De la justice et du châtiment
De la justice et du châtiment
Les problèmes de la justice et du respect de la loi, qui agitent les cœurs et les consciences de nos contemporains apparaissent, même au regard des moins radicaux, comme des conflits presque indispensables pour la conquête de la liberté et de la dignité humaines. Spectateurs de drames juridiques, drames parmi d’autres drames, nous sommes effarés de constater que certaines idées dites humanistes produisent l’effet contraire de celui que l’on pourrait en attendre. La révolution légale a abouti à l’anarchie, a engendré l’injustice et a sapé les fondements de l’autorité qui doit maintenir l’ordre. Elle a choisi comme cible préférée de ses attaques les plus violentes ceux chargés par la loi de préserver la sécurité du citoyen.
Ainsi, les débats au sujet de la peine capitale, qui mobilisent juristes et opinion publique, ont mobilisé aussi, comme des marionnettes, quelques ecclésiastiques sans ossature doctrinale, révélant par là non pas tant la complexité du problème que l’erreur et l’égarement dans la motivation même de la justice. L’humanisme moderne, amoral sinon immoral, en est le principal responsable.
Je ne tiens pas à aborder ici le problème particulier de la peine capitale. Toutefois, admettons que les questions qui l’entourent sont bien trop importantes pour les négliger. Nous nous imaginons parfois bien naïvement que le fait de nous prononcer pour ou contre elle résoudrait automatiquement le problème. Il y a urgence à examiner au préalable les motivations profondes et toutes les causes qui ont engendré les idées et les pratiques injustes de la justice. Or la question est de savoir si le châtiment, capital ou pas, est conçu en vue de l’exemplarité, infligé par pure vengeance, ou bien s’il est rétributif et réparateur de la faute, ainsi que je le pense.
Je ne me prononcerai pas quant à l’éventuel repentir du coupable. Se rendra-t-il compte de la gravité de son délit au pied de l’échafaud ou bien vingt ans après son incarcération? Dieu seul sonde et connaît les cœurs. Ne le remplaçons pas dans ce domaine avec une légèreté qui porterait atteinte à sa seigneurie. Il importe, au chrétien que je suis, de savoir quel est le principe et quelle est la théorie chrétienne de la justice et du châtiment. Évidemment, cette théorie s’oppose radicalement à son équivalent humaniste athée.
L’humaniste moderne se veut plus compatissant que ses prédécesseurs. Il se dit défenseur de la dignité humaine. Pourtant, il nourrit une dangereuse illusion, laquelle, de surcroît, dissimule mal l’injustice, voire la cruauté, dont il se rend responsable à son insu. Selon sa conception, la justice ne doit servir ni de « vengeance de la part de la société » ni de mesure de dissuasion. À cela s’ajoute l’idée selon laquelle le coupable d’un délit, même très grave, ne serait qu’un malade… Aussi doit-il être soumis à une thérapie. Le châtiment, si toutefois on peut encore prononcer ce mot, revêtira alors la forme d’une thérapie.
Nos contemporains s’imaginent qu’ayant franchi l’étape « des barbaries de jadis », ils font preuve aujourd’hui d’une justice plus humaine que les générations qui les ont précédés. Apparemment, qu’y a-t-il de plus émouvant que de nobles sentiments humains? Mais n’allons pas trop vite en besogne. Car la thérapie, elle aussi, s’imposera comme une mesure de contrainte. Si par exemple la tendance à voler (la vulgaire cleptomanie) ne disparaissait pas au cours de quelques séances de psychothérapie, le sujet serait forcé de subir une thérapie plus forte qui risquerait de violenter sa personnalité. On sait où ont abouti de telles philosophies, dont l’histoire récente nous offre la triste évidence, avec la multiplication des asiles psychiatriques et autres goulags pour des dissidents considérés comme coupables malades mentaux…
Et cela pourrait se produire, non plus uniquement sous les régimes totalitaires, mais même dans nos démocraties libérales décadentes, sous prétexte d’assister le criminel, considéré simplement comme un malade. L’idée du caractère mérité du châtiment est ainsi complètement éliminée. Pourtant, c’est cela même qui rend justice à la justice, si je puis m’exprimer de la sorte. C’est en tant que peine méritée qu’une sentence juridique sera prononcée. On pourra, dans le cas échéant, se poser des questions relatives au caractère dissuasif de la peine ou s’interroger sur l’éventuelle réformation du délinquant. Mais ces deux dernières éventualités ne relèvent pas, comme telles, de la justice. Le juge n’a pas vocation de réformateur social, ni les membres du jury vocation de dames patronnesses d’œuvres charitables. Ils sont là pour rendre la justice; ne mélangeons donc pas les genres.
