Principes d'économie biblique
Principes d'économie biblique
Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988, exposait dans deux articles parus dans un quotidien de Paris, des vues économiques, notamment relatives à l’inflation, qui rejoignent étonnamment mes propres convictions bibliques sur le sujet. On ne sera pas étonné, j’espère, si je mentionne quelques données bibliques qui éclaireront à la fois la situation présente, ce que Monsieur Allais appelle « du krach à l’euphorie », et qui, au moins je l’espère, aideront les chrétiens à adopter une politique économique, tout au moins personnelle, qui s’inspire du solide réalisme biblique. Je citerai pour commencer quelques extraits des deux articles mentionnés.
« Le 19 octobre 1987, les marchés boursiers se sont effondrés, et un climat d’un très fort pessimisme s’est établi parmi la grande majorité des experts. La prédiction générale était celle d’une nouvelle récession, voire d’une dépression. Comment expliquer une telle évolution, apparemment paradoxale? Mes conclusions sont que, tout comme en 1987, l’économie mondiale est potentiellement et fondamentalement instable, que son évolution à court terme est largement imprévisible et que, pour supprimer cette instabilité potentielle, il conviendrait de réformer profondément les institutions monétaires et financières. L’explication la plus simple que l’on puisse donner me paraît être la suivante : les fluctuations conjoncturelles sont pour une très large part dominées par les fluctuations de la dépense globale, et celles-ci dépendent essentiellement de deux facteurs, l’écart entre les encaisses désirées et les encaisses détenues, et le taux de variations des encaisses détenues ou moyens de paiement.
L’activité économique a essentiellement pour objet de satisfaire les besoins pratiquement illimités des hommes avec les ressources limitées dont ils disposent. En travail, en richesses naturelles et en équipements antérieurement produits, compte tenu des connaissances techniques limitées qui sont les leurs. […] L’instabilité économique, la sous-production, l’iniquité, le sous-emploi, la détresse et la misère qui les accompagnent sont les fléaux majeurs des économies de marché. Ces facteurs sont à l’origine des critiques, à la fois les plus justifiées et les plus violentes, à l’encontre des économies fondées sur la liberté économique et la propriété privée. […] Les fluctuations de la valeur réelle de la monnaie rendent tout à fait impossible un fonctionnement efficace et équitable de l’économie de marché.
Par là même, sa justification éthique se trouve mise en cause, tout particulièrement quant à la décentralisation de décisions, la propriété privée et le principe de l’appropriation privée des surplus. En fait, les iniquités majeures dont souffre notre société proviennent pour une large part des distorsions de la distribution des revenus résultats des variations de la valeur réelle de la monnaie. […] L’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s’était constatée. Jamais sans doute il n’est devenu plus difficile d’y faire face. […] En fait, sur le plan national comme sur le plan international, les principes fondamentaux sur lesquels repose actuellement le système monétaire et financier doivent être entièrement repensés et, comme je l’ai montré, une structure institutionnelle appropriée serait relativement facile à définir, dès lors que les principes à considérer seraient déduits de l’observation des faits et non de conceptions a priori. »
Arrêtons ici la longue citation du célèbre économiste. Ce n’est pas en économiste que je développerai à présent ma propre pensée qui elle s’inspire des données bibliques et de leur réalisme, toujours d’une étonnante actualité.
Un système économique biblique et chrétien est-il concevable et serait-il applicable? Si nous admettons que notre vie tout entière est religion au sens biblique du terme, que le but suprême de l’existence consiste à rendre gloire à Dieu, et que les principes et les préceptes bibliques peuvent opérer dans toutes les sphères de l’existence pour fonder et édifier une société véritablement stable et moderne, alors la réponse à la question posée sera un oui sans hésitation. Les prophètes de l’Ancien Testament s’adressèrent à Israël avec leurs appels à la repentance en dénonçant des péchés spécifiques. Dieu attend un repentir pour tel ou tel délit, non seulement d’ordre spirituel ou rituel, mais encore d’ordre économique et politique. Si, contrairement à leur exemple, nous n’invitions pas nos contemporains à une telle repentance radicale et intégrale, nous nous serions démis de notre mission chrétienne. Des platitudes moralisatrices, hautement spiritualistes, laissent impunis les coupables des transgressions et sans direction claire ceux qui ont charge de conduire les sociétés. Nous estimons que toute société devra entendre et recevoir les salutaires exhortations divines, ses directives précises.
