La liberté de conscience
La liberté de conscience
« Dieu seul est le Maître de notre conscience. Il l’a laissée libre quant à des doctrines et des commandements humains lesquels sont contraires à sa Parole. »
Telles sont les convictions réformées qui datent du 16e siècle.
Certains aspects de la pensée protestante ont malheureusement tenu très peu compte de cet aspect de la vérité; ce qui a eu pour conséquence d’enfermer nombre d’évangéliques dans les carcans rigides et stériles d’un légalisme digne des systèmes religieux contre lesquels la Réforme s’était précisément dressée. Elle les avait combattus avec l’autorité de la Parole et la certitude de la liberté si chèrement acquise par le Fils de Dieu. Il en est résulté un enchaînement servile à des positions confessionnelles dans lesquelles, il faut l’avouer, des jeux de politique et des majorités de complaisances avaient un poids plus décisif que la soumission à la Parole libératrice du Dieu Sauveur.
La question de la liberté de conscience avait déjà été débattue à l’époque du Christ; elle revenait sans cesse sur le tapis dans les disputes opposant le Christ aux pharisiens légalistes. Ces derniers, par leurs interprétations rigidifiées, par leur « talmudisation » ou « coranisation » de la lecture de l’Ancien Testament, rendaient la Parole de Dieu inefficace si ce n’est caduque. Sous prétexte qu’ils étaient enseignés par les « anciens », ils asservissaient le peuple à des traditions et des commandements purement humains.
Dans sa lettre aux Romains (Rm 14.3-4), saint Paul aborde à son tour la même question. Si les circonstances qui motivèrent son intervention nous paraissent d’une étonnante banalité, à savoir le manger ou l’interdiction de manger des viandes sacrifiées aux idoles, néanmoins, le principe sous-jacent au débat demeure d’une importance vitale. « Qui es-tu toi qui juges un serviteur d’autrui? » s’interrogeait le grand apôtre. Même situation, bien que les questions débattues fussent moins banales, dans l’Église de Colosses, en Asie Mineure (Col 2.20-23).
Ce fut surtout dans les Églises fondées en la province de Galatie que le débat relatif aux traditions, doctrines et commandements humains, dépourvus du sceau de la révélation divine, atteignit son paroxysme. L’apôtre se rendait compte des dangers du moralisme légaliste et hypocrite qui menaçait gravement aussi bien l’intégrité de la foi que la sauvegarde et la jouissance de la liberté de conscience pour des hommes récemment convertis du paganisme. Pourquoi retourner vers des éléments caducs du passé? leur reproche-t-il (Ga 4.9-11; et 4.31 à 5.5).
Considérons à présent le triple fondement théologique de cette liberté.
Pour commencer, elle se fonde en notre filiation adoptive par Dieu. L’incarnation de son Fils produit deux grands résultats. Il nous rachète de la malédiction de la loi; il nous octroie le statut de fils adoptif de Dieu. Nous ne sommes plus des esclaves aliénés, mais des enfants libérés. Nous n’avons pas de comptes à rendre à un quelconque intendant humain; seulement à lui. Sa volonté et sa volonté seule est notre unique règle de conduite. Toute autre instance, institutionnelle ou individuelle, qui s’ingérerait dans ce domaine, serait en flagrant conflit avec la souveraine volonté divine une violation ouverte de l’économie nouvelle, de l’ordre nouveau instauré par Dieu.
C’est précisément cette intelligence de la liberté qui est sous-jacente à cette parole de saint Paul que nous citions plus haut : « Qui es-tu pour juger ton frère? Il appartient à Dieu. » Si nous nous rendons compte du prix que notre adoption a coûté et de la liberté qu’elle nous a procurée, c’est-à-dire le Fils unique de Dieu se soumettant à la malédiction de la loi et offrant sa divine personne en notre faveur, alors nous saurons évaluer le privilège extraordinaire qui est le nôtre : « C’est pour la liberté que le Christ nous a libérés », déclare encore saint Paul (Ga 5.1). Priver le prochain de cette liberté ou bien permettre à la nôtre d’être atteinte et diminuée, c’est rendre caduc le but même de notre rédemption.
