2 Corinthiens 12 - L'expérience chrétienne de la souffrance (1)
2 Corinthiens 12 - L'expérience chrétienne de la souffrance (1)
« Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter, pour que je ne sois pas enflé d’orgueil. Trois fois j’ai supplié le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C’est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les privations, dans les persécutions, dans les angoisses, pour Christ; en effet quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. »
2 Corinthiens 12.7-10
Celui qui oserait déclarer dans certains cercles chrétiens que la vie du fidèle disciple du Christ peut être parfois une suite de peines risque de rencontrer une forte objection et de passer pour quelqu’un qui ignore carrément les joies de la foi. Car nombreux sont les membres d’Église qui prétendent mener une existence heureuse, ignorant les tensions, à l’abri de l’échec… et même épargnés par la douleur. On leur a si bien inculqué la leçon selon laquelle « un chrétien triste est un triste chrétien » que les voilà chantant, parfois avec une persistance aveugle, le « tout va très bien Madame la Marquise ». Même si l’étable de Madame la Marquise a brûlé, que son cheval favori a péri carbonisé et que Monsieur le Marquis, descendant au sous-sol du château, se soit fracturé l’échine et en soit mort sur le champ pendant que le château tout entier flambait… Autrement, Madame la Marquise, tout est calme et en ordre, et la paix a régné au château depuis votre départ! Vous connaissez, je suppose, la célèbre chanson…
En un sens, il y a une certaine vérité dans cette fable. Les béatitudes nous disent que si l’on est dans la foi, on est bienheureux quoiqu’il arrive. Et l’apôtre Paul lui-même n’exhorte-t-il pas à se réjouir toujours dans le Seigneur (Ph 4.4)? Mais la joie, selon le grand apôtre, est le fruit immédiat de la justification par la foi (Rm 5.2,11) et de l’Esprit qui nous habite (Ga 5.22-25). Le Nouveau Testament abonde en expressions relatives à la gratitude joyeuse et à la louange exultante au service du Seigneur. Nous ne le contredirons pas. Mais cette joie-là est toute autre chose qu’un bonheur humain garanti à longueur de vie chrétienne…
Il existe une autre face de la réalité. Tout d’abord, les béatitudes ne parlent pas de bonheur sans partage; elles déclarent bienheureux le chrétien, celui qui pleure et qui a faim et soif de justice. Et ceci est toute autre chose… Le monde hait l’Église et Satan l’assaille avec ténacité. L’existence chrétienne est comparée à une course permanente, à un incessant combat, une agonie au sens originel de lutte et, bien entendu, au sens dérivé de combat aboutissant à la mort. Le chrétien est un soldat; il doit revêtir son armure et se tenir continuellement sur ses gardes, prêt à endurer les épreuves les plus dures. Le péché l’enveloppe sans répit et il porte sa croix; dans sa relation avec Dieu, il n’est qu’un enfant sujet à la correction et soumis à une discipline rigoureuse. C’est avec tribulation, déclarait le saint apôtre, que nous devons entrer dans le Royaume (Ac 14.22). Un chrétien qui veut éviter toute tribulation échouera dans sa course. Ce qui me rappelle la réplique amusante de cette sainte femme, une religieuse catholique romaine, je crois, disant au Seigneur : « Avec un tel traitement, Seigneur, je ne m’étonne pas que vous ayez si peu d’amis! » Eh oui; c’est ainsi. Nombreux sont ceux qui sont appelés à renoncer à leur moi, mais peu les élus qui quotidiennement portent leur croix…
Examinons certains passages du Nouveau Testament relatifs à l’expérience chrétienne de la souffrance. Le premier en est la célèbre péricope de la deuxième lettre de Paul aux Corinthiens :
« Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter, pour que je ne sois pas enflé d’orgueil. Trois fois j’ai supplié le Seigneur de l’éloigner de moi et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C’est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les privations, dans les persécutions, dans les angoisses, pour Christ; en effet, quand je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12.7-10).
Quelle était la nature de cette écharde, de cette épine torturant le corps de l’apôtre? Je n’en discuterai pas la nature, car je l’ignore et il est inutile de spéculer avec ceux qui ont échafaudé mille hypothèses invérifiables : était-ce une faiblesse des yeux à la suite de sa vision sur la route de Damas, une malaria récurrente attrapée dans le désert d’Arabie ou encore des maux de tête ou de cœur intolérables? Je n’en sais rien, et ce n’est pas là l’essentiel. Je suis même reconnaissant que l’apôtre ne se soit pas complu à nous exposer avec détail ses expériences intimes. Avis donc aux amateurs de témoignages rendus plutôt à leur propre ego surévalué qu’au Christ. Il suffit, pour les besoins de notre enquête, de savoir qu’une écharde pénible et humiliante l’irritait et l’affaiblissait outre mesure, l’empêchant même par moments de donner le plein rendement de son apostolat; l’écharde était un pernicieux et malin émissaire satanique. D’un point de vue strictement pratique, saint Paul l’identifie et le qualifie d’infirmité, de reproche, de nécessité, de persécution, de détresse… Ce sont là les formes dans lesquelles l’écharde en question devait le torturer.
