Matthieu 27 - Devant Pilate
Matthieu 27 - Devant Pilate
« Le matin venu, tous les principaux sacrificateurs et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. Après l’avoir lié, ils l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate le gouverneur. »
Matthieu 27.1-2
L’Empire romain en Palestine est représenté par Pilate, originaire du Pont, en Asie Mineure. Il est gouverneur et hiérarchiquement subordonné au procurateur de la Syrie. De l’an 26 de notre ère à l’an 36, il aura exercé un gouvernement connu pour ne pas être tendre, laissant chez les Juifs le souvenir d’un homme cruel. N’avait-il pas à l’occasion fait massacrer dix-huit Galiléens, accusés de sédition sans même leur intenter un procès? On a dit de lui « qu’il n’était pas taillé dans la matière dont sont faits les héros ». D’autres répliquent que « ce n’est pas là le lot de tout le monde. Mais faut-il aller jusqu’à dire que Pilate était un homme sans cœur ni courage, cet opportuniste, ce lâche qu’on évoque quand on songe à son geste de se laver les mains? »
La tradition veut que sur les accusations des Juifs, révoquées par le gouvernement impérial, Pilate se soit retiré en exil et, un jour fatidique, se soit donné la mort dans son bain. C’était là une pratique courante; on se suicidait facilement à l’époque…, parfois par intégrité morale, le plus souvent avec ce sens du tragique qui fit des Grecs et des Romains des êtres incapables d’assumer leur destinée, en dépit de l’esprit brillant de ces plus illustres fils de l’histoire de l’antiquité. Comment aurait-on pu le faire en dehors du sentier lumineux qui conduit vers le Dieu vivant? Il aura fallu l’éclairage de la lumière d’en haut et le sacrifice du Fils incarné pour arracher à leur tragique désespoir ces hommes et ces peuples, lesquels, en dépit de la civilisation qu’ils avaient forgée, ne trouvaient de sens que dans leurs mythologies; peut-être aussi parce qu’ils cherchaient à le cueillir simplement sur l’arbre de la connaissance, qu’ils confondirent sûrement avec l’arbre de vie. Seul celui-ci porte comme fruit perpétuel un message de vie.
Ce n’est ni le procès des Grecs ni celui des Romains que j’ai comme dessein d’entreprendre ici, pas même celui de Ponce Pilate, ce gouverneur devant qui, dès l’aube, les anciens et les chefs des Juifs amènent Jésus. Il ne sera pas davantage question du déroulement du procès comme tel. De nombreuses études en ont rendu compte, et divers commentaires bibliques en donneront quelques explications. Pour notre propos, l’essentiel réside ailleurs. Au lieu d’une recherche de documentation, nous nous proposons de poursuivre notre méditation théologique, afin de saisir le sens profond de cette page de l’Évangile, d’en appréhender aussi l’implication qui ne saute pas aisément aux yeux lors d’une lecture superficielle. Je serais désolé de décevoir ceux et celles qui s’attendraient à un rappel passionnant du procès de Jésus. La lecture du récit évangélique de la passion m’invite à en scruter plus profondément la signification, aussi bien pour les protagonistes impliqués dans cette affaire exceptionnelle que pour notre propre salut.
Ma réflexion portera donc sur les deux points que sont d’une part le rapport des chefs religieux avec Pilate, d’autre part celui de Pilate avec Jésus. Un prochain exposé abordera d’autres aspects de ce dernier rapport.
1. Les chefs religieux et Pilate⤒🔗
Pour bien saisir le sens de cette page, il nous importe peu en réalité de savoir l’identité de Pilate. L’Empire romain le plaça à cet endroit-là durant cette période décisive pour l’histoire du salut de l’humanité. Son autorité est aussi bien civile que militaire. Derrière lui se tient l’immense puissance impériale.
L’instant de la comparution de Jésus devant le gouverneur romain inaugure une nouvelle phase de sa passion. Après le verdict du Sanhédrin, Pilate, à son tour, doit juger le Christ indépendamment de la sentence religieuse. Il ne se bornera pas simplement à avaliser une décision déjà prise.
Or, nous assistons ici à une nouvelle descente sur la pente de la perdition sur laquelle se sont engagés les chefs religieux. C’est une situation véritablement pitoyable. Cette nouvelle démarche ne signifie pas une simple démission de responsabilité, mais le refus radical, irréversible, de leur mission. Israël, le peuple élu, se tourne vers une nation païenne pour régler une affaire éminemment religieuse. Manu militari, il cherche à détruire son Messie, et ce militaire-là n’est même pas fils d’Abraham! Ce faisant, Israël retourne spirituellement parlant en Égypte, dans l’ancienne maison de servitude. Depuis la cour de la maison sacerdotale jusqu’au prétoire du gouverneur, le chemin parcouru est un nouveau parcours d’asservissement; Israël se place sous un joug étranger et dégradant, au lieu de porter celui du Christ qui déclarait « mon joug est facile et mon fardeau léger » (Mt 11.30).