En second lieu, la liberté est fondée dans le fait que Dieu seul est le Maître de nos consciences. Cela implique que notre conscience est libérée, mais qu’elle n’est pas autonome. Nul ne possède un droit absolu, illimité, de croire et d’agir à sa guise, selon ses sentiments ou ses sautes d’humeur. La liberté de conscience est régie et disciplinée par l’exclusive et incontestable autorité divine. Or cette autorité n’est affectée ni amoindrie, et encore moins rendue nulle, par notre reconnaissance ou notre répudiation. Ainsi notre conscience n’a d’autre Maître que lui. Dieu seul a le droit de la lier par ses préceptes et ses commandements; lui seul peut interdire et défendre. Nul autre. Aucune instance ou personne humaine, aucune tradition, et encore moins l’État, ne peuvent déclarer légitime ce que lui, le Seigneur transcendant et souverain, tolère ou interdit; pas plus que de nous empêcher de jouir pleinement de ce privilège, ou exiger encore une soumission qui enfreindrait les droits mêmes de Dieu sur notre conscience.
En troisième lieu et essentiellement, la liberté chrétienne se fonde sur l’autorité souveraine, claire, nécessaire et toute suffisante des saintes Écritures, règle unique de foi et de vie. Sur les pages du Livre saint, le Père céleste nous révèle sa volonté et y exprime son autorité. Ce que révèle la Bible chrétienne lie nos consciences. Il s’ensuit que tout ce qui s’oppose à celle-ci n’a aucun droit de nous lier et nous ne sommes nullement tenus de nous y soumettre. Si une Église ou un État venaient à violer le principe fondamental de la liberté chrétienne, le chrétien, lui, n’a d’autre choix que de déclarer emphatiquement : « Je dois obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (voir Ac 5.29).
Faisons cependant un pas de plus. Le chrétien est libre non seulement vis-à-vis des préceptes s’opposant à la Bible, mais encore de ceux qui n’y sont pas révélés expressément pour régler sa foi et conduire ses pas. Ceci est souligné, plus que dans toute autre famille spirituelle issue de la Réforme, par le calvinisme. Ce principe fondamental devait au départ s’appliquer uniquement à régler la vie ecclésiastique et le culte, pas forcément la théologie ou la doctrine. Car il était essentiel que l’Église réformée par l’Esprit et par la Parole possédât une assurance positive et clairement définie relative au culte qu’elle célèbre.
Elle n’a aucun droit de lier les consciences en recommandant, voire en imposant, des pratiques qui, sans être expressément interdites par l’Écriture, n’ont pas davantage son approbation. Le devoir de l’Église, de toute Église acceptant la règle biblique, est de dire : Pratiquez uniquement en matière de foi et de culte ce que la Bible prescrit. Tout le reste vient du Malin!
Il n’est pas besoin de s’attarder sur les conséquences pratiques qui découlent d’un tel principe. Il s’applique tout d’abord au domaine de la doctrine. L’Église n’a aucun droit d’inventer et d’imposer des articles de foi qui ne seraient pas révélés dans la Parole de Dieu. Je vous fais grâce de l’inventaire de tels articles, qui encombrent les credo et les pratiques de nombreuses Églises chrétiennes. Et non pas seulement au Moyen Âge ou au 16e siècle, mais encore aujourd’hui, comme l’infaillibilité du pape de Rome, l’immaculée conception de Marie, son assomption corporelle, l’intercession des saints et tant d’autres doctrines sans légitimation biblique… La controverse essentielle de la Réforme du 16e ne sera pas épuisée tant que l’Église universelle ne reconnaîtra pas dans les 66 livres de l’Ancien et du Nouveau Testament la règle unique et infaillible de sa foi et de sa pratique.
L’Église n’a pas non plus le droit d’établir un principe de conduite chrétienne ni des conditions pour en devenir membre qui ne soient révélées par la Parole de Dieu. Ce même principe s’applique également, cela va sans dire, dans le domaine de l’ordre ecclésiastique. Ainsi l’Église n’est pas tenue de souscrire à une forme de gouvernement ecclésiastique qui ne soit pas celle du collège des anciens. Point de monarchisme ou de gouvernement épiscopal.
Ce principe est également valable dans le domaine du culte. L’Église abuserait de son autorité en imposant par exemple à ses fidèles des habits sacerdotaux ou d’autres us et coutumes, même anodins, comme des gestes et des génuflexions qui n’ont aucune véritable justification. La Parole de Dieu ne contraint pas les enfants libérés du Père à des pratiques superflues.
