qui ne manquera pas, j’en suis persuadé, même dans les versions étrangères, de constater, outre sa beauté et le génie de la composition, l’incommensurable profondeur; d’évaluer les sommets spirituels atteints par ce cœur croyant, pour qui, en dernière analyse, ce n’est pas la souffrance comme telle qui est problème, énigme insoluble, mais la condition de l’homme en face de Dieu. Dieu est l’incontournable question posée à tout homme, avons-nous rappelé; il est son éternel problème, la seule réalité dont il devrait s’occuper et se préoccuper sans faux-fuyant, afin de parvenir à la belle, à l’admirable, à la toute suffisante confession de foi, telle que la formulait Jean Calvin : « Nous ne sommes pas à nous-mêmes, nous sommes au Seigneur ». Sans une telle approche, nul ne peut prétendre comprendre le sens de la souffrance, ou expliquer et justifier le pourquoi de celle de l’innocent, même pas le sens de la vie.
La réponse de Dieu n’en offrait aucune. Cependant, Job atteindra une certaine sérénité, non parce qu’il a obtenu de réponse satisfaisante pour son esprit; mais grâce à l’élan de la foi, il bénéficie d’une révélation infiniment plus vitale. Avec une confiance enfantine, il s’abandonne dans les bras divins pour y trouver l’apaisement et retrouver le bonheur de son âme croyante. Sa douloureuse expérience lui valut une leçon précieuse, celle de se confier en la mystérieuse et inscrutable providence divine, en dépit des circonstances où celle-ci lui devient énigmatique, incompréhensible, voire déroutante. Désormais, il s’appuiera uniquement sur son instinct spirituel, si j’ose m’exprimer de la sorte, au lieu de se fier à sa raison raisonnante, compter sur des analyses logiques rigoureuses, ou à prendre des résolutions intellectuelles courageuses.
Ainsi il découvrira une nouvelle voie sur laquelle il s’affranchira de la pesanteur mortelle du doute, et sa douleur lui paraîtra infiniment plus légère par rapport à la rencontre personnelle, toute gracieuse, avec son Dieu Créateur, devenu également à présent son Défenseur. Son savoir relatif au pourquoi du mal, le secret de souffrance, l’énigme intolérable de l’injustice, les causes réelles des peines physiques et morales torturant douloureusement aussi bien le corps que l’âme, ne seront pas accru d’une once. Mais dorénavant cette ignorance, ignorance sainte et saine, ne le gênera plus. Il ne s’obstinera pas à savoir. Il s’est laissé emporter dans une zone où une telle problématique n’avait plus aucune raison d’être; elle est insignifiante par rapport à l’éclatante lumière révélatrice jaillie d’en haut.
Faudrait-il déclarer, avec Henri de Montherlant, dans Service inutile : « Il n’est guère de souffrance dont vous ne puissiez émousser la pointe, en imaginant combien elle pourrait être pire. » Non, car Monsieur de Montherlant parlait en résigné vaincu, peut-être en sceptique et stoïque, tandis que Job fait la découverte de la révélation personnelle de Dieu, non pas la découverte de la réponse à ses questions obsédantes. Il a atteint alors la terre traversée et arrosée par des fleuves de paix, persuadé que tout est bien, tout est repos pour son âme alanguie, même s’il ignore toujours le vénéneux pourquoi de l’esprit raisonneur, trop raisonneur pour ne pas devenir incrédule et ne pas se perdre dans la révolte, sans pourtant la moindre chance de bénéficier d’une réponse.
Comme des rayons de soleil dépouillent à l’aube la terre de ses sombres et menaçantes ombres nocturnes, de même, témoin de la vision élevée, noble et sainte de Dieu, ses difficultés cèdent le pas à la connaissance rassurante. Il n’a pas acquis un savoir légitime, mais la connaissance obéissante, l’obéissance désormais confiante; telle a été son expérience salvifique. La solution a été proposée non à l’intellect, mais offerte à sa miraculeuse expérience spirituelle, pour le combler de pur bonheur, celui que Dieu répand sur les siens; bonheur que nous autres chrétiens appelons une céleste et indicible béatitude. Il a appris la grande vérité : « Voici, la crainte du Seigneur, c’est la sagesse, s’écarter du mal c’est l’intelligence » (Jb 28.28).
