Le christianisme réformé - Ordre universel de pensée
Le christianisme réformé - Ordre universel de pensée
Le christianisme réformé est une religion qui se veut pensée. Sans doute est-elle soumission de la volonté à Jésus-Christ, connu par l’Écriture sainte, comme l’islam est obéissance à Dieu s’exprimant par la voix du prophète, obédience à Dieu représenté par la hiérarchie ecclésiastique, le kantisme fidélité à l’impératif catégorique, substrat de Dieu. Sans doute est-elle sentiment, de même que le bhakti yoga, l’arminianisme, le rousseauisme; et émotion, comme toutes les religions â base de mysticisme. Elle ne serait pas si elle n’avait pas à son origine l’évidence du Saint-Esprit; dans ses effets l’assujettissement à Dieu; comme influx de vie l’amour de Dieu et la charité.
Mais le fait que la volonté et la présence de l’amour de Dieu se révèlent pour le peuple réformé dans l’Écriture, l’obligent ou devraient l’obliger à réfléchir sur sa foi et en fonction de celle-ci sur sa vie entière. Aussi, le culte est-il fait de méditation, de prières qui doivent être sincères, conscientes et réfléchies et de sacrements conçus comme « paroles visibles de Dieu ».
Il est significatif que le Catéchisme de Calvin commence par cette affirmation : la principale fin de la vie humaine est de connaître Dieu.
De fait, quand les fidèles de l’Église réformée cessent de penser leur foi et d’être tous en quelque sorte théologiens, elle est menacée de mort.
Évidemment, il n’y a pas de religion sans pensée, mais il n’y en a pas où la pensée exige au même point d’être à la fois religieuse, personnelle et objective. La pensée catholique romaine se veut objective; elle n’est pas tenue d’être personnelle; et en religion athée, la pensée communiste s’en garde.
La pensée religieuse de l’arminien ou du luthérien est essentiellement personnelle, mais s’accepte subjective; on peut en dire autant de toutes les religions basées sur les états mystiques ou les sentiments; et parmi les religions athées, le bouddhisme est une intellection résolument égocentrique, bien qu’impassible, puisque solipsiste.
Objective, la pensée réformée l’est d’abord par son pessimisme en face de la nature humaine. Le péché n’a pas seulement détourné du bien la volonté de l’homme : il a obnubilé son sens spirituel; il a faussé toutes ses facultés : sensibilité instinctive, clairvoyance de l’intuition et du jugement. Ainsi est écartée toute tentation de prendre comme guide, comme règle ou comme raison de vivre, c’est-à-dire en quelque sorte de déifier rien de ce qui est le soi : soi individuel (corps, sens, sentiment, impressions artistiques, émotions mystiques, raison), avec ses composantes sociales qui sont devenues sa chair et son sang (conscience morale, patrie, race, classe ou société), car l’homme est entier, corps, vie et âme, dans le péché comme dans la régénération, et la pensée réformée est seule, avec le jansénisme, à avoir fait la profondeur de nos écrivains classiques, à leur donner la force de regarder en face la conception de la nature humaine.
Mais la doctrine réformée de l’homme est cependant personnaliste, puisque toute vocation de Dieu s’adresse à des personnes et que cela suffit à donner à chaque être humain, à chaque vie humaine, une valeur unique. Elle est personnelle aussi parce que chacun ne la comprend bien que s’il éprouve au fond de lui la servitude mortelle du péché et la liberté des enfants de Dieu, par la vie en Christ.
Objective, la pensée réformée l’est aussi par sa soumission à l’Écriture sainte. Sans doute, l’autorité de celle-ci est-elle établie une première fois et souvent renouvelée dans l’esprit du croyant par l’évidence intérieure que lui apportent les témoignages du Saint-Esprit, c’est-à-dire par le choc personnellement reçu de la vérité divine s’imposant comme telle. Une fois cette autorité ainsi établie, rien ne peut la remettre en doute, précisément parce que les faits de la vie confirment continuellement, dans l’esprit qui pense selon elle, qu’elle est bien la clé universelle de la vérité et de la vie.