L’exemple de l’ancien Israël nous apprend que celui-ci préférait une prédication anodine et inoffensive à des avertissements vigoureux, mais il dut payer un prix très élevé, lorsque survint une catastrophe à la fois politique et spirituelle. Les chrétiens modernes ont exagérément souligné les aspects personnels ou subjectifs de l’Évangile, laissant de côté sa riche dimension sociale ou communautaire. Un certain piétisme individualiste s’est opposé avec le même acharnement à la réglementation de la vie sociale selon le commandement divin que l’a fait la société humaniste athée. Cependant, la Bible nous apprend comment les prophètes de jadis s’adressèrent aux grands de leur monde et agirent comme des guides de leur nation malgré l’incompréhension, des interdictions multiples et, finalement, le rejet et l’opposition violente. Ils n’avaient pas peur d’appeler un chat un chat… Lisez par exemple la liste contenue dans le premier chapitre du prophète Ésaïe, dénonçant des péchés particuliers.
Si la nation persiste à défier l’ordre établi par Dieu, le peuple ne manquera pas d’en subir les calamiteuses conséquences. Toute faute et toute transgression entraînent invariablement le châtiment. On peut craindre que des prédicateurs modernes n’aient trop spiritualisé l’interprétation de cet extraordinaire passage du vieux prophète. Un prophète ne s’adressait jamais à des âmes désincarnées. Il savait prendre le taureau par les cornes, il savait viser des fautes politiques et sociales précises; la fraude sous toutes ses formes et les déviations morales dans tous les domaines…
Retenons pour nous deux délits qui relèvent du domaine économique. La dévaluation qui entraîne l’inflation; le système de prêts et d’endettement.
La Bible se réfère au métal précieux qu’est l’or plus de 350 fois. L’or était le moyen d’échange le plus sûr. Il existe autant de références et d’allusions aussi à l’argent. L’or et l’argent fonctionnent dans la Bible comme des monnaies internationales. La législation de l’Ancien Testament s’occupait de l’honnêteté, de l’intégrité et de la précision des poids et des mesures autant que de la monnaie. Daniel Rops a consacré des pages fort intéressantes à cet aspect de la vie quotidienne au temps de Jésus. Au temps des prophètes, il n’existait point de monnaie en métal vil. Une telle monnaie n’entra en vigueur qu’après le retour de l’exil seulement. On avait alors commencé à pratiquer l’alliage de l’or avec d’autres métaux, mais toute contrefaçon était sévèrement réprimée. Cependant, l’État, lui, semblait s’accorder des privilèges en se plaçant au-dessus de la loi. De nombreux textes bibliques font allusion à des pratiques immorales de cette nature. On peut admettre que la dévaluation de la monnaie est la plus ancienne forme de l’inflation.
Relisez le prophète Ésaïe dénonçant la fraude dans la monnaie comme il dénonce le mouillage du vin. L’inflation entraîne la dévaluation de la qualité de nombreux produits et détériore la qualité de la vie. Tout système économique mettant en circulation plus de monnaie qu’il n’existe réellement de richesse, entraînera forcément un pouvoir d’achat fictif aiguisant l’appétit de consommation et détournant l’homme du but suprême de la vie qui est d’honorer et de servir le Seigneur Dieu. En dernière analyse, il ne peut même pas satisfaire chacun des voraces appétits de la convoitise humaine, mais provoquera immanquablement un fiasco à la fois économique et spirituel. C’est un échec moral, celui-là même dont nos sociétés libérales sont actuellement les victimes et les responsables.
La dette contractée dans certaines conditions est une autre forme de transgression qui, cela va de soi, aboutit à une forme d’asservissement. « Celui qui emprunte est l’esclave du prêteur », déclare le livre des Proverbes (Pr 22.7). Le Nouveau Testament, quant à lui, établit un autre principe rigoureux : « Ne devez rien à personne si ce n’est de vous aimer » (Rm 13.8). Certes, le Nouveau Testament n’apporte pas un message perfectionniste. Aussi des transgressions légitimes dans des circonstances urgentes peuvent exceptionnellement se concevoir, mais avec de nombreuses restrictions, qui sont rigoureusement définies. Le fidèle disciple de Jésus-Christ ne devrait jamais hypothéquer son avenir, ni moralement ni économiquement. Sa vie appartient à Dieu. Il n’a pas le droit de la vendre ni de l’asservir à l’homme, ni à lier le sort de sa famille ou celui de son pays… Les prêts personnels à long terme, le financement des déficits et les dettes nationales sont des signes surs d’un paganisme de l’esprit.
On ne peut, certes pas, imposer aux non-croyants ces mêmes lois économiques, aussi est-il légitime de leur prêter avec intérêt, bien qu’il ne faille pratiquer le prêt à taux élevé envers un proche ou un frère dans la foi. Le livre de l’Exode prescrit deux règles à cet égard : Ne pas prêter avec intérêt au membre du peuple de l’Alliance, aux Israélites, mais le faire avec charité (Ex 22). Les gages ou la sûreté que le débiteur laisse comme garantie ne doivent pas faire partie de l’essentiel de ce qui est indispensable pour sa survie quotidienne. S’il s’agit d’un vêtement, il faut lui retourner avant le soir. L’on peut emprunter dans la mesure et dans les limites du gage que l’on possède en surplus, non au-delà. La propriété existante déterminera l’étendue de l’hypothèque. La dimension du prêt sera limitée par la capacité économique du débiteur. L’importance de cette loi ne sera pas sous-estimée pour les problèmes monétaires ou pour les finances modernes.
