Le risque d'aimer
Le risque d'aimer
Au cœur de la foi chrétienne se trouve l’amour, et celui-ci est risqué. Car en aimant nous nous exposons à un risque imprévisible; nous nous engageons à payer un prix élevé. Y aviez-vous songé? D’ordinaire, nous nous faisons une idée beaucoup trop facile de l’amour. La littérature, en Occident tout au moins, l’a trop romantisé, et à notre époque les spectacles comme la chanson l’ont banalisé si ce n’est falsifié.
Les nourrissons vivent d’amour autant que du lait maternel; s’ils en sont privés, ils dépérissent et en meurent aussi sûrement que de la malnutrition. De plus en plus, les orphelins sont confiés à des parents adoptifs, placés dans une ambiance familiale où ils feront l’objet d’une attention personnalisée. Ce qui est vrai pour le plus petit des êtres humains l’est aussi pour chacun d’entre nous. Nous avons un besoin impératif d’être aimés, de nous sentir aimés. Et en cela, il n’y a ni vanité ni égoïsme. À tel point qu’en l’absence d’amour vrai, nous sommes prêts à nous contenter de sa contrefaçon…
Une preuve a contrario semble en être le grand nombre d’unions précoces entre adolescents, légalisées ou non. Privés d’amour dans leur foyer — et je songe ici aux cruels romans d’Hervé Bazin — ils se jettent dans les bras du premier venu ou de la première venue pour y trouver davantage le père ou la mère dont l’amour leur a manqué que pour devenir un conjoint aimant et responsable. Combien de mariages sont contractés aussi par des adultes sans responsabilité, où le risque d’aimer n’a jamais été pris en considération!
Car l’amour, le vrai, comporte des risques, comme nous venons de le dire. Il est coûteux. Si vous avez aimé vraiment quelqu’un et que vous lui avez ouvert votre cœur pour l’y accueillir, ses joies ont été les vôtres, et vous avez partagé ses peines et ses déceptions. Vous n’êtes pas resté en face de son malheur quand celui-ci l’a frappé, mais à l’intérieur, avec lui, avec elle…
Investir dans un tel amour peut à la longue être payant. Vous serez peut-être payé de retour, mais pas nécessairement… On ne peut jamais le savoir à l’avance. L’amour vrai ne fixe pas un prix, ne calcule pas son intérêt, ne compte pas sur la rentabilité. Car ce qui s’achète n’est pas de l’amour.
Vous connaissez l’ancien vœu de mariage : « Je t’épouse pour le meilleur et pour le pire, et je te promets fidélité dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, jusqu’à ce que la mort nous sépare. » Dans leur bonheur tout neuf, le fiancé ou la fiancée ne penseront qu’au meilleur : à la joie, à la richesse, à la santé… Mais le jour peut venir où la peine, la pauvreté ou la maladie seront l’occasion unique pour prouver l’amour et les risques qu’il comporte. Ils doivent alors tenir quand même leurs promesses, se souvenir du risque contenu dans les vœux prononcés solennellement le jour radieux de leur mariage…
Car le mariage est le lieu par excellence de témoigner du risque de l’amour. C’est pourquoi il ne sera jamais « à l’essai », cette caricature de mariage qui ne veut pas prendre des risques! Nous ne pouvons connaître l’autre à fond qu’en vivant avec lui, avec elle, non seulement dans les bons, mais aussi dans les mauvais jours, dans un effort constant pour le connaître et l’aimer. Par notre amour créateur et fidèle, l’épanouissement et l’accomplissement dans la vie à deux, tels que Dieu le désire et attend, seront possibles.
Le risque est pourtant présent même là. Il se peut que l’objet de votre amour ne vous rende pas l’amour que vous étiez en droit d’attendre en retour, que ce que vous lui offrez du fond de votre cœur reste sans réponse, ignoré, refusé, voire méprisé. Des femmes que leurs maris ont abandonnées confient avec amertume : « S’il était mort, cela ne m’aurait pas coûté autant. » Et le père et la mère qui ont élevé leur fils ou leur fille au prix de combien de sacrifices, de renoncements et de soucis, voyant leur enfant bien-aimé partir en claquant la porte, peut-être pour toujours, mesurent avec chagrin le risque que comportait leur amour… Oui, chaque fois que vous aimez vraiment, profondément, le risque est là. Aimer procure une grande joie, mais peut causer aussi la plus grande souffrance et les plus grandes déceptions; vous vous exposez à être incompris et même bafoué.
Jésus-Christ nous avertit avec son réalisme lucide : Vous devez aimer votre prochain en y mettant le prix. Rappelez-vous de cet homme d’origine samaritaine, qui avait bel et bien risqué sa vie pour sauver son prochain, gisant sur la route et qui n’était autre qu’un Juif, ennemi séculaire des Samaritains. Jésus venait de donner dans cette inoubliable parabole l’interprétation correcte du commandement d’amour.
Nous pouvons faire un pas de plus dans cette expérience de l’amour risqué. Nous ne pouvons le connaître que de l’intérieur, une fois que nous aurons consenti à pénétrer dans le sanctuaire. Lorsque vous vous tenez sur le parvis de Notre-Dame de Paris et que vous regardez les vitraux de l’extérieur, ils ont l’air ternes et obscurs, mais lorsque vous pénétrez dans la cathédrale, ils s’illuminent et vous racontent, à leur manière, l’Évangile, l’histoire fascinante de l’amour de Dieu pour les siens.
