Luc 12 - L'illusion des biens matériels - Parabole du riche insensé
Luc 12 - L'illusion des biens matériels - Parabole du riche insensé
« Quelqu’un de la foule dit à Jésus : Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. Il répondit à cet homme : Qui m’a établi pour être juge ou faire des partages? Puis il leur dit : Gardez-vous attentivement de toute cupidité; car même dans l’abondance, la vie d’un homme ne dépend pas de ce qu’il possède. Et il leur dit une parabole : La terre d’un homme riche avait beaucoup rapporté. Il raisonnait en lui-même et disait : Que ferai-je? Car je n’ai pas de place pour amasser mes récoltes. Voici, dit-il, ce que je ferai : J’abattrai mes greniers, j’en bâtirai de plus grands, j’y amasserai tout mon blé et mes biens, et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années; repose-toi, mange, bois et te réjouis. Mais Dieu lui dit : Insensé! cette nuit même ton âme te sera redemandée; et ce que tu as préparé, à qui cela sera-t-il? Il en est ainsi de celui qui accumule des trésors pour lui-même, et qui n’est pas riche pour Dieu. »
Luc 12.13-21
« Nous vivons en un temps qui se sent fabuleusement capable de réalisation, mais qui ne sait pas ce qu’il veut réaliser. Il domine toutes les choses, mais n’est pas maître de lui-même. Il se sent perdu dans sa propre abondance. Avec plus de moyens, plus de savoir et plus de techniques que jamais, le monde actuel est le plus malheureux des mondes : il va purement et simplement à la dérive. De là, ce rare mélange d’orgueilleuse puissance et d’insécurité que contient l’âme contemporaine… D’ordinaire, nous nous refusons à constater cette effrayante pulsation qui fait de chaque instant sincère un cœur minuscule et éphémère; nous nous efforçons de recouvrer notre assurance et de nous rendre insensibles à notre destin dramatique… La sécurité des époques de plénitude est une illusion d’optique. La vie s’échappe de nos mains, devient complètement insoumise, et aujourd’hui elle avance sans frein, sans direction définie. Sous le masque d’un généreux futurisme, l’amateur de progrès ne se préoccupe pas du futur; convaincu de ce qu’il n’offrira ni surprises ni secrets, nulle péripétie, aucune innovation essentielle; assuré que le monde ira tout droit, sans dévier ni rétrograder, il détourne son inquiétude du futur et s’installe dans un présent définitif. »
Ces quelques lignes extraites du remarquable ouvrage La Révolte des masses, écrit en 1929 déjà, par l’espagnol José Ortega y Gasset, sans doute l’un des plus brillants esprits du 20e siècle (et un non-croyant) me permettent d’aborder la méditation d’une des paraboles les plus saisissantes du Christ. On la connaît sous le titre de la parabole du riche insensé.
L’occasion est fournie par l’intervention d’un homme se trouvant parmi la foule qui suit Jésus; celui-ci lui demande de se prononcer en sa faveur dans un litige d’ordre économique l’opposant sans doute à son aîné. À l’époque, pour tout différend, on prenait les scribes de la loi judaïque comme juges. C’était par conséquent, de la part de cet homme, une marque de respect et de confiance à l’égard de Jésus que de venir à lui dans son désarroi. Pourquoi celui-ci le refuse-t-il avec tant de dureté? Aurait-il moins d’oreille pour la détresse de cet homme dépossédé que pour d’autres misères? Veut-il montrer la séparation radicale entre la foi en Dieu et les affaires temporelles? Veut-il montrer que joie et bonheur n’accompagnent pas nécessairement la possession des biens matériels? (Saint Ambroise, au 5e siècle, écrivait que Jésus refuse à bon droit de s’occuper des choses de la terre, lui qui était venu pour les choses divines).
Non pas que le Royaume de Dieu ne concerne pas aussi nos petites affaires terrestres. Mais l’œuvre que Jésus doit accomplir avant tout est celle d’appeler les hommes au salut, et il n’accepte pas de se laisser détourner de sa mission. Il y a, du reste, des autorités établies par Dieu pour s’occuper de juger les affaires des hommes. Ni lui ni les siens ne doivent se confondre avec elles ou avoir la prétention de les remplacer.
