L'engagement du chrétien
L'engagement du chrétien
Réchauffement climatique, diminution des ressources naturelles, surpopulation, pandémies, affrontement larvé nord-sud, nucléarisation croissante des nations, crises financières, conflit du Proche-Orient et ailleurs, pas de doutes, tout ne va pas pour le mieux sur la planète. Les chrétiens assistent-ils passivement à tout ceci? Sont-ils simplement les spectateurs d’un match de tennis, tournant la tête à droite et à gauche en suivant la balle renvoyée au gré des coups de raquette des acteurs qui eux, se trouvent sur le terrain?
Impossible de se satisfaire d’une telle attitude, car le chrétien qui lit la Bible sait que Dieu a mis l’homme sur la terre pour la garder, la préserver et aussi la cultiver. C’est tout le sens du mandat confié au premier couple humain au début de la Genèse. Il sait aussi que Dieu prépare la restauration de toutes choses, l’avènement de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre. Cela ne devrait pas l’inciter à rester passif, mais au contraire à rendre compte de cette espérance en paroles et en actes. Mais quelles sont les règles de l’engagement, me demanderez-vous? Y a-t-il une ligne de conduite spécifique à adopter pour chaque problème? Disons qu’il y a des principes généraux, des normes qui devraient être rendues spécifiques dans chaque cas particulier. Comment donc les définir?
Je voudrais simplement évoquer dans cet article le grand principe de la justice du Royaume de Dieu que le Christ a donné comme mandat à ses disciples : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné » (Mt 6.33). Cette justice c’est celle des rapports réconciliés et équilibrés entre personnes, groupes, nations, entre les humains et la nature. Mais le chrétien sait bien que cette justice n’est possible que dans le cadre de la réconciliation des hommes accomplie par Jésus-Christ : c’est dans ce cadre-là seulement que les rapports entre tous ces groupes et ces personnes peuvent devenir une réalité. On n’est pas appelé à bâtir une utopie par ses propres forces, laquelle aboutira certainement à une forme d’oppression. La justice en question, modelée sur le service et l’action de Jésus-Christ, cherche d’abord la gloire de Dieu, ce qui veut dire que nul intérêt particulier ne peut être tenu comme point de départ absolu et point d’arrivée absolu.
« L’amour de l’argent est la racine de tous les maux », écrit l’apôtre Paul à son jeune ami Timothée (1 Tm 6.10). L’amour de l’argent ne peut donc jamais constituer le principe de départ ou d’arrivée d’une action quelconque. Non pas parce que l’argent est une chose mauvaise en soi, mais parce qu’il ne peut être qu’un instrument au service de buts plus élevés, au service de la justice du Royaume. L’État, dans sa forme ancienne ou moderne, est toujours sujet à la tentation de se prendre pour Dieu, aussi bien dans les prérogatives qu’il s’attribue que dans les méthodes qu’il emploie. Or, l’État n’est pas mauvais en soi, il est lui aussi un instrument dans les mains de Dieu pour exercer la justice du Royaume. Mais il faut toujours veiller à ce qu’il exerce son service non pas à son propre profit, pour son propre développement, mais pour l’exercice de la justice et de l’ordre divins. La technologie n’est pas mauvaise en soi, mais on voit aujourd’hui à quel point les hommes peuvent être si obnubilés par le pouvoir qu’elle semble leur conférer, qu’ils l’utilisent plutôt pour se détruire que pour construire ou guérir. Alors, comment trouver la juste utilisation de ces moyens? Aux chrétiens de réfléchir très sérieusement là-dessus, en gardant toujours à l’esprit les paroles qui débutent le Psaume 24 : « À l’Éternel la terre et ce qui la remplit, le monde et ceux qui l’habitent! Car c’est lui qui l’a fondée sur les mers et affermie sur les fleuves » (Ps 24.1-2).
Le déséquilibre et l’injustice engendrés par l’absolutisation de tel ou tel intérêt particulier sont proprement les fruits gâtés de l’idolâtrie, cette divinisation abusive d’un aspect de la réalité, au détriment du seul vrai Dieu, le Créateur de toutes choses. Dénoncer une telle idolâtrie et les fruits pourris qu’elle engendre, c’est s’exprimer en fonction d’une moralité, c’est-à-dire de la recherche d’un ordre juste qui rend compte d’un équilibre nécessaire entre des intérêts à la fois différents et complémentaires.
Cela dit, comme il est étonnant d’entendre constamment les gens critiquer les travers des uns et des autres, l’absence de scrupules des personnalités publiques, politiciens, footballeurs et autres, se plaindre que les valeurs fichent le camp, que l’absence de repères fait du mal à la jeunesse, etc., et en même temps refuser de prendre à bras le corps la question de la moralité… Comme si regarder en face cette question et en parler ouvertement, dans son principe même, était quelque chose de honteux. On a si peur d’être étiqueté « père la morale », « vieux conservateur débile », ou pire encore « dangereux intégriste », qu’on cherche à tout prix à éviter ce sujet délicat. Car une certaine idée de la liberté individuelle — qui en fait ne connaît plus la liberté de pouvoir vivre ensemble, en se respectant les uns les autres — paralyse la pensée.