La société occidentale, depuis le Moyen Âge, l’a malheureusement ignorée à son grand désavantage. Les systèmes bancaires modernes ont été sans doute les premiers à violer de telles règles, d’inspiration biblique et chrétienne. Les gouvernements, ainsi que l’ensemble de la vie publique agissent sur de tels fondements. La structure moderne du crédit est telle que l’homme ne peut jamais échapper au cercle vicieux du crédit. L’organisation de la dette publique est devenue un nouveau système monétaire. Nous assistons actuellement à la modernisation du système d’endettement. Il ne faut pas oublier que la Révolution française a éclaté lorsque les États généraux furent convoqués pour s’occuper d’un système de créances d’État et de ses dettes. Les systèmes bancaires opèrent avec l’hypothèse que les créanciers ou les déposants ne retireront pas simultanément leurs dépôts. Ainsi, en principe, la somme de 100 € déposée dans une banque acquiert la valeur fictive de 900 € grâce au système de créances et d’endettement multiple.
Les systèmes économiques, qu’il s’agisse du capitalisme ou du socialisme, qui nient toute responsabilité morale dans la gestion des affaires économiques, ont nié au préalable toute référence à Dieu. Mais comme le déclare si justement le livre des Proverbes, le pauvre sera toujours l’esclave asservi au riche grâce au système qui viole, soit ouvertement soit par ignorance, les principes économiques bibliques. Déficit, inflation, faillite, c’est là une redoutable trinité économique. Elle détruit les fondements de notre société moderne parce qu’elle méprise la loi sage, bonne et parfaite que Dieu a prévue et établie pour notre existence et nos activités économiques.
Que convient-il de faire?
Lors d’une conférence internationale, un jeune professeur de théologie suédois nous donnait quelques indications économiques précises : je lui laisse donc la parole :
« Dans les sermons et l’enseignement, notre première tâche est d’éveiller la conscience aux problèmes. D’un côté, en faisant l’indispensable analyse économique et sociale, de l’autre en attirant l’attention sur l’enseignement de la Bible sur la propriété et l’argent. Notre seconde tâche est de susciter un juste empressement et une motivation pour l’action, d’abord chez les chrétiens confessants, mais également dans la société en général. On y parvient en prêchant une autre qualité de la vie que celle reflétée par un PNB toujours croissant. Quand il est vraiment reçu et vécu, l’Évangile crée le désir de donner. La richesse de la vie chrétienne, convertie en communion et en service, est la seule alternative vivable. […] Notre troisième tâche est de tenter de concrétiser, par un style de vie, ce qui concerne la gestion de nos biens matériels.
Nous posons donc les quatre questions suivantes :
- Que puis-je faire en tant qu’individu sur le plan individuel?
- Que puis-je faire en tant qu’individu sur le plan structurel?
- Comme Église, que pouvons-nous faire sur le plan individuel?
- Comme Église, que pouvons-nous faire sur le plan structurel?
Les meilleures réponses, ou les plus convaincantes ne viennent pas des experts, mais bien des chrétiens saisis par le défi radical de l’amour de Christ. J’aurais bien aimé présenter ici une série de témoignages, mais ma connaissance des expériences de styles de vie alternatifs est très limitée. Certains chrétiens, ou certaines familles chrétiennes, ne se contentent pas de donner 10 % de leur revenu, mais beaucoup plus. La seule chose qu’ils s’accordent, à part un habillement spartiate et la nourriture, est un voyage pour se rendre à une conférence missionnaire! Tout le reste va aux œuvres missionnaires. Je connais un couple marié, sans enfants; ils exercent tous les deux une profession dont l’un des salaires aide à la subsistance d’un missionnaire. […] Ils font partie de ceux dont la main droite ignore ce que fait la main gauche. Il ne fait aucun doute que les chrétiens d’Europe pourraient diminuer leur train de vie pour contribuer plus généreusement à l’évangélisation et au soulagement de la misère. (La crise de l’énergie de 1973/74 nous a obligés à restreindre notre consommation de mazout, de carburant, et d’électricité, ce qui se fit sans trop de problèmes.) En même temps que le sacrifice personnel, nous devons nous faire une opinion politique et morale. Nous ne pouvons échapper aux structures économiques qui nous entourent. Il est donc de notre devoir, en tant que chrétiens, de remettre en question l’ordre économique mondial actuel et un ordre de production fondé sur une consommation croissante. Il est impossible de percevoir le sacrifice personnel de l’assemblée des chrétiens comme un reflet du mode de vie du Royaume s’il n’est pas accompagné d’un combat pour une plus juste distribution des ressources mondiales. »