Mais l’intervention de cet homme soulève une question importante : l’amour des richesses. Cet épisode présente une occasion unique pour préciser les conditions qui donnent à un homme le droit d’être préoccupé de justice. Jésus rend manifeste que la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. Ainsi raconte-t-il une parabole. La parabole du riche insensé montre combien la recherche de la bonne fortune dans la vie conduit non à une fortune réelle ou à la béatitude, mais à une tragédie irréparable. La fragilité de l’existence est mise, une fois encore, au grand jour.
À première vue, l’homme que nous avons pris l’habitude de qualifier de « riche insensé » est un homme qui ne mérite pas une telle épithète. Il offre l’image non seulement de celui qui a réussi dans la vie, mais encore celle d’un homme prévoyant et pas forcément déshonnête parce que riche… Il n’y a pas, dans les propos de Jésus, le moindre jugement sur des « biens mal acquis » qui, selon le dicton populaire, « ne profitent à personne ». Il n’est traité ni de méchant ni de dépravé. La retraite s’approchant, il se fait un devoir, légitime d’ailleurs, de songer à des jours paisibles et à un repos bien mérité, afin de profiter de ses trésors, sans doute acquis à force d’un dur et persévérant labeur. En outre, connaisseur habile des situations économiques, il tient à s’assurer que le malheur ne l’atteindra pas comme il avait atteint nombre de ses concitoyens. Il aurait pu même leur dire, comme la fourmi de la fable : « Vous jouissiez alors, maintenant mourez! »
Pourtant, ses prévisions concrètes et ses calculs bien menés, pas plus que son sens du devoir ou ses justes revendications, ne résisteront à l’épreuve d’un facteur supérieur qu’il n’avait pas pris un seul instant en considération : le poids ultime et décisif d’une destinée qui, en définitive, ne dépend pas de lui.
Cet homme qui « est arrivé », qui « a réussi », ainsi qu’on devait le dire autour de lui, l’homme à l’enviable situation, ignorait ce que nos amis italiens ont la coutume de dire avec ce sombre proverbe : « Le dernier manteau que l’homme portera n’aura pas de poches ». Ce « señorito satisfait », pour employer une autre expression, espagnole celle-là, s’apprêtait à disposer à sa guise de ses biens, ainsi que le trahit cette étonnante accumulation d’adjectifs possessifs : ma récolte, mes greniers, mes biens, mon âme. Il s’imagine qu’il peut s’offrir une sécurité telle qu’elle le rendra autonome par rapport à Dieu, le Seigneur non seulement de nos champs et de nos silos, mais encore de nos vies. Son existence, assurée du point de vue matériel, ne dépendrait-elle plus de la volonté de Dieu? Or Dieu a un autre plan pour lui. En définitive, tant ses biens que son âme lui appartiennent. C’est lui qui les donne et qui a aussi la liberté de les retirer.
Jésus ne dit pas que Dieu tue l’homme de cette histoire; il dit simplement qu’il rencontre un autre destin que celui sur lequel il comptait; que la mort met un terme soudain et définitif à ses projets de propriétaire jouisseur. La remarque cynique de Ludwig Feuerbach vient ici à l’esprit : « La mort est le plus grand héritier de toutes choses. » Cependant, notons-le bien, Jésus ne parle pas à ce propos en termes de mort inéluctable, mais précise et fait lourdement sentir l’intention personnelle de Dieu à l’égard de cet homme qui, finalement, n’est qu’un insensé.
En définitive, c’est la main de Dieu qui rencontre chacun d’entre nous à n’importe quel moment et à n’importe quel endroit. Lui qui nous a créés afin que nous trouvions notre satisfaction en lui, il nous empêche de jouir même des fruits de notre honnête labeur, si nous commettons la suprême imprudence de ne pas compter avec lui. Il dérange notre succès. Bien que non consulté, il prend la décision finale. À la déclaration solennelle de l’homme, il répond par un ultimatum irréversible.
