Connaissance de l'islam - Islam-Occident - Entre l'idéologisation et les réalités
Connaissance de l'islam - Islam-Occident - Entre l'idéologisation et les réalités
Depuis que l’islam a fait irruption dans l’histoire déjà lointaine du monde chrétien, celui-ci n’a cessé d’y porter une attention où se mêlent tour à tour interrogation angoissée, révulsion, autosatisfaction, exaltation, voire extase. Il en a résulté cette, ou plutôt ces, « images » de l’islam qui forment à elles seules, à travers presque quinze siècles, l’une des grandes composantes de l’histoire des mentalités en Occident, cet héritier présumé du christianisme. Elles fourniraient matière à une anthologie des plus abondantes comme des plus instructives.
L’islam, ainsi vu à travers le miroir, il faudrait dire le « prisme », de l’Occident, n’est pratiquement jamais appréhendé en fonction de ses propres valeurs et réalités, mais des idéologies, problématiques, voire crises morales, politiques, socio-économiques et culturelles des sociétés européennes. Même lorsqu’on en viendra, à l’époque contemporaine, à dénoncer ça et là l’européocentrisme ou le « racisme » des générations précédentes, des formes ambiguës de « subjectivisation » continueront à sous-tendre les regards que l’on voudrait, pour les uns impartiaux, pour les autres compréhensifs ou même admiratifs de l’islam. […]
Il serait très instructif déjà de s’interroger sur cette vague d’intérêt qui déborde les cercles restreints de spécialistes, et d’en analyser les motivations patentes et plus obscures. Mais bien plus importants restent les différents types d’approches, qui voudraient redessiner une nouvelle image de l’islam à travers soit une lecture prétendue plus adéquate de son histoire, de ses valeurs de civilisation et de sa présente « renaissance », soit une confrontation de ses idéaux avec les réalisations concrètes des sociétés qui s’en réclament avec vigueur aujourd’hui. On pourrait schématiser en ramenant ces démarches à deux catégories, celle que l’on pourrait qualifier de « spiritualiste » ou « idéalisante » et celle qui se veut « réaliste ». L’on se trouve alors devant deux présentations de l’islam aux conclusions diamétralement opposées. […]
Dans sa conclusion de L’appel aux vivants (Roger Garaudy), l’auteur voit en l’islam et ses valeurs la planche de salut pour l’avenir d’une humanité en détresse et d’un Occident décrépit. Le raisonnement est simple : « L’Occident est un accident, sa culture une anomalie : elle a été mutilée de dimensions primordiales. […] Depuis des siècles, elle prétend se définir par un double héritage gréco-romain et judéo-chrétien. » Invoquant alors les riches civilisations d’Asie, et plus précisément du Proche-Orient, l’essayiste en arrive à considérer que leur meilleur successeur (actuellement) est l’islam : « Il est le troisième héritage, amputé et ignoré, de l’Occident. » Cette amputation aboutit à une civilisation sans âme centrée autour d’un « modèle de croissance » qui est à la source du mal planétaire : « La clé de voûte de tous les problèmes du monde actuel dont l’OCDE est le gestionnaire […] c’est le modèle de croissance, […] condition première d’un nouvel ordre économique. » L’apport de l’islam au problème du développement pourrait être déterminant, en fondant un nouvel ordre mondial dont l’auteur voit la réalisation « à travers et par les pays arabes ».
Du plan de la croissance, l’essayiste passe à celui de la foi, ébranlée elle aussi dans ses fondements, où l’islam constitue encore plus efficacement l’alternative :
« L’islam trouve là une chance historique de montrer que sa foi et ses finalités sont une réponse aux angoisses d’un monde que le modèle occidental de croissance a conduit à la désintégration économique, politique et morale; comme, au moment de sa naissance puis de son expansion, l’islam avait apporté une réponse à la désintégration des empires… »
On le voit, l’élan est généreux, la vision grandiose et séduisante… Mais sans pouvoir les confronter point par point, on ne peut s’empêcher d’être interloqué par les applications au plan universel et planétaire que l’auteur souhaiterait. Car on comprend mal les rapports de l’islam en tant que tel avec la croissance économique, et moins encore avec un développement centré sur le pétrole. […]
Face à des approches divergentes, la question majeure qui se pose tout naturellement serait de savoir si les musulmans eux-mêmes retrouvent dans l’une ou l’autre de ces images, toutes conçues en Occident, l’islam tel qu’ils le perçoivent et le pratiquent.