Durant sa vie terrestre, Jésus a été prié de produire des signes miraculeux pour qu’on croie en lui; mais il a systématiquement refusé. « Si quelqu’un veut faire la volonté de mon Père, il verra que mon enseignement vient de Dieu » (Jn 7.17). Ce n’est que de l’intérieur que l’on trouve l’amour et la vérité, non pas en leur restant étrangers, et surtout pas en les manipulant comme des idées abstraites. Il faut faire le saut de la foi, prendre le risque, s’engager ou encore s’embarquer, selon l’expression de Pascal, et alors nous ferons l’extraordinaire découverte. Mais notre amour pour Dieu reste toujours un risque. Qu’avons-nous entre nos mains, une fois franchi le seuil? Rien que la promesse de la fidélité de Dieu; ni merveille, ni miracles, ni richesse, ni santé. Ceux qui aiment Jésus-Christ ont été prévenus : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous » (Jn 15.18).
Autrefois, au 17e siècle, lorsque le fiancé disait : « Je vous donne ma foi », la fiancée déclarait : « Je vous aime. » Si vous avez fait cette expérience dans votre vie, assumé ce risque, peut-être comprendrez-vous un peu combien grand a été le risque que Dieu a pris en vous créant, en créant l’homme et la femme à son image pour les aimer et pour être aimé d’eux.
Dieu n’avait nul besoin de créatures automatiques, obéissant instinctivement à ses lois comme les animaux, mais il a voulu une personne humaine, vous et moi, pour les aimer à la suite d’un libre choix, d’une décision personnelle, au risque même d’être refusé. Voilà le risque d’aimer, celui que Dieu a pris le premier. On pourrait conclure à la hâte que Dieu a perdu la bataille de l’amour, que son pari et son risque n’ont abouti qu’à l’échec. Et en effet, il semblerait qu’à partir du récit de Genèse 3, toute l’histoire de Dieu soit celle d’un amour refusé et méprisé. Comme si au cœur de la Bible il n’y avait que le portrait géant de Prométhée, l’homme révolté s’insurgeant constamment contre son Créateur pour le tenir en échec. Écoutez pourtant les voix des prophètes; elles éclaireront l’amour de Dieu; les « temps forts », ce sont les clameurs de joie : « Je t’aime d’un amour éternel; c’est pourquoi je te conserve ma bienveillance » (Jr 31.3).
« Dieu est amour », affirme saint Jean (1 Jn 4.8). Les dieux modernes n’ont pas de visage, pas de réponse, si ce n’est la haine, la peur et le ricanement. Ils font de leurs fidèles un troupeau d’esclaves exigeant d’eux jusqu’au dernier lambeau d’amour, pour finalement les piétiner et les détruire… Et si l’homme est son propre dieu, il n’aura d’autre réponse que l’angoisse.
Dieu est amour; ces trois mots bouleversent tout le reste. Dis-moi, mon ami, quel est ton dieu et je te dirai qui tu es. Chacun d’entre nous doit faire l’expérience vécue de l’amour de Dieu. Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier. Lorsque nous comprenons cela, la peur, la peur de Dieu est abolie. Être sauvé c’est savoir cela et vivre de cet amour qui refait complètement notre vie. À sa manière personnelle, Dieu reste fidèle à l’homme, proclamant qu’il n’existe pas de cas désespéré et que celui qui s’avance en tâtonnant, en titubant, peut quand même s’avancer vers Dieu et réussir, non pas nécessairement dans la vie, mais réussir sa vie dans l’amour créateur de Dieu.
Tout homme, toute femme, qui viendrait crier son chagrin et sa révolte, ou encore l’humiliation secrète qui ronge sa conscience comme une tumeur maligne, peuvent être restaurés et devenir un brasier rayonnant de lumière et d’amour qui dilatera leur cœur, car Dieu a assumé le risque de son amour. Dans l’histoire de Jésus de Nazareth, depuis le soir où l’enfant de Bethléem vint au monde jusqu’au matin de Pâques où le Seigneur de l’univers sortit vainqueur de la mort, l’amour de Dieu a triomphé. On aurait pu s’attendre au pire. Dès le berceau, le Fils de Dieu fut persécuté et échappa de justesse au massacre des enfants de Bethléem. Les railleries des passants et les sarcasmes des prêtres humilièrent l’amour divin en la personne du Christ en croix. Il semblait qu’une défaite tragique et une mort honteuse attendaient non seulement un amour héroïque, mais l’amour de Dieu, ce Dieu qui est amour.
Mais Dieu a su transformer la mort en victoire. Pensez à l’étrange parabole des vignerons que Jésus a racontée la dernière semaine de son ministère. Ceux-ci ont chassé les serviteurs du roi et sont allés jusqu’à tuer son fils, l’héritier. Mais Jésus ajoute : La pierre rejetée est devenue la pierre angulaire. Oui, l’histoire merveilleuse de la Bible est celle du triomphe de Dieu et non pas celle de la misère humaine, de sa bassesse, de sa lâcheté et de ses trahisons. C’est l’histoire de l’amour qui couvre une multitude de péchés, qui renouvelle et qui restaure. Dieu a pris le risque de changer la mort en vie, la haine en amour, la révolte en réconciliation. L’homme n’est plus maudit, le crucifié du Calvaire est devenu le Médiateur par excellence, l’unique lien entre Dieu et nous. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15.13).
À présent, nous savons qu’en Jésus-Christ le Crucifié, qui est aussi le Seigneur Ressuscité, notre amour pour Dieu est possible, que son amour fonde et inspire aussi l’amour pour le prochain. Parce qu’il nous a aimés le premier, nous pouvons, à notre tour, l’aimer de toute notre pensée, avec toute notre force, dans notre cœur et dans notre âme.