La plupart d’entre nous pensent que posséder des biens matériels est une fort heureuse chose. En lisant cette parabole, nous pourrions estimer que l’homme dont il est question ici fut un heureux fortuné. Nous aimerions être à sa place, à la place de ceux qui accroissent leurs capitaux et qui possèdent les avantages de la sécurité matérielle. Ils peuvent s’offrir tout ce qui excite leur convoitise. Comme l’écrit Calvin à cet endroit : « Il a chargé son attente de vie en proportion de ses richesses matérielles et il s’imagine se servir de sa richesse contre le mauvais sort. »
Remarquons toutefois que l’esprit de la parabole, sinon la lettre, n’est pas la simple dénonciation de l’aisance matérielle; tout autre avantage et possession qui donnerait l’illusion de la sécurité, qu’il s’agisse de nos facultés intellectuelles, de notre savoir scientifique, de notre popularité et de notre réputation, tombent dans la même catégorie que la fortune économique. Ayant établi le bilan de nos qualités positives, nous aimerions devenir nos propres maîtres, dominer les circonstances, manipuler les gens, les choses, l’environnement, accommoder tout à nos intérêts, les plier à notre volonté, aller jusqu’à nous servir de Dieu…
Nous voulons nous croire les architectes exclusifs de notre sort, tels Neboukadnetsar en cette matinée fatale, lorsque se promenant sur les vastes terrasses de son palais impérial, se vanta d’être le bâtisseur de la grande Babylone. Le récit biblique nous rapporte que Dieu le frappa d’un mal qui réduisit le puissant potentat mésopotamien en une créature presque animale, devant être exclue de toute société humaine (Dan. 4). Au lieu de rester les administrateurs des biens dont Dieu nous a confié la gestion, nous nous en considérons comme les propriétaires absolus, ce qui ne peut nous amener que ruine et malheur.
En définitive, le riche insensé de notre parabole reste typiquement le représentant de ce que l’Évangile appelle « l’homme charnel » ou, si l’on préfère, l’homme mondain. La vaine gloire du monde reste non seulement une préoccupation, mais devient encore une obsession. Deux termes grecs désignent la vie humaine : l’un est « bios », l’autre est « zoé ». Le premier a donné biologie, le second zoologie. Dans l’original grec, le premier a trait à la vie végétative, animale, tandis que le second désigne la vie supérieure. L’homme biotique se vante de ce qu’il possède, de son avoir, d’être un nanti, satisfait uniquement de l’avoir, sans le moindre souci pour l’être.
Il est aussi l’homme de l’ostentation, celui qui aime étaler ses richesses et s’en vanter. Charnel, il est soumis aux désirs de « la chair » qui, précisons-le, ne désigne pas uniquement l’immoralité sexuelle. Il louche constamment du côté de ce qui lui procurera le plus de satisfaction; il convoite le plus grand nombre d’objets et de gadgets : du lave-vaisselle au réfrigérateur bien garni, des vacances dans les îles exotiques aux séjours culturels, choses qui, en elles-mêmes n’ont rien de répréhensible, mais n’en restent pas moins des appâts dangereux pour détourner l’attention de ce qui est essentiel.
Il faut écouter saint Jean lorsqu’il nous met en garde :
« N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui; car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie, ne vient pas du Père, mais vient du monde » (1 Jn 2.15-16).
Ne nous hâtons pas de déclarer, en ressassant un slogan éculé, que « la propriété c’est du vol ». Laissons cela aux utopistes. Pour ma part, et je m’appuie sur la Bible pour affirmer cela, je crois que ceux qui veulent éliminer la propriété privée risquent de nous faire tomber dans la barbarie… Avec mon vieux coreligionnaire François Guizot, je pense même qu’on devrait pouvoir s’enrichir! Mais seuls devraient s’enrichir ceux qui savent user correctement des biens de ce monde, ceux qui se savent appelés par Dieu à utiliser les ressources de la généreuse création de Dieu pour sa gloire et pour le bien des hommes. Ne sont répréhensibles que la convoitise et l’utilisation abusive des richesses à des fins égoïstes, et le fait d’en faire le motif exclusif de l’existence.