Mais la pensée réformée est personnelle parce que ces certitudes ne sont pas vraies que si elles sont vécues, et parce que, pensée religieuse, elle contient une doctrine de salut qui n’est pas comprise que par le cœur, là où la corruption totale est personnellement éprouvée comme conviction du péché, là où le salut est reçu en pliant les genoux devant le Christ, dans la reconnaissance et dans l’adoration, là où est perçu son appel et où on vit la foi. Autrement dit, la pensée réformée est personnelle parce que chrétienne et évangélique.
Et cependant, en même temps qu’elle est personnelle, elle ne cesse d’être objective par sa connaissance de la souveraineté de Dieu. Celle-ci fait de la foi même du Saint-Esprit, engendrant le cœur régénéré d’une nouvelle naissance, instaurant par la grâce sanctifiante du Christ la vie cachée en lui.
Souveraineté de Dieu qui fonde la valeur objective de la prière, qui interdit toute conception magique des formules, des rites et des sacrements, qui refuse à l’homme tout droit sur Dieu, qui barre la route à tout paganisme, à toute idolâtrie, à l’intronisation de toute créature; et qui, en reconnaissant la royauté du Fils, abolit toute théosophie, toute tentative prométhéenne, toute exaltation, même ascétique, de soi.
Souveraineté de Dieu qui, dans le théocentrisme biblique, fonde la science, le droit, la morale et les rapports sociaux; et dans le christocentrisme évangélique délivre la vie spirituelle de tout égocentrisme et fait de la charité comme de la piété un élan de reconnaissance et de vie.
Souveraineté de Dieu sur le monde et sur l’homme qui a donné à celui-ci puis préservé en lui de la détérioration générale, par un don général aussi de la grâce, un esprit analogue à celui de son Créateur, en temps qu’il est capable de comprendre les lois du monde créé, de prévoir ses phénomènes et dans une large mesure de diriger ses énergies et ses inerties, donc de régner sur lui. Souveraineté de Dieu qui fonde donc la science comme connaissance réelle, objective, d’un monde réel, qui a confié à l’homme la puissance que donne la science, mais lui a donné en même temps une vocation d’intendant de la terre. Elle lui assigne ainsi comme règle à ce pouvoir le respect de la création divine et de l’ordre institué par Dieu et corrige, selon la doctrine réformée, l’indifférence de la raison scientifique par la conscience d’une responsabilité personnelle et le devoir d’un amour vivant à l’égard des êtres.
La pensée réformée garde ce style objectif et personnel dans sa conception de l’Église. Vivant de la grâce et de la Parole de Dieu, l’Église réformée garde ce double caractère : rassemblant des chrétiens dont la foi personnelle atteste qu’ils ont reçu personnellement vocation de Dieu, en même temps qu’ils sont au bénéfice de son Alliance de grâce, fait objectif; fondée sur la Parole de Dieu, donnée objective, elle appelle tous ses membres à étudier l’Écriture pour la connaître personnellement, guidés par l’action personnelle du Saint-Esprit, et à confesser chacun et tous ensemble, leur foi personnelle en des textes symboliques qui s’efforcent très honnêtement de résumer ce que signifie l’ensemble de la révélation chrétienne telle qu’elle se présente à un esprit objectif; affirmant son unité autour du fait de l’Écriture, mais admettant, là où celle-ci n’est pas explicite, une certaine variété de pensée personnelle.
Dans le domaine de la piété, la pensée réformée conserve ce double caractère : sincérité personnelle, mais soumission à la volonté de Dieu se traduisant objectivement dans sa Parole et dans les faits qu’il dirige; méfiance à l’égard de l’apport tout subjectif du mysticisme cultivé par les divers procédés d’exaltation religieuse.