Le livre de Job a éclairé ainsi d’une vive lumière le mystère de la souffrance. La clé du problème a été donnée dans le prologue. L’auteur a fait comprendre qu’il existe une catégorie de souffrances différente de celles infligées pour châtier et purifier. Il existe des cas, et Job en offre une illustration dramatique, dans lesquels ces deux explications sont insuffisantes et les deux solutions envisagées inadéquates. Il nous faut nous défaire du préjugé selon lequel tout être affligé serait suspect d’un crime, dont on mesurera alors le degré de culpabilité par le poids du châtiment qui le torture. Parfois, Dieu inflige la souffrance en vue de son honneur; il charge l’homme d’une mission, infiniment supérieure à toute autre dans l’univers pour défendre son honneur de Dieu suprême ou de Seigneur outragé, pour faire éclater sa gloire non seulement dans sa majesté céleste, mais dans les tourments mêmes de l’enfer. Qui sommes-nous pour lui contester ce droit? Il l’a affirmé, l’a déclaré, l’a fait connaître, non seulement dans le cas de Job, mais dans celui, infiniment plus douloureux, du Fils unique qu’il a livré aux tourments de l’enfer. Est-ce donc légèrement, avec une sorte d’inconscience ou d’assoupissement spirituel que nous devrions prononcer une belle formule telle que : « À Dieu seul la gloire », sans en mesurer le prix qui coûte à celui qui confesse sa foi en la suprême majesté divine?
L’auteur n’écrit pas pour offrir une analyse philosophique de la souffrance ou pour échafauder des théories commodes pour des esprits paresseux sur la providence divine; il écrit afin d’inspirer les âmes troublées et les consoler dans leurs malheurs, les encourager à endurer. Devant les yeux de ceux qui sont écrasés par leur sort terrestre, il offre l’exemple de Job comme modèle et même comme héros. Il cherche à éclairer les victimes de la douleur, leur inspirer l’espérance, leur dire : sursum corda, haut-les-cœurs. Il vise à transformer les pensées, à purifier les croyances, à orienter les comportements.
Bien que Job soit une personne individuelle, il est néanmoins l’illustration aussi de la multitude. Dans son histoire se reflète celle du peuple d’Israël. Le livre possède une visée nationale, bien que ce soit sous un pseudonyme. Israël peut voir son expérience reflétée ici, prendre l’exemple de Job, espérer la fin de son histoire en prolongeant sa foi, sans défaillir, jusqu’à la fin. Car telle est la nature de l’espérance biblique; la prolongation de la foi vers l’avenir. Inversement, qu’est-ce que l’espérance si ce n’est la foi comme la permanence de l’espérance? N’est-ce pas un paradoxe? Mais quelle assurance, si nous pouvions ne pas en perdre la vue ni en négliger la force! L’auteur parcourt l’histoire autrement que ses contemporains; il lui donne une interprétation et une signification différente.
Voici à présent quelques simples leçons sur notre attitude vis-à-vis de la souffrance et des souffrants, tirées de l’expérience de Job.
1. Toute souffrance n’est pas l’effet d’un péché particulier. La douleur n’est pas forcément due au châtiment d’une faute. Il existe des souffrances qui n’ont aucun rapport avec des péchés personnels. L’homme juste peut être aussi torturé que le méchant. La souffrance n’indique pas les caprices d’un Dieu arbitraire. Parfois, Dieu inflige le mal à l’homme à des fins éducatives; en cela, le jeune Élihou avait quand même raison. Certes, il ne faudrait pas regarder tous les événements de la vie à travers des lunettes simplistes, leur donner une explication fragmentaire, partielle. Il n’est pas juste d’accabler l’homme dans la douleur de nos condamnations et de nos accusations. Nous devons nous garder de le calomnier, mais au contraire lui exprimer une profonde, une chaleureuse et une bienfaisante sympathie. Notre amitié devra être sans calcul. Le devoir et la puissance de juger appartiennent exclusivement au Dieu souverain, le Juge suprême. Si l’on est incapable d’exprimer une telle sympathie, de grâce, qu’au moins par pudeur on garde le silence!