Quand on connaît tant soit peu les milieux musulmans, ce qui s’y dit ou s’y écrit, on ne peut manquer d’être frappé par la méfiance, sinon la suspicion suscitée chez eux par cet intérêt qu’on leur porte. La vision occidentale leur semble toujours inspirée par les mêmes préjugés et arrière-pensées qu’autrefois. La présentation idéalisante elle-même, lorsqu’elle est le fait de sympathisants, admirateurs ou convertis à la foi musulmane, est sans doute bien accueillie et publicisée, mais elle est surtout soulignée à des fins apologétiques dont l’idée-force demeure l’incompréhension passée et présente de l’islam par un Occident chrétien en mal de paternalisme.
Plutôt que d’être choqué par une telle position, peut-être faudrait-il demander si l’islam, dans son essence, son évolution, ses recherches et ses expériences n’ont pas précisément une spécificité telle qu’il ne saurait être ramené à l’un des périmètres auxquels on voudrait le réduire. D’où ce dialogue de sourds. Car enfin, si l’on prend comme point de départ les grandes problématiques de notre temps, celles surtout nées de l’ère industrielle et technologique, on peut se demander si elles ne sont pas justement aux antipodes de ce qu’est et se voudrait l’islam.
Sans pouvoir entrer dans les détails, il suffit d’évoquer sommairement les grandes lignes de force de cet islam pour voir le hiatus qui le sépare des idéaux et aspirations des sociétés industrielles modernes.
L’islam reste, avant tout et tout à la fois, une religion et un système d’organisation juridico-politique. Son rôle original n’est pas seulement de régler les rapports de l’homme avec Dieu, mais aussi ceux des hommes entre eux. Son code total (éthique, constitutionnel, civil, pénal, administratif, économique) se trouve contenu dans un livre révélé, le Coran, parole directe de Dieu, et la Sunna, traditions canonisées du prophète. Il s’agit donc d’un monde spécifique, situé concrètement dans le temps et l’espace, mais qui ne saurait être lui-même que le prolongement d’un autre monde, invisible celui-là, le royaume céleste d’Allah : religion et cité terrestre, telle est la définition lapidaire que l’islam se donne lui-même. Cette cité, dont le droit divin est le seul fondement, plonge ainsi une double racine dans les mondes temporel et spirituel, sans qu’il puisse y avoir discontinuité ou rupture. L’Homo religiosus et l’Homo islamicus ne font plus qu’un. Tout ce qui ne place pas cette transcendance divine au cœur même de la construction sociale et de l’ordre mondial est une négation de l’islam : le « donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ne constitue donc qu’un non-sens.
Face à cette vérité première, le principe de sécularisation ou de laïcité, devenu le blason des sociétés modernes, est simplement aberrant. Si son « virus » a pénétré certaines sociétés musulmanes, avec notamment la révolution turque de Mustafa Kemal Atatürk en 1923, c’est en vertu d’une occidentalisation qui a toujours été dénoncée comme étant la racine même des maux dont souffrent la plupart des sociétés islamiques. Le propre du « réveil islamique » actuel est justement de mettre fin à cette anomalie. Et il n’est pas vrai que le rétablissement de Dieu dans la cité, ou la création d’une société informée et modelée par l’islam, soit une conception propre à ce qu’on appelle par analogie « l’intégrisme islamique »; le retour vers la pureté de l’islam primitif et ses institutions, celles de l’époque de Mahomet et de ses quatre premiers successeurs, est une aspiration enracinée dans l’âme musulmane. Passéisme, réaction, obscurantisme? L’application de catégories propres à la démarche mentale et aux structures de l’Occident ne manque pas pour classifier ce phénomène ou le flétrir. Mais c’est une attitude typiquement extra-islamique : ne la retrouve-t-on pas, identique, chez bon nombre de groupes chrétiens qui tentent de revenir vers les sources du christianisme et l’idéalisme des premières communautés chrétiennes?