En attendant, on ressasse les mêmes rengaines, on croit pouvoir s’en sortir en mêlant l’ironie aux sarcasmes, mais tout cela ne construit rien, n’amène aucun élément porteur d’une vision pour la vie sociale, la vie en communauté. Petit à petit, on en arrive à ne plus vraiment savoir non plus sur quelle base le système juridique est habilité à juger, trancher, prononcer des peines… Un effet boule de neige se met en place, emportant petit à petit avec lui tous les repères.
Mais sur quelles bases fonder, ou refonder, une moralité empreinte de justice et de vérité, de respect de l’autre et de compassion à son égard? Sur les bons sentiments des uns et des autres, sur leur bonne volonté? Si l’homme et lui seul demeure la référence ultime, il aboutira immanquablement à confondre son profit personnel, ses intérêts égoïstes, avec une moralité qui lui convient, une moralité variable selon le moment et les circonstances. Cette question ne date pas de nos jours, d’ailleurs, on peut même dire qu’elle est intemporelle, car à cet égard les hommes n’ont pas changé au cours des âges. Mais quelle est la réponse de la Bible à cette question si essentielle?
J’aimerais citer un passage du Psaume 19, rédigé au Proche-Orient il y a bien des siècles, et qui exprime la joie de son auteur au contact de la loi donnée par Dieu lui-même à son peuple. Il ne considère pas la loi divine comme un fléau, comme une obligation pesante, mais plutôt comme une source de vie, de sagesse, et avant tout de communion avec Dieu.
« La loi de Dieu est parfaite, elle nous redonne vie. Toutes ses affirmations sont dignes de confiance. Aux gens sans détour elle donne la sagesse. Justes sont ses exigences, elles font la joie du cœur; et ses ordres, si limpides, donnent du discernement. Le respect de l’Éternel est pur, il subsiste à tout jamais; les décrets de l’Éternel sont vrais, ils sont parfaitement justes. Ils sont bien plus désirables que beaucoup de lingots d’or, plus savoureux que le miel le plus doux coulant des ruches. Ton serviteur, Éternel, en tire instruction : il y trouve grand profit. Qui connaît tous ses faux pas? Pardonne-moi les péchés dont je n’ai pas conscience. Garde aussi ton serviteur des pensées d’orgueil : qu’elles n’aient sur moi pas la moindre emprise! Alors je serai intègre, innocent de grandes fautes. Veuille agréer mes paroles, reçois favorablement ce qu’a médité mon cœur, ô Éternel, mon Rocher, mon Libérateur » (Ps 19.8-15).
Je reprends une des phrases du Psaume 19 que je viens de citer : « Garde aussi ton serviteur des pensées d’orgueil : qu’elles n’aient sur moi pas la moindre emprise! » L’engagement du chrétien doit se situer ailleurs que dans la manifestation de pensées orgueilleuses, quelles qu’elles puissent être. Car si elles tombent dans la tentation de l’orgueil, elles deviennent justement idolâtres, le danger même dont nous avons parlé, qui ne reconnaît pas Dieu pour qui il est véritablement.
À cet égard, une des paroles les plus étonnantes prononcées par l’apôtre Paul, le disciple de Jésus du premier siècle qui a tant fait pour annoncer l’Évangile dans le bassin méditerranéen, se trouve dans sa seconde lettre aux chrétiens de Corinthe, au chapitre 10. Il dit ceci : « Nous faisons prisonnière toute pensée pour l’amener à obéir au Christ » (2 Co 10.5). Mais pour mieux comprendre cette expression, il vaut mieux lire le passage où elle apparaît, pour qu’il prenne tout son relief. Sans doute, leur écrit saint Paul :
« Nous sommes des hommes et nous vivons comme tels, mais nous ne menons pas notre combat d’une manière purement humaine. Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas simplement humaines; elles tiennent leur puissance de Dieu qui les rend capables de renverser des forteresses. Oui, nous renversons les faux raisonnements ainsi que tout ce qui se dresse prétentieusement contre la connaissance de Dieu, et nous faisons prisonnière toute pensée pour l’amener à obéir au Christ » (2 Co 10.3-5).
Quelle parole remarquable en effet! Car elle suppose qu’une obéissance est due à Jésus-Christ jusque dans nos pensées les plus intimes. Bien sûr, une telle exigence semblera à la plupart quelque chose d’insensé, voire de totalitaire. Où est donc la liberté de pensée que nous estimons avoir acquise au prix de tant de sacrifices au cours de l’histoire, si nous devons la soumettre à l’obéissance à une personne? Cela serait bien sûr vrai si cette personne était un être humain faillible, prétentieux et limité, comme il y a eu tant de maîtres à penser au cours des âges qui ont influencé des générations d’hommes et de femmes, souvent pour le pire. Mais ici, il s’agit de quelqu’un de radicalement différent, quelqu’un qui n’a pas hésité à dire : « Je suis le chemin, la vérité et la vie; nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14.6). Seule une personne faisant appel à sa nature divine peut dire une chose pareille. C’est le même Jésus-Christ qui proclamait : « Les cieux et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Lc 21.33).