Les amis de Job étaient disposés à la sympathie, mais malgré leurs bonnes intentions leurs paroles se sont transformées en acerbes accusations. Ils n’ont pas apporté le baume consolateur à celui qui était lacéré par la douleur, au contraire ils l’ont mordu, brûlé, déprimé. Or, il faut un art pour consoler un cœur blessé, une âme torturée. N’ayons pas hâte de donner une explication superficielle à tout ce qui se produit autour de nous. Le mot juste au moment qui convient requiert une grande dose de prudence et de sagesse; du tact, comme on le dit avec raison. L’on ne peut réellement montrer sa sympathie sans essayer de comprendre le degré de la souffrance subie; peut-être même on ne peut pas comprendre à moins de l’avoir subie dans sa chair. Pour sympathiser avec le malheureux, il faut parfois partager son joug.
2. Ne contestons pas Dieu en lui faisant un mauvais procès ou en guerroyant contre lui quand nous sommes pris dans la tourmente. C’est une folie que de s’en prendre à lui. On dépasse et trépasse les bornes lorsqu’on ose interroger Dieu, car en le prenant violemment à partie on blasphème. Comment ose-t-on se placer à son niveau? Se comparer à lui? Comparé à sa grandeur, l’homme mortel et pécheur est poussière et néant; comparé à sa puissance, il est sans ressources; par rapport à sa sagesse, il est un misérable ignorant. Qui est l’homme pour que son esprit puisse saisir la profondeur, la hauteur, la largeur, l’infinie, l’insondable et mystérieuse sagesse de la providence divine, laquelle régit les moindres événements comme l’infini de la création? Comment peut-il en saisir les actes, pénétrer les desseins? « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont élevées au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées », déclare le Seigneur dans l’oracle d’Ésaïe (És 55.9).
3. Les actes de Dieu demeurent souvent mystérieux à nos esprits. Sa façon de régir est inexplicable et souvent même déconcertante. Ne prétendons pas sonder chacun de ses desseins inscrutables et expliquer ses œuvres inaccessibles. Nous n’avons pas la capacité de tout comprendre. Pour cette raison, il est absurde de penser que ce qui est inexplicable pour notre esprit n’a aucune explication justifiée du côté de Dieu. Viendra le jour où nous résoudrons nombre de problèmes qui pour l’heure sont énigmatiques. Alors seront dévoilés tous les mystères.
4. Devant la grandeur divine, la seule attitude qui sied à l’homme mortel est celle de l’humilité; courber sa tête, se conformer à ses dispositions, renoncer à toute arrogance; se confier en sa providence, et d’un cœur humble et soumis avouer : Tu sais mieux que moi-même, tu fais mieux que je ne saurai jamais faire. Au lieu de se morfondre, se soumettre; au lieu de protester avec outrance, confesser : « Nous recevons le bien des mains de Dieu, ne devons pas aussi recevoir le mal? »
5. Juger l’homme est une erreur, juger Dieu c’est pire, c’est pécher. Lorsque nous sombrons dans la peine, n’incriminons pas Dieu, ne le calomnions pas. Lorsque nos supplications ne sont pas entendues, ne concluons pas à la légère que Dieu n’exauce pas nos prières. Lorsque nous nous débattons loin de lui sans le trouver, ne déclarons pas qu’il n’existe point; remettons nos jugements à plus tard; attendons l’issue de la route. Quand les sombres nuages seront dissipés, nous verrons le soleil de justice, et ses chauds rayons brilleront jusque dans les tréfonds de notre être.
6. Il existe des peines dont le but n’est pas de punir, mais d’éprouver. Parfois, Dieu met à l’épreuve notre foi, au moyen d’une tribulation inattendue, lourde à porter. Si nous ne prenons pas garde, une telle épreuve risque de dégénérer en tentation; mais l’épreuve saisie et acceptée est et sera le moyen pour mettre à jour notre être profond et révéler la valeur de notre consistance; elle sera le critère pour mesurer notre résistance au mal, même dans le malheur, et surtout en face du Malin. On ne saura jamais notre caractère authentique à moins de le vérifier intensément. L’épreuve nous fait connaître à nous-mêmes. La souffrance de Job a produit un tel résultat. Son caractère devait passer au crible. Sa foi éprouvée, mesurée put démontrer toute la qualité de sa résistance. Dans le malheur qu’il subissait, il n’y avait aucune trace de colère divine; simplement Dieu l’éduquait. Job, la victime innocente, fut mesuré, pesé, évalué, et il fut trouvé parfait, selon les critères divins. De sa peine, il a surgi ennobli. Plus humble et patient aussi, humble face à Dieu, ce qu’est d’ailleurs le vrai sens et la seule vocation de toute humilité. La tourmente contribua à son édification et à sa croissance.