Les tendances complémentaires de l’esprit réformé créent ainsi un style de pensée qui se manifeste dans tous les domaines; et nous dépasserions la mesure de cet article si nous voulions en décrire toutes les applications aux diverses sciences, à l’art, aux activités humaines, aux rapports personnels, familiaux et sociaux. Elles s’expriment en un style bien caractérisé, où s’associent l’originalité et la sobriété, l’indépendance et l’ordre, la culture et la simplicité, le respect de la personnalité et une discipline sociale qui n’est pas moins forte et impérieuse pour n’être écrite dans aucun texte humain, ni appuyée sur la contrainte extérieure. Elle se traduit par des institutions politiques où s’allient liberté et traditions, diversité et unité : monarchies constitutionnelles, républiques fédératives, démocraties fières de leur patriarcat.
En littérature et dans le journalisme, l’esprit réformé éprouve un malaise en présence des outrances et des jugements de passion qui détruisent l’objectivité; son expression se veut sereine et juste. Mais il ne se méfie pas moins des démonstrations toutes rationnelles à l’allure syllogistique, des casuistiques subtiles, des ironies perpétuelles ou des aires détachées de tout ce qui dispense d’engagement personnel : il a surtout horreur de la pensée commandée, et la subordonne avec un sens aigu.
Le christianisme réformé, parce qu’il est biblique, est donc école de pensée, et d’ailleurs dans tous les sens du terme.
Le mot pensée est bien le plus général de tous ceux qui s’appliquent à nos facultés mentales. Il enveloppe aussi bien la simple attention (« j’y ai pensé ») l’intuition (« il m’est venu une pensée poétique »), la conscience morale (« j’ai lutté contre une mauvaise pensée »). Il comporte tout ce qui se passe dans d’esprit, depuis l’élaboration des données de la sensibilité et de la mémoire jusqu’à la formation des décisions. La pensée est donc en même temps que l’organe qui discerne, celui qui dirige, et son achèvement est à la fois la science et la sagesse.
Le mot ne s’applique pas seulement à la faculté de penser, mais au résultat général de son exercice.
Quand le penseur, en réfléchissant sur sa propre pensée, cherche à la rendre cohérente, il s’aperçoit qu’un certain principe central, doué d’une grande force d’attraction, en organise l’ensemble autour de soi; ou, si l’on veut employer une autre métaphore non plus copernicienne, mais physiologique, on verra qu’une pensée « capitale » joue le rôle directeur de la tête sur le corps de la pensée. La pensée est en effet comparable à un organisme, plutôt qu’à un système. On peut parler ainsi de la pensée de Péguy, de la pensée indienne.
Dans une conférence, Henri Bergson indiquait que chaque grand philosophe a fait ainsi une seule grande découverte d’où procède toute son œuvre. On peut le dire de tous les penseurs, quelle que soit la discipline où il excelle leur pensée.
Mais ce qui est, chez eux, conscient et élaboré, existe au fond, mais plus ou moins inconscient et informe, chez tout homme; il y a en lui un a priori auquel se rapportent son attention, ses jugements et sa conduite, une mesure de toutes choses, un critère fondamental. Cela peut être lui-même ou une partie de lui-même, haute ou basse : savoir, jouissance, activité, orgueil; ou être hors de lui : argent, famille, parti, société, patrie… Sans le savoir, tout être humain a son dieu qui n’est pas toujours celui qu’il croit avoir; il lui donne sa confiance, son amour, son attention et son obéissance.
Il peut changer de dieu, mais c’est alors un bouleversement non seulement de sa vie, mais de toute sa pensée. Qu’un homme adonné à l’argent soit saisi par une passion sentimentale, que dans la vie d’une femme férue d’études éclose l’amour maternel; que pour un bourgeois devenu snob la vanité a priorité sur l’argent; voici que toutes les valeurs changent comme s’il y avait une conversion… Ce qui rend impénétrables les êtres les uns aux autres, et cela est particulièrement sensible dans les conflits familiaux entre générations, c’est qu’ils n’ont pas le même dieu, et que, dès lors, leurs pensées, n’ayant plus la même mesure des valeurs et ne donnant plus les mêmes sens aux mots, deviennent impénétrables l’une pour l’autre.