Donc, soumettre ses pensées aux siennes, les rendre captives à l’obéissance qu’il réclame pour lui seul, ce n’est pas se limiter ou s’aliéner volontairement, c’est en fait se situer dans une perspective supérieure capable d’éclairer chaque recoin de l’existence, personnelle et collective. Il suffit du reste de lire les paroles prononcées par Jésus-Christ avec un peu d’attention pour se rendre compte qu’elles ont une portée universelle si intense et si pressante qu’elles mettent toute autre parole ou pensée humaine en demeure de leur rendre des comptes. Lorsqu’on les entend et l’on commence à les méditer, on est inévitablement ramené au début de l’Évangile de Jean, qui, en parlant du Fils de Dieu, déclare : « Au commencement était celui qui est la Parole de Dieu. Il était avec Dieu, il était lui-même Dieu » (Jn 1.1).
D’où le croyant tire-t-il donc sa force dans son engagement sur les affaires du monde? Encore une fois dans ces paroles de l’apôtre Paul que je reprends :
« Nous sommes des hommes et nous vivons comme tels, mais nous ne menons pas notre combat d’une manière purement humaine. Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas simplement humaines; elles tiennent leur puissance de Dieu qui les rend capables de renverser des forteresses. »
Bien souvent, on entend des non-croyants dire que les croyants ne sont au fond que des gens faibles qui ont besoin de béquilles; le Dieu qu’ils imaginent ce sont ces béquilles qui les soutiennent dans l’existence et leur donnent un espoir fictif. Mais comme ils ne peuvent s’en passer, ils font un sacrifice intellectuel en acceptant de croire en toutes sortes de choses qu’ils ne peuvent ni prouver ni démontrer. Alors, n’éludons pas la question : la foi chrétienne n’est-elle qu’une béquille au service de gens faibles et peureux? Je commencerai par répondre en prenant l’exemple des jeux paralympiques : on peut être grandement handicapé, devoir se servir de prothèses, d’aides extérieures à son corps, et pourtant vaincre des obstacles que des gens sans handicaps n’imagineraient jamais vaincre eux-mêmes. Les performances accomplies par les athlètes paralympiques nous stupéfient littéralement, elles sortent de l’ordinaire et nous remplissent d’admiration. Eh bien, ce qu’une vraie foi fait accomplir à ceux qui la possèdent est du même ordre. Le croyant sincère se sait handicapé par une nature déformée, qui n’est plus ce qu’elle devrait être, ce qu’elle aurait toujours dû être.
Oui, il a besoin d’une aide extérieure, et ne le niera jamais. Il n’est pas autosuffisant et n’a pas honte de l’admettre. Ce sont les fous et les orgueilleux qui refusent de l’admettre. Lui cherche sa vie en dehors de lui-même, par la foi en Jésus-Christ, Dieu incarné. Et c’est là qu’il trouve cette vie. Il la trouve si bien que cette foi le transforme et peut lui faire renverser des montagnes, vaincre des obstacles réputés infranchissables. Ce sont parfois des obstacles intérieurs, dont peu de gens autour de lui ont conscience, peu importe. Mais que dire, par exemple, de tant de jeunes filles chrétiennes dans certains pays qui, aujourd’hui même, paient de leur vie leur foi en Jésus-Christ, alors que les médias n’en soufflent mot, par indifférence ou par lâcheté? Dirons-nous que ces jeunes filles sont des personnes faibles et peureuses? C’est justement tout le contraire! Elles puisent en Jésus-Christ une force qui sort de l’ordinaire, qui en soi est un miracle.
Et puis, ceux qui se moquent des soi-disant béquilles des chrétiens devraient honnêtement se poser la question de savoir quelles béquilles ils utilisent eux-mêmes pour les porter à travers l’existence. Ces béquilles tiennent-elles vraiment le coup? Qui niera que notre société en rupture de christianisme soit marquée par un égoïsme et un matérialisme sans précédent? Il paraît que la liberté et la justice allaient se lever tel le soleil matinal, sur une société enfin débarrassée de ses mythes chrétiens séculaires. Or, en lieu et place de justice et de liberté, on observe toutes sortes d’esclavages modernes destructeurs, qu’il serait trop long d’énumérer ici. Vous pouvez vous-mêmes en faire l’inventaire, si vous êtes un tant soit peu lucides. Je préfère, quant à moi, conclure en vous citant un passage de la seconde lettre de l’apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe, au chapitre 12, dans lequel il parle de la vraie force qui se manifeste au travers de la faiblesse. Alors que Paul se sent terriblement opprimé dans son corps — on ne sait pas exactement de quel mal il s’est agi —, alors qu’il a supplié Dieu d’éloigner de lui cette grande épreuve, il reçoit du Seigneur la réponse suivante :
« Ma grâce te suffit, c’est dans la faiblesse que ma puissance se manifeste pleinement. C’est pourquoi je me vanterai plutôt de mes faiblesses, afin que la puissance du Christ repose sur moi » (2 Co 12.9).