Dieu nous éprouve souvent de cette façon-là. Il cherche à nous exercer, à nous éduquer, à nous purifier, à nous fortifier. Lorsque nous en émergeons, nous sommes triplement bénis, notre foi est mieux enracinée, notre caractère rendu plus noble, notre force est accrue, la sévère discipline a servi comme un valeureux exercice spirituel. Ne nous impatientons pas et ne nous plaignons pas misérablement. Que notre douleur, au moins, puisse nous exercer à la patience et à l’endurance, ces vertus qui sont des biens impérissables et qui engendrent en nous une espérance lumineuse.
7. La récompense de la justice est certaine. Lorsqu’on résiste à la tentation, restant fidèle jusqu’à la mort, l’on est assuré de la récompense. Ceci est une certitude absolue. Le croyant qui a misé sur Dieu ne joue pas au hasard. Il ne se risque pas dans une aventure insensée. La récompense peut tarder, mais ne manquera pas de venir. Dieu récompensera dignement le fidèle témoin.
Job offre la claire illustration de cet agir divin, même dans le monde présent. Certes, le point de vue de l’auteur ne dépasse guère celui d’autres auteurs de l’Ancien Testament. Il n’a pas atteint le sommet de la foi et de la certitude chrétiennes telles que nous les contemplons, par exemple, dans le chapitre 8 de la lettre de Paul aux Romains. Il ne sait pas encore de façon précise qu’il existe une vie éternelle et que l’âme est immortelle, que l’existence ne se termine pas à la tombe, que la joie de la récompense l’attend de l’autre côté, que le prix de la justice et de la droiture est de nature spirituelle. Bien qu’il n’ait pas tout compris parfaitement, Job au moins a su que la justice n’est pas sans prix, que Dieu n’est pas injuste pour ne pas récompenser. Il vaut mieux être juste et droit. Craindre le Seigneur et s’éloigner du mal ne sont pas des dévotions futiles. Lorsqu’elle est sincère, la piété est malgré tout source de gain, ainsi que l’écrivait saint Paul aussi bien pour l’avenir que pour le présent (1 Tm 6.6). Dieu n’est pas ingrat pour oublier les labeurs endurés à son service. Il a promis la couronne après la croix.
8. La douleur et la souffrance sont temporaires; la joie, elle, est permanente. Les angoisses ne sont pas interminables, elles ont toujours leur point final. Si nous sommes patients, nous verrons de meilleurs jours. Les difficultés et les plaisirs sont conjugués dans la vie présente. Dans les jours mauvais, n’oublions pas les jours meilleurs. Dans la tribulation, souvenons-nous des bienfaits célestes dont nous fûmes jadis abreuvés. « Mon âme bénis l’Éternel et n’oublie aucun de ses bienfaits », exulte dans l’action de grâces le vieux psalmiste (Ps 103.2).
Étrangement, on éprouvera le calme comme une vallée de montagne après le passage d’une tornade. Si Dieu nous semble irrité, demain il manifestera sa bienveillance. Dans le drame de l’existence, la tristesse est passagère, un phénomène accidentel seulement. La douleur reste provisoire, mais l’allégresse permanente. Le deuil dure pour un temps, la joie perdure jusque dans l’éternité. Le dessein ultime de Dieu ne vise pas notre malheur, mais le bonheur tel qu’il l’a conçu dès l’origine. Notre vie de chrétiens ne se terminera jamais avec la tragédie. Le terme n’en est pas le Calvaire, mais le tombeau vide, la résurrection, l’ascension et la session glorieuse à la droite de Dieu. Notre foi chrétienne ne se conclut pas dans la défaite, mais dans le triomphe. « Au vainqueur, je donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu » (Ap 2.7).
