La vie intérieure
La vie intérieure
Pour que la vie de la société, de la communauté nationale et internationale, soit féconde, pour que nous puissions œuvrer au redressement général, nous aurons à réapprendre à nous recueillir, à rétablir le contact avec notre vie profonde, la vie spirituelle. Laissons donc triompher les forces de l’esprit dans nos existences individuelles et dans la vie sociale, dans nos foyers ou sur la place publique. Qu’elles l’emportent sur les forces négatives du matérialisme, et que s’accroisse la vie de l’âme, qu’elle devienne source pure et profonde des énergies morales, le secret des vraies conquêtes, la condition d’une victoire durable ici-bas! Le Christ prouvait la véracité de ces paroles en déclarant : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc 17.21).
Car une fois encore, les bruits extérieurs redoublent de fracas et d’épouvante; la force violente s’empare, avec quel infernal acharnement, de notre univers rapetissé. Démentons les pronostics pessimistes de ceux qui, soit par ignorance, soit par pur calcul, déclarent que s’en est fini du règne de l’Esprit et que, émancipés du mythocosme et tournant définitivement le dos à la Parole de vie (au logocosme dont parle Jan Marejko), l’on fonce devant soi les yeux bandés, pour s’enfoncer irrémédiablement dans le technocosme, dans la matière brute, scellant ainsi le triomphe définitif de ce qui est sans âme, de ce qui asphyxie même toute âme. Mais, ainsi que l’écrivait au début du 20e siècle un auteur chrétien :
« Insensés sont ceux qui, pour la puissance et l’avenir et pour le bonheur du genre humain, se fient à la nature et aux forces matérielles. Si l’homme doit jamais ici-bas réaliser le bonheur et retrouver le paradis, c’est par les forces morales seulement, par celles qui sont au-dedans de lui plantées, j’ajouterais par l’Esprit d’en-haut, qu’on y parviendra. »
Et cet auteur cite un contemporain : « Le premier devoir de l’éducateur de la génération nouvelle est manifestement celui de préparer un retour à la vie intérieure. »
Pour refaire notre monde usé, brisé, essoufflé, au bord de la défaillance spirituelle et même morale, il faut, pour refaire la société, des hommes qui soient vraiment des hommes, des personnalités, des êtres entièrement refaits dans leur vie spirituelle. Il ne suffit pas « d’un supplément d’âme », ainsi que le suggérait Henri Bergson au début du 20e siècle; il faut une vie entièrement régénérée, transformée de fond en comble, retrouver l’image originelle. Alors nous aurons des personnes fortes en qualité. Alors réapparaîtra, restauré, l’homme créé à l’image de Dieu, non ces êtres pâlots et pitoyables, à la psyché disséquée et non refaite, dont la morale ripolinée cache bien mal les fissures et les blessures profondes d’une âme vieillie, rabougrie, blessée au-delà de tout espoir de guérison. « Il faut tout d’abord rentrer en soi-même », nous prêchent les experts es-moraline. Plutôt laisser rentrer et vous laisser habiter par l’Esprit Saint, conseille saint Paul. À cette condition nous apprendrons à être nous-mêmes, à devenir des hommes dignes de ce nom, et nous saurons nous recueillir, non sous la voûte d’un ciel vide, mais en la présence de celui qui est à la fois le Transcendant et notre Compagnon incontournable.
Nous admettrons que notre être intérieur nous est infiniment moins connu que ne le sont les phénomènes physiques auxquels s’est attachée notre science. Dans un univers démesurément agrandi par la puissance de la science et de la technique modernes, la connaissance en général, mais surtout la connaissance de nous-mêmes, est devenue davantage une sorte de décodage et de récolte d’informations que connaissance véritable, c’est-à-dire l’acquisition de la sagesse.
Le célèbre « connais-toi toi-même » socratique ne nous sera guère utile; une telle connaissance me rappelle simplement le chien qui mord sa queue, tournant sans cesse autour de lui-même. Oui, décodage d’information, réplique humaine des réflexes conditionnés dont Pavlov faisait l’expérience sur son chien cobaye.
Connaissance de nous-mêmes, par nous-mêmes? Non, car cela est impossible. Plutôt, en rappelant le réformateur Jean Calvin :
« Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle à tout compter, mérite d’être réputée vraie et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. »
Remarquez que Calvin n’écrit pas : connaissant Dieu et nous connaissant nous-mêmes, mais pose tout d’abord le fondement de la connaissance de nous-mêmes; ce n’est qu’en connaissant Dieu que chacun de nous peut aussi se connaître.
Si nous avions consacré à la conquête de cette connaissance le dixième des efforts déployés pour décoder notre univers physique, ou si nous ne nous étions pas laissé disséquer notre psyché par les techniciens et autres mécaniciens modernes de la personnalité, quels progrès n’aurions-nous accomplis dans cet ordre et dans tous les ordres du savoir et de l’action, qui, tous, dépendent de celui-ci. Hélas! outre les obstacles nombreux dressés de l’extérieur, qui nous empêchent d’accéder à cette véritable sagesse-connaissance, nous en sommes devenus les complices. Nous avons cessé de nous recueillir dans la prière, fermé le Livre de vie, scellé son enseignement, « retenue captive la vérité » libératrice, barricadé la voie qui conduit à la sagesse, à la connaissance véritable, aussi bien intérieure qu’extérieure.