Le fondamentalisme islamique a comme autres corollaires de se poser en faux contre d’autres dogmes idéologiques. Capitalisme, marxisme, société de consommation, croissance… lui sont étrangers. De même que le sont d’autres credo des sociétés dites libérales avancées : liberté de conscience, pluralisme idéologique et religieux, libertés individuelles et collectives, égalité de l’homme et de la femme…
Il serait impensable, par exemple, que des individus ou des groupes professant l’athéisme puissent exposer leurs idées à travers les moyens publics des médias… sauf peut-être dans les républiques musulmanes soviétiques. S’agissant des chrétiens, pourtant reconnus légalement, certains pays, comme l’Arabie par exemple, ne leur concèdent même pas le droit d’une existence organisée sur leur sol; interdiction de bâtir églises ou temples, de pratique publique, d’évangélisation… prêtres ou pasteurs ne peuvent y résider qu’à titre privé, et comme membres d’une mission diplomatique. Ces pays restent cependant rares. On connaît par ailleurs l’interdiction absolue faite à un non-musulman de pénétrer dans les territoires des lieux saints : La Mecque et Médine en Arabie. Autre interdiction, celle faite à une musulmane d’épouser un non-musulman, alors que l’homme a cette possibilité. […]
Il suffirait de rappeler ici, à titre d’exemple, comment le chef de file de la renaissance musulmane moderne, Jamal al-Dîn al-Afghanî (1838-1897) oppose le culte de la force en islam au pacifisme prêché, du moins à son époque, en chrétienté :
« … Quant à la religion islamique, elle a pour principes fondamentaux la recherche de la victoire, de la grandeur, de la conquête et de la puissance, le rejet de toute loi en opposition avec sa loi et l’opposition à tout pouvoir dont le détenteur ne serait pas chargé de faire appliquer les décisions. Quiconque étudie les sources de cette religion et quiconque lit une des sourates du Livre révélé en arrive à ce jugement qui ne fait aucun doute, à savoir que ceux qui croient en cette religion doivent former la première communauté (“milla”) militaire du monde… »
[…] L’islam militant d’aujourd’hui, malgré ses débordements, devrait être jugé selon sa propre logique : composant une idéologie en même temps qu’une civilisation restée fidèle à sa foi, un réflexe profond même s’il n’est parfois qu’obscurément senti, pousse tout naturellement à s’opposer aux idéologies qui l’agressent, mais vis-à-vis desquelles il se sent aliéné. Ceci l’amène tout naturellement à chercher sa propre voie : cette troisième ou quatrième voie dont chacun des pays musulmans se réclame à sa manière. […]
Ce nouveau spectaculaire ne devrait cependant pas occulter d’autres réalités; car l’adaptation à la modernité emprunte des voies où l’islam sert surtout de référence : les idéologies du socialisme, du nationalisme, les impératifs d’une sécularisation entrée dans les mœurs, continuent à mobiliser une partie de l’intelligentsia, mais aussi de larges fractions de la population gagnées aux acquis de la civilisation technologique en dépit de ses caractères dissolvants. […]
Voir en l’islam le remède universel aux maux d’Occident, d’un Occident décadent et de plus en plus desséché par un matérialisme outrancier, reviendrait à nier — ou ignorer? — les valeurs propres de l’héritage occidental. Et la sclérose dont souffre aujourd’hui cet héritage n’est-elle justement pas fonction de sa désaffection au profit d’idéologies lointaines et souvent mal comprises? La « philosophie islamique », telle que la conçoivent certains esprits occidentaux attirés par elle, comporte un choix où l’esprit domine de très loin la lettre. Or, l’islam est un tout indissociable auquel des siècles d’observance ont adapté les mentalités musulmanes, mais dont les impératifs extérieurs ne seront jamais réellement admis comme tels par ceux qui lui sont étrangers. Admirer l’intégrité de la foi islamique en une époque où l’indifférence religieuse s’étend de plus en plus, reconnaître sa puissance morale, y rechercher même une réponse à des problèmes personnels peut être source d’enrichissement. Vouloir adapter l’islam à notre monde occidental, ou les esprits occidentaux à l’islam, relève d’une méconnaissance profonde de ce même islam.