9. La solution aux questions mystérieuses de l’existence est obtenue non par voie intellectuelle, mais dans le cheminement de la foi, le pèlerinage du cœur. Ne cherchons pas à sonder les énigmes inutiles et à y chercher une issue logique, car plus on recherche plus on s’enfonce dans l’impasse. Job a trouvé un autre sentier, celui de la foi, de la confiance et de la consécration, afin de pénétrer en la province où règne la paix surpassant toute intelligence, une paix qui offrait contentement spirituel sinon satisfaction intellectuelle. L’expérience de Job a été réelle et elle correspond à l’expérience de tout chrétien. Nous non plus n’aurons pas l’avantage de tout comprendre à force de raisonner. Pourtant, il nous suffit le simple et limpide bonheur de l’enfant qui se remet entre les mains du Père.
C’est en ayant une relation intime et correcte avec lui que nous comprendrons le pourquoi. La foi chrétienne est vision enthousiaste plus que logique rigoureuse, une logique de fer qui serait dépourvue de cœur. Sa présence dissipe les ténèbres de l’esprit autant que celles de la raison. Les problèmes complexes de la providence ne seront jamais résolus par des spéculations et les explications théoriques ne viendront qu’à la fin seulement, si toutefois elles viennent, lorsque nous aurons jeté un regard rétrospectif sur les événements passés pour voir par quels chemins tortueux Dieu nous a guidés d’une manière sûre. C’est l’épée de la foi qui rompra le nœud gordien de la souffrance. Notre abandon à Dieu apaise l’ouragan intérieur.
Sachons-le, notre plus grande difficulté n’est pas d’ordre intellectuel, mais d’ordre spirituel. Si nous pouvions marcher par l’esprit vers Dieu au lieu de notre stérile raison, nos problèmes, même intellectuels, seraient résolus. Cherchons donc à résoudre nos difficultés spirituelles avant celles de la pensée. Faisons d’abord confiance, ensuite seulement cherchons la solution. Cherchons à connaître Dieu, ensuite viendra l’apaisement. Sans lui, nous vagabondons en l’air, flottants et emportés par tous les vents. Mais si nous nous confions en lui, nous serons comme des châteaux forts. Rendons-nous à Dieu dans la soumission confiante, la consécration filiale, dans l’amour gratuit, dans la foi joyeuse.
10. Enfin, Dieu est pour l’homme la première et l’indispensable nécessité! Je le dis aussi simplement que cela. Nous avons besoin de lui, il n’a nul besoin de nous, même lorsqu’il se sert de nos personnes pour sa gloire. Notre existence dépend de sa grâce. Sans lui, nous sommes un souffle vite éteint. Nous ne pourrions nous couper de lui, la source de la vie, et nous le savons, même si nous nous efforçons maladroitement à le dissimuler. Dans notre for intérieur, il existe une soif de Dieu, un désir même inavoué, mais réel et lancinant, qui arrache des soupirs sans raison apparente, impossible de supprimer, que nous avons besoin de lui, que nous voulons nous accrocher vaille que vaille à son bras, nous fier à son pouvoir, vivre grâce à ses appuis. « Comme une biche soupire après des courants d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu », s’exprimait l’auteur du Psaume 42. Tout homme sait en lui-même combien il a besoin de Dieu, son Créateur, la source de sa vie et la fin ultime. Il lui est indispensable, lui, le fondement de l’être, le sens de sa destinée.
Aucun d’entre nous ne peut vivre coupé de lui sans qu’il soit responsable de son propre arrêt de mort. Si nous nous imaginons pouvoir vivre loin de lui, lui tournant le dos, voire vociférant sans cesse, détrompons-nous, nous vivrons dans la pire des illusions. Il est le secours du malheureux, le remède à nos plaies, l’espérance du désespéré, la paix du tourmenté. À qui d’autre irions-nous? N’est-il pas celui qui a les paroles de la vie éternelle?
Et ses paroles ne sont pas destinées uniquement à nous, mais, ainsi que le formulait admirablement saint Paul :
« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père compatissant et le Dieu de toute consolation, lui qui nous console dans toutes nos afflictions, afin que, par les consolations que nous recevons nous-mêmes de la part de Dieu, nous puissions consoler ceux qui se trouvent dans toute sorte d’afflictions » (2 Co 1.3-4).
Note
1. Roland de Pury, Job ou l’homme révolté, p. 9.