Les débats christologiques anciens (4) - La gnose
Les débats christologiques anciens (4) - La gnose
Le terme « gnose » recouvre un ensemble de conceptions et de mouvements propres à l’histoire ancienne des religions, dont certains ont cherché les racines dans les hérésies judaïques (Hégésippe), d’autres dans la philosophie grecque, les mystères et l’astrologie (Hippolyte). En fait, la gnose n’est pas un système unique, mais il en existe différents types aux origines diverses. Tous se démarquent de l’idéologie ambiante et visent la rédemption de l’homme, ce qui justifie l’appellation commune « gnose » qui leur est donnée.
La gnose n’est pas, comme on l’a cru souvent, un christianisme perverti et déformé, une hellénisation poussée du christianisme, mais constitue une entité indépendante qui a su adopter et assimiler les influences les plus diverses (par exemple des influences orientales et iraniennes dans la gnose préchrétienne).
Ces différents systèmes ont en commun des spéculations théogoniques (théorie de naissance des dieux) et cosmogoniques (théorie de naissance du monde); une certaine conception de la situation de l’homme qui découle de ces conceptions; une critique de la religion juive; la rédemption par le Christ; la réalisation de cette rédemption par la connaissance (« gnôsis ») qui est source de salut; l’affirmation que les gnostiques sont les membres de la vraie Église; de l’Église pneumatique (spirituelle) qui est détentrice de toute la révélation. On peut résumer ainsi l’idéologie propre à tous les systèmes gnostiques :
1. Le Moi de l’homme, ce qui constitue son être véritable ou son âme (le « nous ») est exilé dans le monde, prisonnier du corps qui en est la tombe. L’homme est un élément de lumière, alors que le monde est le royaume des ténèbres. Le Moi de l’homme ne provient pas de ce monde, mais du royaume de la lumière qui surplombe ce monde de ténèbres.
2. Comment les choses en sont-elles arrivées là? C’est qu’à l’origine toute la lumière était dans le royaume de lumière et qu’en raison d’une défection dans le monde de la lumière une partie de la lumière se perdit, provoquant ainsi la naissance du monde qui est conçu comme une création en tant qu’âme (« nous ») dans le corps.
3. Seule la gnose, la connaissance, peut délivrer le Moi de l’homme, la lumière, de sa prison corporelle. Mais cette gnose, l’homme ne la détient pas. Elle doit lui être communiquée d’en haut, du royaume de lumière. Cette gnose libératrice est en un premier temps la prise de conscience de la captivité de l’âme. Elle consiste aussi à comprendre pourquoi l’âme est captive, d’où lui vient cette captivité. Enfin, la gnose confère à l’homme les moyens de faire remonter son âme dans le royaume de la lumière. Dans ce domaine, il existe de profondes analogies entre la gnose et les religions de mystères ainsi que la magie.
La conception du monde propre à la gnose possède donc une structure dualiste qui relègue le monde environnant dans le royaume des ténèbres dont c’est le rôle principal de la gnose de délivrer l’homme. L’éthique gnostique va d’un reniement ascétique du monde à un libertinisme sans frein.
On pense généralement que la gnose a ses origines dans un syncrétisme religieux dont le berceau fut l’ancien Empire babylonien. C’est là que naquit la religion mandéenne, qui fut le fruit de la fusion d’éléments divers de provenance babylonienne et perse. Sa cosmogonie est proche de celle de la gnose. Plus tard s’y ajoutèrent des éléments judaïques et chrétiens, et c’est ainsi que naquit la gnose proprement dite.
Selon Justin Martyr (Apol. I,26.46; Dialogue 35), elle vit le jour en Samarie, sous l’impulsion de Simon le Magicien et de Ménandre. Simon, comme son nom l’indique, pratiquait la magie en Samarie. Baptisé par l’évangéliste Philippe, il voulut recevoir de l’apôtre Pierre le pouvoir de conférer le Saint-Esprit par imposition des mains. Il fut sévèrement pris à partie par l’apôtre (Ac 8.9-24), pour avoir voulu monnayer ce don. Il reprit la pratique de la magie, prétendant que Dieu se manifestait en lui. Déclarant que les prophètes avaient été inspirés non pas par Dieu, mais par des anges qui avaient mal gouverné le monde, il incitait ses fidèles à se libérer du joug de l’Ancien Testament. Nous trouvons dans ce qu’il professait le syncrétisme, la spéculation sur les éons et le recours aux pratiques magiques qui caractérisent ce qui est connu plus tard sous le nom de gnose. Son disciple Ménandre lui succéda après qu’il fut mort à Rome. Simon n’étant plus, Ménandre soutenait que Dieu s’était incarné en lui. Ces deux hommes ont exercé leurs activités durant les années 40 à 90 de l’ère chrétienne.
Il faut distinguer de cette gnose judaïque une gnose chrétienne dont on trouve des traces dans certains écrits pseudépigraphes (Évangile de Thomas, divers Actes apostoliques, différentes Apocalypses). Elle est combattue dans l’épître de Jude, la deuxième épître de Pierre et l’Apocalypse de Jean (peut-être aussi dans les pastorales de Paul). Leurs adeptes sont des pneumatiques qui se présentent comme prophètes et prophétesses, exaltent la liberté chrétienne et donnent libre cours aux convoitises du cœur, autorisant l’impudicité et la participation aux festins dans des temples païens (2 Pi 2.10-22; Jude 1.4,10,16,19; Ap 2.6). Ils renient le Seigneur Jésus et méprisent les anges. Le pivot de leur enseignement est la conviction qu’en possédant le Saint-Esprit on est délivré de toutes les ordonnances et lois. Il semble aussi qu’ils aient nié la résurrection corporelle affirmant que la résurrection a déjà eu lieu au moment de la conversion (1 Co 15). Sans doute Hyménée et Philète faisaient-ils partie de leur groupe (2 Tm 2.17-18). C’est le reproche que fait Hippolyte à un certain Nicolas (Ac 6.5) et dont ils font le fondateur de la secte des nicolaïtes actifs à Éphèse et à Pergame (Ap 2.6,14,15).