En effet, à partir du moment où, en sa qualité de représentant du peuple, le Sanhédrin conduit Jésus de la maison de Caïphe au palais gouvernemental, afin que le Romain prononce la sentence de mort sur le prisonnier, va se révéler le rapport du peuple de l’alliance avec l’Empire romain. Or l’Écriture, de sa première à sa dernière page, jette une vive lumière sur sa destinée et éclaire suffisamment le chemin qu’il doit emprunter; ce chemin porte le nom de révélation spéciale, afin que la nation élue ne trébuche pas sous un éclairage vacillant, celui d’une révélation générale, vague, dans sa relation avec le Dieu souverain et libérateur, devenu aussitôt le partenaire de l’Alliance de grâce. Un énorme contraste sépare la révélation spéciale faite à Israël de celle accordée aux nations païennes. Ainsi, lorsque Dieu conduisait Israël hors d’Égypte, il le faisait sous les puissants projecteurs de sa révélation spéciale.
En faisant sortir ces nomades asservis de la maison de servitude, Dieu les libérait, déjà, en Christ, le futur Médiateur. Le Messie promis ne devrait pas naître dans un pays étranger, mais en terre promise, non point sous l’esclavage, mais dans la liberté. C’est en termes christologiques qu’il convient donc de parler de l’Exode d’Israël. Celui-ci était la parfaite préfiguration et l’avant-goût d’un plus grand Exode à venir, d’une libération totale et définitive, d’une libération éternelle d’autres servitudes plus dégradantes que la tyrannie pharaonique.
Or, Israël n’a rien voulu savoir de cette philosophie de son histoire. Il a refusé d’interpréter celle-ci à la lumière du Christ promis. Aussi a-t-il profané son histoire nationale en cherchant à résoudre ses problèmes à l’aide des « goiim », les nations étrangères. Elle se plaça hors du champ inondé par la révélation spéciale et salvifique de Dieu pour évoluer et s’égarer dans un cercle naturel, non spirituel, d’une existence purement nationale, en tournant le dos à la zone vivifiée, dynamisée par la grâce. Il a demandé à cette nouvelle Égypte qu’est l’Empire romain de verser le meilleur sang qui coulait dans les veines de ses fils.
C’est en cela que se révèle le rapport désastreux d’Israël avec l’occupant étranger, car il s’agit d’un détour pour se rendre de nouveau à la maison de servitude. À cet endroit, nous ne témoignons donc pas simplement d’un procès inique, qui nous révolte devant l’énorme injustice commise. Au contraire, nous assistons au choix délibéré, obstiné et aveuglé du peuple à vouloir se placer sous un nouveau joug. Tel est, à notre sens, le fait significatif rapporté par cette page qui décrit la comparution du Christ devant Pilate. Ne cherchons surtout pas l’anecdote pouvant intéresser l’amateur de revues de vulgarisation de l’histoire. Pas plus que l’évangéliste, celui qui médite cette scène ne peut se borner à tenir le rôle d’un narrateur de talent qui vous tiendrait en haleine…
Ici se joue un drame que seul le regard de la foi peut percevoir. La plus grande tragédie de l’histoire des hommes se déroule dans le prétoire romain, dont les coupables et les victimes sont les représentants du peuple élu eux-mêmes : rupture coupable et mortelle de la nation, partenaire de l’alliance, d’avec son Dieu libérateur. En livrant le Christ entre les mains du Romain il a renoncé à sa glorieuse liberté accordée par celui qui déclarait : « Je suis l’Éternel, ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude » (Ex 20.2).
Il ne comprend pas que la liberté pour laquelle Moïse avait tant lutté était principalement une liberté spirituelle, non politique. Et tant pis pour les théologiens de la libération modernes qui, poussés par une cécité de la même espèce, s’acharnent à nous persuader que l’Exode d’Israël ne fut qu’un accomplissement de nature politique. Un adultère théologique de cette envergure ne trouve son précédent que dans la démarche des souverains sacrificateurs en ce matin du Vendredi saint, se tenant au seuil du prétoire du gouvernement civil et militaire. N’est-ce pas là un péché impardonnable que de substituer à ce qui est spirituel la politisation totale de l’existence, même celle du chrétien, qui achève, au sens fort du terme, c’est-à-dire liquide physiquement celui qui est gênant sous prétexte de liberté?
Il nous faut relire avec sérieux aussi bien l’Évangile selon saint Matthieu que le livre de l’Exode pour nous rendre compte de l’unique message que l’un et l’autre nous transmettent avec lucidité. Autrement, sous prétexte de nouvelles conquêtes, nous ne ferons que singer la vieille et mortelle erreur d’Israël. Nous partagerons avec celui-ci la même virtuosité dans l’assassinat de l’espérance au profit d’une maigre et illusoire liberté politisée. L’Église chrétienne aura emboîté le pas du peuple élu en s’arrêtant brusquement sur le sentier de son pèlerinage, pour sauter allègrement, et avec quelle violence, de sa cour sacerdotale vers le palais politique des gouvernements modernes. Mais le Christ, qu’une Église démissionnaire aura conduit enchaîné dans son interprétation moderne et apostate, avait déclaré que vaste était le chemin qui conduisait à la perdition. Prière donc aux théologiens et aux hommes d’Église modernes de ne pas trafiquer l’Évangile et de ne pas livrer le Christ aux mains iniques de ceux qui usent et abusent de leur autorité politico-civile.