Par « progrès » et par « civilisation », nos contemporains entendent l’application pratique des découvertes scientifiques en vue du bien-être matériel; apparemment, l’idée d’un progrès moral ou spirituel ne viendrait qu’à l’esprit de quelques rares attardés de siècles révolus, curieusement propulsés dans le siècle présent dément et dévoré par ses œuvres, qui se multiplient à l’infini, œuvres asservissant chacun des secteurs de la vie quotidienne, mais qui ne produisent que des feuilles ou fruits empoisonnés et des épines causant une asphyxie générale et, pour finir, la mort de l’âme. Et à quoi pourraient nous servir progrès et civilisation si nous perdons notre âme? Le Christ ne l’a-t-il pas dit une fois pour toutes et pour tous les siècles se succédant avec la même frénésie de consommation et évoluant d’une erreur vers une autre? Or, la civilisation moderne, celle dont nous sommes si fiers, est au sens pascalien du mot un énorme « divertissement », un divertissement mécanique dont le premier effet a été d’arracher la personne humaine à elle-même pour la jeter hors d’elle. Toute la logique moderne n’a abouti qu’à ce résultat désastreux. Je crois à propos de citer G.K. Chesterton, dont les aphorismes réalistes et l’humour imbattable nous font tant de bien : « Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison, mais celui qui, ayant tout perdu, a gardé la raison! »
C’est d’une logique implacable qu’en échappant à Scylla, nous nous précipitions dans le gouffre de Charybde. La raison du dément dit post-moderne et métachrétien est toujours la raison autonome de l’homme rebelle, en perpétuelle rébellion contre l’unique Maître de son existence, dont seuls l’Esprit et la Parole peuvent préserver en chacune de ses créatures la vie, le mouvement et l’être. Cette « raison », qu’avec une certaine exagération Martin Luther appelait « la prostituée » et dont on peut tirer de fausses conclusions que le réformateur allemand serait le premier à dénoncer, l’a emporté sur la vérité divine. Dès lors, l’âme atrophiée, rabougrie et revêtue de loques se promène avec un semblant de raison… raisonnable.
Asservi à l’argent corrupteur ou au travail, subjugué par des moyens matériels, mécaniques et électroniques, l’homme se rend compte, finalement, que tout cela se retourne contre lui, contre son âme. Pascal remarquait que « tout le malheur des hommes vient d’une simple chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre ». Comment le pourraient-ils? Ils sont inquiets jusqu’au tréfonds de leur être, ignorant, voire refusant le repos dont ils pourraient jouir s’ils voulaient seulement se reposer sur le sein de Dieu, source et sustentateur de vie, Sauveur et Seigneur.
La vie extérieure nous a désappris la vie intérieure. Le pire est que la technique nous a façonnés à son image, nous rendant semblables à des machines, certes intelligentes, mais sans âme et dépourvues de cœur, insensibles au bien, au vrai, à la vertu, à la morale… Nous avons été matérialisés, mécanisés, réifiés, comme on dit actuellement, peut-être même robotisés…
Nous sommes fiers d’une fausse science. Cette civilisation si formidable, au sens propre du mot, est un fruit de la science. Or, la science de nos jours est devenue la nouvelle idole, et de toutes la plus tyrannique. Elle qui devait par ses conquêtes diviniser l’homme, a fini par le rapetisser et le dissoudre dans la matière, à le délocaliser et à le projeter dans des aventures interminables, mais des aventures sans rime ni raison dans la totale confusion et le désenchantement dont se lamentent les post-modernes. Prisonnier de la matière et des outils qu’il a créés pour agir sur elle, l’homme ne sait plus voir que ce qu’il touche. Selon le vieux mythe, lorsque le roi Midas touchait des objets (des personnes aussi, y compris la plus chère, sa propre fille!), il les transformait en or. Hélas!, les alchimistes modernes de notre psyché, lorsqu’ils touchent de l’or, le transsubstantient en vulgaire matière plastique… Le réel leur échappe. Contrairement au Dieu Créateur qui a créé toutes choses du néant, le célèbre ex nihilo, c’est à partir de la réalité créée, concrète et tangible qu’ils produisent le néant!
La science serait-elle la libératrice de l’homme? Ce siècle finissant si mal, souffrant des douleurs de l’enfantement, dans une agonie qui se prolonge, démentira, malgré les prétentions de certains, que la science ait libéré qui que ce soit de ses anxiétés existentielles, de son angoisse métaphysique, de sa faim tenace pour l’Autre, celui qui le transcende, pourtant tellement proche de lui que, si seulement il tendait la main, il le trouverait sans peine. Car il est disponible. Pour étancher la soif ou rassasier la faim d’une autre nature que celle du corps, il nous faut une autre nourriture et un breuvage différent. Le culte exclusif de la science et l’idolâtrie de la technique ne sont qu’illusion, elles n’ont pas de fin en soi; elles ne sont que simple moyen de décodage et cueillette d’information, au lieu d’offrir la sagesse du vrai savoir.