La toute première et élémentaire leçon à tirer de notre texte nous apprend qu’il est bien pénible au chrétien, à tout chrétien normalement constitué, de se résigner à la douleur et d’accepter, la tête baissée, l’humiliation. Le chrétien n’est pas un masochiste se complaisant dans un état lui infligeant toutes sortes de misères, corporelles ou spirituelles. Saint Paul avait demandé, par trois fois, d’être délivré de l’écharde. C’était un désir instinctif, normal, caractérisant un homme normal qui cherche à être débarrassé de ses misères. Il existe malheureusement une idée assez généralement répandue selon laquelle la sanctification chrétienne requiert la résignation devant la peine. Comme si le chrétien était un surhomme n’éprouvant jamais de crainte, affranchi de toute angoisse, acceptant la souffrance comme allant de soi, le tout avec une logique sans cœur ni entrailles… Un tel individu risque d’être plutôt l’adepte d’une religion fataliste et le fidèle d’un Dieu insensible, non l’enfant du Père de toutes compassions. Certes, je n’oserais même pas un seul instant encourager qui que ce soit à la révolte, car la soumission à la volonté du Père est impérative. Mais cette soumission-là peut seulement être accomplie à la suite de la prière, d’une ardente prière et au cours d’une lutte de haute main. Notre sensibilité humaine, même chrétienne, abhorre l’humiliation et la souffrance.
Paul laisse également entendre qu’à un certain point il est de notre devoir de cesser de prier pour la délivrance. Malgré sa fervente et persévérante prière, malgré sa totale certitude des compassions infinies du Seigneur et sa solidarité avec la souffrance humaine, la requête de l’apôtre ne fut pas exaucée. Il ne reçut, pour toute réponse, que le simple et définitif : « Ma grâce te suffit. »
Notre Seigneur et Sauveur nous fait clairement comprendre que, loin d’entretenir en nous l’espoir d’une miraculeuse délivrance, la perspective d’une libération et l’affranchissement de nos difficultés, nous devons les accepter et nous y adapter pour le reste de nos jours. Que ce soit la faiblesse de la vue, une maladie aiguë ou chronique, l’épilepsie ou encore le conjoint ou la conjointe à la tête de mule, nous sommes invités à les supporter avec patience. Si seulement nombre de nos prières et de nos requêtes exhalant l’amertume et une résistance obstinée pouvaient s’arrêter! Si seulement nous acceptions d’honorer le saint nom de Dieu et demeurer soumis à sa volonté mystérieuse, mais bonne, sage et paternelle…
En troisième lieu, saint Paul nous permet de voir qu’il existe une raison valable pour la présence de la douleur dans notre vie. La souffrance n’est pas quelque chose d’arbitraire. Dieu n’exerce pas une souveraineté dépourvue de compassion sur nos fragiles existences. Selon le livre des Lamentations dans l’Ancien Testament, « ce n’est pas volontiers qu’il humilie et qu’il afflige le fils de l’homme » (Lm 3.33).
Selon l’auteur de la lettre aux Hébreux, « nos pères selon la chair nous corrigeaient comme ils le jugeaient bon », mais Dieu corrige toujours ses enfants pour leur bien (Hé 12.10). Si, par exemple, selon les paroles de saint Pierre, « nous sommes affligés par diverses épreuves » (1 Pi 1.6), la raison en est qu’il peut y avoir une nécessité pour cela. La providence divine s’est fixé un but et celui-ci, en dépit des apparences, demeure à la fois intelligent et sage.
L’apôtre Paul, nous examinons encore son témoignage, avait compris non seulement la raison générale de « l’écharde dans sa chair », mais encore sa raison particulière. Entendez-le déclarer avec une totale candeur qu’il courait le risque de l’orgueil spirituel, qu’il était sur le point de se vanter de ses capacités, d’énumérer les privilèges dont il jouissait et de faire le compte de ses succès… L’incapacité humiliante dont il est frappé lui a été infligée comme une contre-mesure pour le maintenir dans la dépendance et l’amener à reconnaître ses faiblesses; pour apprendre à ne pas trop se vanter de ses accomplissements et de ne pas tomber dans l’arrogance, mais à garder une bonne dose de modestie. Le mot d’ordre divin et un aveu humain comme celui de l’apôtre n’écrasent nullement le sujet, mais l’élèvent et l’aident à atteindre sa pleine maturité.