S’agissant de thérapie, on ne se demandera pas si elle est juste ou injuste. On ne s’enquerra que de savoir si elle est adéquate ou impropre. Si la thérapie se substitue à la justice, nous tiendrons le délinquant hors des limites de celle-ci, et cela au détriment même du délinquant. Car, avec de tels traitements, il cessera d’être une personne humaine à part entière devant assumer la pleine responsabilité de ses actes. Au contraire, il sera ravalé au niveau d’un simple objet, d’un cas… non d’un sujet responsable.
La peine, quel qu’en soit le degré, se prononce et s’applique non parce que le sujet serait malade, mais en tant que délinquant, celui qui a commis un délit. Autrement, ce sera « l’expert » qui décidera si la peine est dissuasive ou non. Dans ce cas, c’est en vain que nous poserions, nous autres profanes, des questions, car le non-expert n’aurait plus rien à dire… Le principe même d’un jury serait remis en question, puisque les membres qui le composeraient ne seraient pas des experts en matière de psychothérapie et, dans ce cas, ils ne pourraient pas se prononcer ni d’après les lois de la nature ni d’après celles de leur conscience morale, et surtout pas, notamment à notre époque, d’après la lumière de la révélation biblique.
En réalité, il n’y aurait plus besoin de rendre justice. Il suffirait de multiplier les hôpitaux et de bâtir toujours plus de centres de « rééducation » et d’asiles psychiatriques. Aucune rétribution, aucune réparation pour la victime. Cette dernière serait, et elle l’est déjà dans bien des cas, victime à double titre : victime du délit, victime aussi de la société moderne « éclairée » qui la privera de ses droits les plus élémentaires au nom d’une notion de justice de pacotille. Et c’est précisément ici que réside la suprême injustice. La théorie humaniste a enlevé le pouvoir de la justice des mains des juges pour la confier à des experts et à des mécaniciens de l’âme humaine. Peu importe, semble-t-il, que la guérison proposée soit subie, elle aussi, comme une nouvelle contrainte.
Alors je pose, peut-être naïvement, la question : Qui a le droit de faire subir des assauts violents et néfastes à ma personnalité, de m’imposer une psychanalyse? Et Dieu sait s’il y a mille et une méthodes, dont je ne veux absolument pas. Un tel rapt de la personnalité humaine n’est-il pas aussi odieux et délictueux que les enlèvements d’otages en pleine rue ou en plein air? En vertu de quelle justice voudrait-on me faire servir d’exemple à autrui? Le caractère dissuasif de la sanction n’est pas moins injuste. Le délinquant et le criminel doivent être punis pour l’offense commise, parce qu’ils le méritent, un point c’est tout.
Sans concept de la peine méritée, il n’y a ni morale ni justice; ni ordre dans la cité ni sortie possible dans la rue, ni achat ni vente sur la place publique. Il n’y a qu’universel Capharnaüm juridique, Sodome et Gomorrhe sociaux, insoutenable injustice, que ce soit sous régime dictatorial ou sous des tyrannies oligarchiques. Il n’y aura de social que les asiles, d’ordre que celui des tyrans, de polices que parallèles, de la psychiatrie que perverse et de juges que des vulgaires laveurs de cerveaux. De faux patients à la personnalité amoindrie, définitivement écrasée, erreront comme des zombis au milieu de nos villes et nos campagnes.