En revenant au cas d’Israël, constatons cependant que son refus eut au moins ceci de positif pour nous : sa forfaiture a permis que des païens puissent entrer dans l’Alliance de grâce et qu’ils bénéficient des privilèges réservés au peuple élu.
En se levant tôt le matin pour amener son illustre prisonnier devant Pilate, Israël était encore le peuple de l’alliance. En parvenant devant le palais du gouverneur, il a délibérément mis fin à son statut privilégié. Au lieu de rester le « laos », le peuple de choix d’après le vocabulaire grec, il devint le « ethnos », la nation, au sens profane du terme, sans lien avec le Dieu de la révélation, aussi profane et profanateur que tous les « goiim » qui l’entourent. Désormais, il n’est plus différent de ces nations païennes qu’il avait jadis mission même d’exterminer pour purifier la terre des abominations de l’idolâtrie. Le problème d’Israël, en cette année de grâce 30, ou bien est-ce 33 de notre ère?, comme d’ailleurs son problème actuel, est un problème d’ordre éminemment théologique et non politique, national ou international. Son conflit n’est pas vis-à-vis de Rome ou d’autres ennemis, mais vis-à-vis de son Dieu. C’est en résolvant ce problème-là qu’il trouvera paix et sécurité et non par la force des armes.
2. Christ et Pilate←⤒🔗
Voici à présent le rapport du Christ avec Pilate. Lui aussi est soumis au joug de l’occupant païen. Jésus va vers Pilate comme le Fils de l’homme. L’expression, qui se trouve dans le livre du prophète Daniel, a une profonde signification à la fois rédemptrice et politique, mais politique au sens biblique du terme. Le Fils de l’homme daniélique est celui qui mettra fin aux empires humains; Jésus le sait d’avance, lui qui consciemment marche vers sa mort. Il est le Fils de l’homme venu inaugurer son Royaume éternel. Mais devant Pilate, cette antique prophétie ne semble avoir que la valeur d’un chiffon de papier, tout juste bon à être jeté dans la poubelle de l’actualité. Le Fils de l’homme est-il véritablement capable d’ébranler l’Empire romain? Quelle ironie que son apparence! Le voilà comme une personnalité réduite en lambeaux, méconnaissable, à la dignité bafouée, profondément humilié, les mains liées et couvert de crachats, battu, sans aucune défense…
Qui s’attendrait à ce qu’il se lève et résiste aux légions romaines stationnées en Palestine, celles qui font trembler tout l’univers habité? Lui aussi, comme les prêtres fils de Lévi, se soumet au gouvernement romain, lequel, dans les quelques heures qui vont suivre, l’écrasera. Jésus, le Fils de l’homme, est amené au pied de la grande Bête, de cette statue géante que voyait déjà Daniel dans une vision grandiose bien des siècles auparavant. Et pourtant, ces pieds-là, ceux de la Rome impériale, de même que les pieds des empires les plus puissants, sont faits d’argile. Certes, c’est une folie et un scandale que le Fils de l’homme comparaisse en cet état, comme tout à l’heure lorsqu’il sera attaché au gibet.
Ce sont là des phénomènes paradoxaux qui ne laissent aucune place à une parole claire, lucide, pleine d’autorité. Jésus a accepté de pénétrer « dans la maison de servitude », lui aussi de plein gré, mais pour y être couronné d’épine, s’y laisser ridiculiser et y respirer une misère irrespirable. Quel odieux renversement de rôles, quelle absurdité! Regardez donc ces morts-là, chefs religieux qui s’acharnent avec fureur à vouloir enterrer le seul vivant…
Durant cette semaine de la passion, nous allons suivre le Christ, lié, livré, souffrant sous Ponce Pilate. Nous suivrons l’unique vivant, nous morts et néant, afin de participer à sa vie, d’obtenir notre libération au prix de sa servitude. Nous l’adorerons, lui qui, ayant accepté les chaînes, nous conduit jusqu’au trône de la grâce et nous dévoile le visage gracieux et miséricordieux de notre Père céleste.
C’est parce que Jésus fut amené devant Pilate qu’à partir de maintenant je puis lire les tables de la loi, le Décalogue avec un nouveau regard, celui de la foi et celui de la reconnaissance, et entendre Dieu me déclarer : « Je suis l’Éternel, ton Dieu, celui qui t’ai arraché à la maison de servitude. » Je sais qu’il le fit non par un prodige, mais au prix de son rejet par les siens « qui ne l’ont pas reçu », par la comparution de son unique devant un païen, sa souffrance sous Ponce Pilate et son sacrifice sur le sommet de la colline appelé le Crâne. À partir de maintenant, nous regarderons vers ce Jésus et nous confesserons : Mon Seigneur et mon Dieu; toi qui as subi la maison de servitude, en toi j’ai ma libération. Tu es vraiment mon Sauveur.