Cela laisse entendre que, pour le chrétien, la souffrance pourrait, dans une certaine mesure — et je me garderai soigneusement d’absolutiser à cet égard — être liée à la présence du péché dans notre vie. Elle peut nous aider à examiner et à voir ce qui n’est pas selon le dessein de Dieu, à voir ce qui contredit sa volonté. Elle peut indiquer soit une phase du mal que nous couvons en nous-mêmes, soit nous y arracher. En nous humiliant et en nous mortifiant, la pédagogie divine cherche à nous purifier. Elle sera salutaire si, dans la souffrance, le croyant disciple du Christ peut encore entendre la voix du Seigneur et lui demander : Pour quel péché m’infliges-tu ce mal?
Bien entendu, il serait extrêmement dangereux d’insister exagérément sur un point, s’en tenir à un extrême, laissant entendre que celui qui souffre le plus serait celui dont le péché est le plus grand. C’est une grave erreur que de faire une telle évaluation du péché et du pécheur. C’est l’inverse qui est vrai. Écoutez les paroles d’un psalmiste :
« Ainsi sont les méchants : Toujours tranquilles, ils accroissent leur richesse. C’est donc en vain que j’ai purifié mon cœur, et que j’ai lavé mes mains dans l’innocence; tout le jour, je suis frappé, tous les matins mon châtiment est là » (Ps 73.12-14).
La solution de l’énigme est que Dieu a un plan individuel pour chaque chrétien. S’il n’était question que du salut du croyant, assurément il y aurait une correspondance exacte entre la souffrance et le châtiment subi. Mais le dessein divin ne vise pas exclusivement notre salut individuel ni le service et la discipline à laquelle nous sommes soumis. Si Dieu permet que Paul et Pierre, Calvin, les pasteurs évangéliques assassinés en Iran, les chrétiens soudanais crucifiés, oui crucifiés dans le Sud du Soudan, et d’autres maltraités aux Philippines ou en Turquie, subissent des tribulations aussi sévères, la raison n’en est sûrement pas que ces fidèles furent ou sont de plus grands pécheurs que vous et moi. Simplement, Dieu les a placés en un point extrêmement périlleux du front du combat de la foi, et il n’était pas dans son plan de les épargner, même si cela peut nous déranger profondément.
Quelles conclusions tirerons-nous de tout cela? Nos frères et sœurs constamment maltraités, en péril pour leur vie, persécutés par les opposants au Christ, ne sont pas de pires pécheurs que nous, comme nous venons de le dire. Peut-être sont-ils des privilégiés d’avoir été choisis pour subir le martyre. Si nous ne subissons jamais de tribulation, nous devrions nous faire des soucis! Si nous sommes constamment gâtés, si le monde nous tolère avec une excessive gentillesse et Satan nous montre un visage affable, nous devrions sérieusement examiner notre vie chrétienne. Nous ne serons en tout cas pas aguerris, en mesure d’être placés en première ligne, là où le combat spirituel fait rage non contre « la chair et le sang, mais contre les dominations infernales dans les airs » (Ép 6.12). Le prophète Jérémie a prononcé une célèbre parole :
« Si tu cours avec des piétons et qu’ils te fatiguent, comment pourras-tu lutter avec des chevaux? Et si tu n’es en sécurité qu’en pays paisible, que feras-tu lors de la crue du fleuve? » (Jr 12.5).
Une quatrième leçon à tirer est que la grâce divine est suffisante. Qu’est-ce que la grâce? Le passage de la lettre l’explique. L’idée si largement répandue selon laquelle la grâce est une attitude sentimentale de la part du Seigneur, une bienveillance « inconditionnelle », n’a pas de fondement, heureusement! La grâce n’est pas une attitude statique. Elle est dynamique. Elle est l’équivalent de la puissance du Christ. Nous sommes invités donc à nous appuyer sur elle, qui opère de façon rédemptrice, avec compassion et autorité, dans toutes les aires des besoins humains. La suffisance promise ne garantit pas que nous saurons, sans grogner, supporter les privations et la tristesse, mais que la grâce compensera au-delà de nos privations et de nos faiblesses. Nous saurons nous appuyer sur elle, conscients de nos insuffisances.
Enfin, il ne suffirait pas de nous réconcilier avec « l’écharde dans la chair »; nous devrions même nous glorifier en elle, comme saint Paul. « Nous nous glorifions dans nos tribulations », écrira l’apôtre dans sa lettre aux Romains (Rm 5.13). Bienheureux lorsque les hommes vous persécuteront, réjouissez-vous, déclare le Christ (Mt 5.11-12). Nous sommes appelés à nous réjouir pendant que nous souffrons, à cause même de nos souffrances et non parce que nous en serions épargnés. Ce n’est pas un plaisir morbide ni un penchant masochiste qui nous y incline, répétons-le, mais la simple conviction qu’elles nous servent de discipline salutaire. Ce sont des occasions offertes pour mieux saisir la grâce de Dieu et qui mettent en évidence le fait que nous dépendons entièrement de l’assistance du Seigneur de nos vies.