Rappelons encore brièvement un obstacle qui, dressé sur le seuil de l’intériorité, obstrue le passage de l’Esprit et étouffe la vie spirituelle. J’entends l’uniformisation des esprits et des volontés, aboutissant à l’avachissement d’enfants aussi bien que d’adultes. Les moyens modernes de communication y sont pour quelque chose. La vérité suprême est abandonnée en faveur de l’opinion générale; les convictions solides s’éclipsent pour laisser le passage aux impressions à fleur de peau. Si l’opinion publique dit que tel est le bien et tel le mal, on n’a plus à s’efforcer à découvrir ou à appréhender le bien et le mal. Le mal et le bien existeraient-ils encore?
Voici un célèbre cas qui nous vient d’outre-Atlantique : Une vedette du sport et du spectacle est accusée de l’assassinat de son ex-femme et de son ami. Il ne m’appartient pas de le juger, n’ayant pas à ma disposition toutes les données. Mais la question est ailleurs. Les défenseurs de l’incriminé s’acharnent par tous les moyens de laver le cerveau de l’opinion publique en faveur de leur client, au point où, même si ce dernier était le vrai coupable, il serait probablement acquitté sous la pression d’une opinion publique favorablement acquise. Ce n’est donc pas la justice impartiale du tribunal qui l’innocentera ou le condamnera, mais les sentiments exacerbés de la masse intoxiquée par l’uniformisation de tout.
Les signes de l’abandon du courage moral, le mépris du caractère sérieux, la démission d’une force dans ses convictions se multiplient partout. Or, notre premier devoir est de résister à toute pression exercée sur la conscience ainsi qu’à toute manipulation.
Pour terminer, signalons que le dernier écueil, obstacle encore plus perfide que tous les autres, est de nature intérieure à nous-mêmes. Le pire ennemi, c’est nous-mêmes. Il y a des années, un grand journal avait entrepris une enquête : « Quelle est d’après vous la cause du malaise de la société moderne? » G.K. Chesterton, que je citais plus haut, répondait :
Monsieur le Directeur
Je suis.
Signé : G.K. Chesterton!
Le poète et essayiste chrétien, T.S. Elliott, prenant le contre-pied de notre Jean-Paul Sartre national, déclarait de son côté : « L’enfer, c’est moi! »
La vie spirituelle se conquiert de haute lutte. C’est dans le renoncement au désir, en refusant de succomber à l’attrait empoisonné de la convoitise, que nous nous tendrons vers le Royaume; ce n’est qu’en quittant le jardin des délices auquel nous aspirons ici et maintenant, en refusant de faire du plaisir le bien suprême, que nous accéderons aux profondeurs et aux richesses d’une vie spirituelle vraie. C’est le Christ qui déclarait : « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12.24). Il nous faut écarter ces obstacles extérieurs et intérieurs si nous voulons développer l’homme et le faire parvenir à la stature parfaite de son modèle initial. Oui, l’homme dépasse infiniment l’homme, comme le dit Pascal. Il dépasse l’homme à condition de tendre au préalable vers Dieu. C’est là le sens de la parole du Christ : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous. » Nous en découvrirons les contours dans le recueillement, dans la prière et la lecture de la Bible, qui sont nos deux secours, des moyens de grâce, ainsi que le disaient nos pères dans la foi.
Je citerai encore un auteur :
« Voulez-vous connaître d’une façon certaine le Maître de la vie spirituelle, la personne du Christ qui seul peut la transformer, l’alimenter et l’orienter vers sa véritable destinée éternelle? Alors approchez-vous le plus possible de lui; écoutez et lisez ceux qui l’ont entendu, qui ont vécu avec lui, qui ont dessiné son visage, raconté sa vie. Pour connaître le Christ, il est nécessaire d’utiliser la Bible, de nourrir notre âme des pages de l’admirable et merveilleuse Écriture. La prière seule ne suffit pas, comme la Bible ne suffirait pas sans la prière. La prière séparée de la Bible devient terne, vague, imprécise, sans flamme. Si l’homme qui prie sans élan se met à lire la Bible, sa prière a des ailes et prend un merveilleux envol. Dans l’histoire de l’Église, les hommes de prière ont tous été des hommes de la Bible, mais aussi des passionnés et fervents de la prière. »
Connaître Dieu pour nous connaître, au moyen de la Bible; c’est ainsi que la vie spirituelle s’épanouira, sera féconde et transformera l’entourage et la société; malgré les vacarmes assourdissants, nous saurons nous recueillir, cultiver la vie intérieure. La Bible et la prière forgeront une personnalité nouvelle, durable, puissante, zélée dans le dévouement, assidue au service d’autrui, source jaillissante jusque dans la vie éternelle.