Or la vie, dans son authenticité profonde et durable, ne consiste pas en valeurs boursières qui s’écroulent du jour au lendemain, mais en ces valeurs spirituelles et immortelles qui transforment toute notre optique sur la vie et qui arrachent toutes les autres valeurs à leur pesanteur et à leur corruptibilité.
Mal posséder les richesses donne une fausse sécurité. Selon Matthieu 13.22, l’abondance matérielle peut ressembler à ces épines d’une autre parabole qui étouffent la bonne semence que Dieu plante en nous. Et selon Marc 10.24-25, il est alors plus difficile au riche d’entrer dans le Royaume que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille.
Aucun homme ne devrait s’établir et se mettre en avant sans envisager tout d’abord la question de son âme, de son péché, de son éternité et du jugement de Dieu. Tout ce qui pousse à éviter ces questions-là n’est qu’une tragique méprise. Il faut réentendre la célèbre question posée par Jésus-Christ : « Et que servira-t-il à un homme de gagner le monde entier s’il perd son âme? » (Mt 16.26).
C’est une folie que de faire des projets sans Dieu. Une assurance-vie qui perdrait sa valeur en cas de mort n’a pas de sens…
On parle beaucoup actuellement, et parfois à tort et à travers, de la décadence de notre époque. La vérité me semble bien plus tragique encore. Je crois que nous vivons dans une période de surabondance telle qu’aucune époque n’en a connue de semblable. Pourtant, c’est précisément au milieu de cet océan de richesses que nous partons à la dérive, que nous sommes brisés par un iceberg capable de faire couler le navire le plus solide. Songeons au Titanic et à son naufrage…
Le malheur véritable, le mal irréversible pour les hommes et pour la société est cette crise qu’il faut traduire par jugement. C’est au milieu de la prospérité du riche de la parabole que se fit entendre la sentence irrévocable du Seigneur de son existence. Rappelons-nous cette leçon élémentaire : Serrer la richesse dans nos mains et dans nos cœurs, c’est comme devenir dépendant d’une drogue, c’est comme se baigner dans un marais stagnant, fourmillant d’insectes infectieux capables de provoquer une fièvre mortelle…
Les biens que l’homme de notre parabole avait pu amasser, ainsi que l’abondance de ses moissons, il aurait dû les attribuer à la libéralité de Dieu et lui dire : Voici le fruit de mon labeur, que veux-tu que j’en fasse? Et comme l’écrivait saint Augustin : « Les seuls greniers valables à remplir auraient été les ventres creux des affamés. » Rêver de possessions tout en négligeant l’essentiel, voilà ce qu’il faut éviter à tout prix, selon l’Évangile du Christ. Le riche doit devenir le libérateur de l’esclave, l’appui du faible, le bienfaiteur des pauvres.
Dieu nous rend riches par l’extrême pauvreté de la croix, la croix qui anéantit la fascination qu’exerce sur nous le monde, qui transforme en lumière toutes les obscurités. Elle révèle la vanité des objets sans rapport avec Dieu, mais révèle aussi la gloire de la plénitude divine contre nos arrogantes présomptions.
Désormais, nous pouvons dire : Christ vit en moi (Ga 2.20) et admettre avec saint Paul que tous les trésors de la divinité habitent en Christ, lui qui a volontairement renoncé aux richesses pour assumer la pauvreté. Voilà le bien impérissable. « Dieu a voulu faire connaître quelle est la glorieuse richesse de ce mystère parmi les païens, c’est-à-dire : Christ en vous, l’espérance de la gloire » (Col 1.27).
Notre véritable nourriture est en Dieu et notre espérance est fondée en Jésus-Christ. Le pardon, la paix, notre sécurité éternelle, la sainteté et les œuvres bonnes, voici des trésors qui résisteront à tout effondrement de valeurs et dureront au-delà même de notre actuelle et fragile existence.