Ainsi, ceux qui font profession d’athéisme ont leur dieu et leur foi, et ceux qui font profession de croire en Dieu ont souvent une préoccupation qui hante leur pensée et qui est vraiment leur dieu.
La pensée est d’autant plus dominée par un a priori qu’elle est moins consciente de l’être.
Nous voyons mieux maintenant combien de pensées au 19e siècle étaient arrêtées sur tout chemin conduisant à contredire leur doctrine matérialiste et leur foi au progrès, confortablement assises sur une série de principes mieux crus que démontrés, toute réalité faite de matière et de force, origine fortuite de la vie, formation automatique des êtres du plus simple au plus complexe, possibilité de ramener la psychologie à la physiologie, extrapolation de l’évolutionnisme au progrès futur de l’humanité, et dans l’étude de la religion et de l’exégèse, suspicion préalable envers tout esprit croyant (comme si un acousticien devait être sourd pour n’avoir pas d’idée préconçue sur les sons!).
Plus étrange encore a été, chez des milliers et des milliers d’êtres, avec leur adhésion au parti, le bouleversement, non seulement de leurs idées en matière de politique ou de sociologie, mais encore de leur morale ou de leur religion, la préoccupation initiale et légitime de la grandeur de la patrie ou de la condition ouvrière, entraînant une fanatique mise au pas de toute pensée.
Ainsi, la pensée réformée n’est pas frappée d’interdit intellectuel, du fait qu’elle a reçu de la foi un a priori. Bien au contraire, elle prouve par l’expérience, en s’exerçant sur tous les plans, la valeur de son principe qui est sa foi, met sa confiance dans quelqu’une des idoles que l’être humain fait de son pouvoir et de ses facultés.
La foi chrétienne, la foi en Dieu tout-puissant, au Christ Rédempteur, en sa grâce souveraine, la foi au Saint-Esprit parlant au cœur par la Parole de Dieu, est un principe dont l’application universelle est salutaire à la pensée.
Elle ne l’est, bien entendu, que quand elle est un engagement de tout l’être. La simple acceptation des formules d’un credo ou d’un catéchisme, crues en quelque sorte par procuration, et même un intérêt tout cérébral pour la doctrine, mais qui n’entraîne pas le cœur ni ne transforme la conduite, n’est pas tout simplement la foi. L’enseignement de saint Jacques ne contredit pas celui de saint Paul, mais prévient toute équivoque. Consacrer à la foi quelque compartiment de l’intelligence discursive sans penser toute sa conduite et toute sa vie ne serait pas « aimer Dieu de toute sa pensée ».
S’adressant à tout l’être, reçue par le cœur, comprise par l’intelligence, acceptée par la volonté, œuvre du Saint-Esprit, servante de la Parole divine, connaissance donnée par Dieu de lui-même et de son amour, la foi évangélique est formative d’une pensée saine et droite, quel que soit le champ de son travail.
Dépositaires de ce trésor, les chrétiens que nous sommes en méconnaissent trop la valeur. Ils en ont, même pasteurs, une ignorance invraisemblable et presque scandaleuse. Un travail de pensée religieuse a été accompli par nos très grands ancêtres, qu’il n’est pas permis de mépriser, faute de s’exposer au ridicule de découvrir la lune, ou de sauter par-dessus de décisives et élémentaires objections, rédigées depuis quatre siècles!
On n’a pas le droit de se priver de l’œuvre du Saint-Esprit agissant dans toutes les grandes intelligences que Dieu avait données aux serviteurs de son Église, jadis, et de ce qu’il donne à nos frères étrangers aujourd’hui. Et, surtout, les données de la révélation restent efficaces pour sonder toute pensée, et jeunes pour nous conduire dans bien des découvertes.