Pour le gnosticisme, Christ, l’éon le plus élevé, est descendu sur la terre pour y demeurer pendant une certaine période. Il se lia avec l’homme Jésus pendant ce temps. D’autres gnostiques attribuent à Christ un corps apparent. Marcion avait une opinion pareille. Le gnosticisme et la doctrine de Marcion sont fondés sur le dualisme. La matière serait pécheresse comme telle.
Il convient de mentionner Cérinthe qui apporta ses hérésies d’Alexandrie. Selon lui, le monde est mauvais. Il n’a donc pas pu être créé par le Dieu suprême, mais par un Dieu inférieur. D’autre part, il distingue entre le Christ Logos et l’homme Jésus, qui seul a souffert, le Christ Logos ne pouvant pas souffrir. L’apôtre Jean et les Pères apostoliques (en particulier Polycarpe et Ignace) durent combattre les doctrines de cet homme. Parmi ceux qui systématisèrent l’enseignement de la gnose et surent assurer sa pénétration dans l’Église chrétienne, il convient de mentionner en particulier Satornil, Basilide et Valentin.
Basilide, par exemple, enseignait que du Dieu inengendré émane le « nous », du « nous » le « logos », du « logos » la « phronèsis » et de la « phronèsis » la « sophia » et la « dunamis ». La « sophia » et la « dunamis » donnèrent naissance aux puissances premières, aux principautés et aux anges. Ceux-ci créèrent le premier ciel; d’autres anges créèrent le second, et ainsi de suite jusqu’à la création des 365 cieux. Le dernier ciel, le nôtre, fut créé par des anges dont le chef est le Dieu des Juifs. Le Christ est le « primogenitus nous » du Dieu originel (à ne pas confondre avec le Dieu des Juifs). Il n’est pas mort, mais Simon de Cyrène fut crucifié à sa place, tandis qu’il remonta auprès du Père se moquant de ses bourreaux. Le salut est réservé aux âmes, les corps étant périssables. Il consiste à être délivré des créateurs des mondes. Valentin représente un système gnostique analogue, quoique plus élaboré encore que celui de Basilide.
En quoi consiste la rédemption de l’homme? Le Christ est conçu comme Rédempteur. Il est venu de la sphère céleste, revêtu d’une apparence de corps humain. Lui-même n’a pas souffert et n’est pas mort sur la croix, mais ce fut ou bien son corps qu’il quitta avant la passion, ou bien un autre qui mourut pour lui (Simon de Cyrène, par exemple). C’est pourquoi il ne rachète pas les hommes par sa mort, mais par sa connaissance. Sa croix devient un symbole qui relie le monde supérieur au monde inférieur. Le Christ céleste s’est uni au Jésus terrestre pour mettre fin à l’ignorance des hommes. C’est ainsi qu’il anéantit leur mort. Être sauvé, c’est connaître Dieu, savoir comment le monde fut créé et comment il est préservé. Une telle connaissance délivre l’homme de l’emprise des sens. Un certain nombre de rites sont institués pour cela; ce sont des dérivés du Baptême et de la sainte Cène. C’est ainsi qu’il est question d’un triple baptême de feu et de baptême d’Esprit.
Les adeptes de la gnose sont marqués d’un signe à l’oreille droite. La sainte Cène donne lieu à un rite atroce qui consiste à bouillir des lentilles avec de la semence masculine et du sang menstruel et à consommer le tout, ou bien à manger un embryon humain assaisonné de poivre, cérémonies qui symbolisent la Pâque parfaite. En plus de ces mystères, on recourut à une foule d’incantations et de formules magiques pour faire agir les éons du monde supérieur et exorciser les possédés.
L’interprétation allégorique des textes bibliques devait faire passer l’enseignement gnostique pour conforme à celui de l’Écriture sainte, en particulier du Christ et des apôtres, et le rendre ainsi acceptable pour les chrétiens. On recourut aussi à des révélations secrètes que le Christ aurait faites aux disciples entre la résurrection et l’ascension. Ces révélations particulières donnèrent naissance à une foule de pseudépigraphes (Évangiles, Actes des apôtres, Apocalypses). Telle était la religion qui tentait de supplanter le christianisme en se présentant comme supérieure à lui et seule capable d’apporter aux hommes une connaissance (« gnôsis ») complète, et ainsi de les délivrer et de les sauver.
Ce fut essentiellement le mérite d’Irénée et de Tertullien de combattre et de réfuter la gnose sous toutes ses formes. Ce faisant, ils se dressèrent contre les « principes de connaissance », la source et norme de doctrine postulée par les gnostiques qui fondaient leurs doctrines sur des traditions qui n’étaient pas accessibles à tous, mais qu’on disait retransmises par les apôtres et leurs disciples. Irénée et Tertullien, ainsi que leurs épigones, soutinrent que seuls les écrits du Nouveau Testament constituaient les traditions apostoliques qui sont devenues source et norme de foi. Retransmises fidèlement par la succession apostolique, elles sont l’unique « règle de foi » de l’Église.