Enfin, ce principe s’applique surtout dans le domaine de la morale. Or, nombre de règlements et d’interdictions ecclésiastiques ne portent pas le sceau de l’autorité biblique; ils sont fabriqués par des traditions humaines et, à cause d’eux, des chrétiens peu avertis n’arrivent plus à distinguer la volonté de Dieu de la prescription purement humaine.
Un certain légalisme protestant, et ici je fais ouvertement référence à ce qui se passe dans certains milieux de ma famille spirituelle, interdit par exemple l’usage du vin. Bien entendu, on connaît les tentations et les graves dangers de l’usage immodéré des boissons alcoolisées. De même, certains loisirs ou certaines pratiques vestimentaires semblent subir la sanction d’une discipline rigide et insensée sous prétexte de sanctifier la vie et de moraliser les conduites. Qui ne comprend pas que les modes vestimentaires indécentes sont incompatibles avec une morale chrétienne de bon aloi? Mais faut-il pour autant imposer des longueurs et des couleurs aux femmes et obliger les hommes à porter la barbe pour montrer le sérieux de leur foi chrétienne?
Or, l’antidote à de tels abus, c’est le rappel constant que l’on n’est pas des esclaves, mais des fils libérés. On blasphémerait et on déshonorerait le saint nom de Dieu en imposant aux consciences tout ce qui ne lui procure aucune gloire ou qui ne contribue pas à nous rendre libres. Car une fois que le principe est abandonné, le processus d’érosion ne s’arrête plus. Calvin l’a bien dit :
« Il paraît aujourd’hui à beaucoup de gens que nous sommes mal avisés d’émouvoir une discussion qu’il soit libre de manger de la viande, que l’observation des jours et l’usage des vêtements soient libres, et de tels fatras, comme il leur semble. Mais il y a plus d’importance en ces choses qu’on ne l’estime communément. Car, dès qu’une fois les consciences se sont bridées et mises aux liens, elles entrent en un labyrinthe infini et en un profond abîme, dont il ne leur est pas après facile de sortir » (Institution de la religion chrétienne, III.19.7).
En parlant de notre glorieuse liberté d’enfants de Dieu comme nous venons de le faire, nous n’avons pas épuisé tout ce que cela implique. L’exercice de la liberté devra se faire sous certaines conditions et, je précise, restrictions. Il s’agit d’un privilège dont il ne faut point abuser.
Dans sa lettre aux Galates, l’apôtre Paul rappelait qu’il est facile de tirer de fausses conclusions. « Frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vivre selon la chair; mais par amour, soyez serviteurs les uns des autres » (Ga 5.13). La liberté acquise en Christ ne doit pas mener à une attitude d’indulgence et de tolérance qui soient, à leur tour, incompatibles avec la volonté de Dieu révélée dans la Parole, mettant en péril la sanctification chrétienne « sans laquelle personne ne verra le Seigneur » (Hé 12.14). Si la doctrine n’est pas en cause, en tirer des conclusions erronées peut être extrêmement dangereux. Ce n’est point parce que le chrétien est justifié par la foi seule, sans les œuvres de la chair ni aucune sorte de mérites, que l’on pourrait impunément pécher afin que la grâce abonde. Je voudrais pointer vers une interprétation qui a, hélas!, prévalu dans certains milieux protestants. Ceci est non seulement le comble de l’absurdité, mais encore une conduite blasphématoire devant Dieu le Libérateur.
Le danger est apparu lorsqu’une mauvaise interprétation de la parole de Paul : « Vous n’êtes plus sous la loi, mais sous la grâce » (Rm 6.14) a été illégitimement introduite dans la pensée protestante. On en a déduit que la loi n’avait plus ni de rôle ni de place dans la vie nouvelle, ce qui n’est absolument pas le cas. Certes, le chrétien est affranchi par rapport à la loi cérémonielle de l’Ancien Testament, mais non de sa loi morale, c’est-à-dire des dix commandements. Il est libéré de sa malédiction, mais il s’y soumet comme à l’expression suprême de la bénédiction divine, comme signe et preuve de sa reconnaissance pour son Libérateur.