Par ailleurs, une certaine idée d’exemplarité peut aboutir, à son tour, à la recherche d’un bouc émissaire pour satisfaire ou pour tromper l’opinion publique. L’histoire est ancienne et le lecteur de la Bible se rappellera avec horreur et une indicible émotion le cas de celui qui a payé de sa vie, de sa vie divine, pour qu’un peuple entier ne périsse pas. Relisez le procès de Jésus-Christ dans les Évangiles. Ce fut le procès le plus inique et le plus lâche de toute l’histoire humaine. Les autorités de l’époque crucifièrent Jésus pour faire de lui « un exemple ».
Mais revenons à la cure du délinquant. Vous n’ignorez sans doute pas qu’une certaine psychologie moderne considère la foi, surtout si elle est chrétienne, comme le symptôme d’une grave névrose! À partir de cela, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un jour un État totalitaire, souhaitant se débarrasser de ses sujets « croyants névrosés », décide de les envoyer tous à l’asile pour les faire « soigner »… Voyez où nous risquons de nous retrouver, nous autres chrétiens. Personne ne prononcera, certes pas, le terme de « persécution religieuse ». Les nouveaux Néron ne vous livreront pas aux fauves de leurs arènes; ils n’illumineront pas leurs jardins avec des torches vivantes faites avec vos personnes. Au contraire, ils s’approcheront de vous avec des gants aseptisés sous les traits rassurants d’une infirmière. Ils s’occuperont de vous avec une diligence telle que même Dieu, votre Créateur et Maître, ne vous en a pas prodigué de pareille! Avec mille raisons d’ailleurs. Pour cause! Car lui, il vous respecte. Il respecte l’âme, la personne du pire des délinquants dans sa liberté essentielle d’être humain.
La théorie chrétienne de la justice qui a prévalu durant de longs siècles est une justice rétributive. Le criminel est tenu à réparer sa faute. La Bible déclare, de la première à la dernière page, la réalité du mal dans l’esprit de l’homme déchu. Ne nous acharnons pas à la contredire. Quand ce mal se transforme en acte qui lèse le prochain, il y a délit, parfois crime. Si Dieu, le Juge infaillible, se réserve le dernier jugement sur chaque acte humain, il nous demande néanmoins de punir tout crime commis ici-bas, en dépit de l’imperfection de la justice humaine. Si les hommes ne sont pas tenus pour responsables de leurs actes, il ne pourra plus y avoir de vie sur terre. Il n’y aura qu’irresponsabilité et aveuglement, anarchie suicidaire et États totalitaires.
Le souci de la justice doit être toujours accompagné par celui de la morale, et la justice doit tirer sa force et ses arguments de la révélation biblique. Il peut, malgré cela, y avoir des abus. Mais en principe l’idée du châtiment mérité défendra aussi bien l’intérêt de la victime que celui du coupable.
Puis-je à présent m’adresser au délinquant s’il lit ces lignes? Dans la mesure où il reconnaît son méfait, s’il s’en repent et est disposé à le réparer, il accédera à la véritable dignité de la personne humaine. Le problème de la justice est nécessairement lié à celui de la morale. Aussi faut-il le placer dans une perspective tout autre qu’un horizontalisme humaniste borné et bouché.
Puissent les chrétiens conduire tout délinquant vers le Dieu de justice qui est aussi le Père qui aime et qui pardonne les offenses. Il est le Libérateur par excellence; il exige justice, mais accorde aussi sa grâce. Gardons-nous de prêcher un Évangile émasculé dans lequel l’amour de Dieu et sa justice seraient divorcés. L’Évangile du Dieu juste s’oppose au sentimentalisme larmoyant des humanistes.
Que tout homme sache que, placé sous la justice divine, il peut reconnaître l’amour du Père, celui qui a donné son Fils pour notre salut et qui déclare justifier jusqu’au pire des pécheurs.