Le rôle de la loi ne consiste pas à nous sanctifier. Nous n’en dépendons point. C’est la grâce de Dieu qui effectue une telle opération en nous, qui nous perfectionne de manière surnaturelle, irrésistiblement, invinciblement. Pourtant, la loi nous est encore indispensable comme règle de conduite, en tant qu’expression de la seigneurie du Christ, comme la preuve de la paternité de Dieu qui veut achever en nous la sainteté. Notre liberté d’enfants de Dieu est celle des serviteurs affranchis qui servent leur Maître avec gratitude et joie.
Quelles sont les directives pour exercer notre liberté?
Pour commencer, elle est qualifiée par l’autorité civile et ecclésiastique lorsque celle-ci est légitimement et loyalement exercée. Saint Paul l’a rendue explicite dans son célèbre passage de Romains 13.1-2. Que signifie la légitimité de ces pouvoirs? Le sens général, me semble-t-il, en est clair. Dans des circonstances ordinaires, le chrétien est tenu de se soumettre aux règles instaurées aussi bien par les autorités publiques que par l’Église.
D’autre part, ces autorités reconnaîtront aussi leurs limites. Lorsqu’elles violent la loi divine supérieure, elles cessent d’êtres des autorités légitimes. Il est du droit et même du devoir du chrétien de s’y opposer, pour et à cause même de la liberté de conscience.
Il existe des choses qui en soi ne sont nullement répréhensibles ni même condamnées par l’Écriture et qui sont pourtant mauvaises pour le chrétien. Nous distinguerons donc ce que Dieu permet, écrivait Calvin. Il en existe qui sont permises en soi, mais dont l’usage nous en sera interdit à cause des circonstances de temps ou de lieu, ou pour toute autre raison valable. Nous considérerons les biens terrestres et matériels de la vie présente simplement comme des auxiliaires du service et du culte que nous devons rendre à Dieu. Car, privés de perfection, nous sommes aisément tentés par les moindres séductions. Faut-il fréquenter des lieux qui nous inciteraient à la tentation? Voir tel film sous prétexte « d’expression artistique »? Lire les ouvrages de tel ou tel auteur à la célébrité imméritée, qui prétend exposer la réalité, les profondeurs et les abîmes de l’être humain?
Notre liberté n’est ni anarchie ni antinomie, c’est-à-dire opposition à la loi. Il faut fuir comme la peste tout ce qui pourrait nous faire succomber, car notre liberté nous a été accordée en vue de notre service et de notre sanctification.
Une troisième restriction pour notre liberté est la considération du frère plus faible dans la foi (Rm 14 et 1 Co 8). Qui est le frère faible? Non pas telle personne sensible, facilement blessée, mais celui qui souffre d’une faiblesse spirituelle qui l’empêche de saisir le bon usage des choses de ce monde, qui ne comprend pas que nous puissions user avec contentement et reconnaissance de la bonne création de Dieu. Le chrétien fort dans la foi ne doit donc pas mépriser le faible, heurter ses sentiments et, par là, détruire peut-être même sa vie chrétienne, en s’accordant la liberté de se conduire, en paroles ou en actes, comme des « forts ».
Nous savons que nous ne pouvons pas plaire à tout le monde, même avec les meilleures intentions, et nous ne sommes pas toujours tenus de nous asservir aux sentiments et humeurs de tous et de chacun. Ne pas détruire le frère ou la sœur plus faibles dans la foi signifie ne pas placer de pierres d’achoppement sur leur chemin, ne pas devenir pour lui ou pour elle sujet de scandale. Si nous sommes forts et pouvons résister à des tentations fortes, tel n’est pas forcément le cas pour autrui.
Enfin, notre liberté sera délimitée par notre souci d’édifier positivement les membres de l’Église. « Tout est permis, mais tout n’est pas utile; tout est permis, mais tout n’édifie pas », écrivait encore saint Paul (1 Co 10.23). Nous ne sommes pas simplement des êtres libres, mais aussi des membres du corps du Christ. Ne nous demandons pas « comment m’accorder ceci ou cela? », mais plutôt « comment consacrer tout ce que je suis, tout ce que je possède, au service de Dieu et pour le bien du prochain, et ainsi à ma propre sanctification? »
Le chrétien est libre et sa liberté est son droit inaliénable. Mais le grand principe relatif à l’exercice de notre liberté est ce qu’écrivait encore l’apôtre : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faite tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10.31).