Matthieu 26 - Gethsémani (1)
Matthieu 26 - Gethsémani (1)
« Là-dessus, Jésus alla avec eux au lieu dit Gethsémané et il dit aux disciples : Asseyez-vous ici, pendant que je m’éloignerai pour prier. Il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, et il commença à être saisi de tristesse et d’angoisse. »
Matthieu 26.36-37
Le Christ vient de quitter la chambre où, réuni avec ses disciples, il y célébrait pour la dernière fois un repas qui, pour l’Église, est devenu la première Cène chrétienne. À présent, il se dirige vers le jardin de Gethsémani. La page de l’Évangile qui retrace cette scène est l’une des plus bouleversantes de toute l’histoire du ministère terrestre du Sauveur des hommes; l’une des plus choquantes aussi pour nos esprits humains bornés. Ce n’est pas un héros couronné d’une auréole qui y avance, mais un agonisant presque défaillant.
Alfred de Vigny, malgré l’écran de son romantisme opaque pour saisir la véritable nature du drame et la profondeur du mystère, dit cependant ce qui traduit notre propre impression dans les premières lignes de son texte Le mont des Oliviers (Les Destinées, poème datant de 1864) :
« Alors il était nuit, et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu’un mort dans son linceul;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers, qu’un vent sinistre incline,
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux… »
En vain chercherions-nous dans le récit évangélique des traces d’une mystique exaltante. Au contraire, nous y lisons la description, crue et rude, d’une insoutenable agonie. Un combat inégalable, gigantesque, qui nous abasourdit, s’y livre durant cette exceptionnelle nuit sous les pâles reflets de la lune palestinienne.
Tout à l’heure, sous le toit amical, il dominait encore la situation. Il y avait fait preuve d’une remarquable sérénité, prononcé certains de ses discours les plus émouvants, adressé sa prière d’intercession, demandé que l’unité dans la foi des disciples soit maintenue intacte et que leur protection dans la tourmente soit forte. À présent, quel contraste sous l’ombre des oliviers chargée de menaces, que rien ne parviendra à dissiper ni même à adoucir… Le lieu choisi n’explique pas en soi l’énigme, celle de l’angoisse sans mesure qui l’étouffe.
Ce jardin-là ne lui était pas inconnu. Il s’y était rendu plusieurs fois pour s’y isoler, y vivre la communion avec le Père, s’y ressourcer. Mais à cette heure-ci, la première de la passion, la tourmente qui secoue son âme restera une énigme insoluble si nous ne nous approchons pas avec le regard de la foi. Tout à l’heure, c’était encore la voix calme du récitatif qui dominait les notes. À présent, ce sont les cris d’une lamentation déchirante, qui pend de son âme triste, triste jusqu’à la mort, ainsi qu’il le dit lui-même. Le Christ est démuni, défaillant, j’ose dire presque misérable… Car, n’est-il pas l’enfant délaissé, criant sa détresse et n’obtenant comme réponse que le lourd silence du ciel qu’il appelle à son secours? Il implore l’aide de ses amis, mais eux, inconscients, s’endorment; pourtant, c’est son agonie, ce labeur profond, intense, inimitable, qui va œuvrer leur rédemption.
Pourquoi un tel contraste, demandons-nous, entre ces deux heures de la soirée du Jeudi saint? L’énigme dont nous parlions n’est pas causée par la tristesse elle-même. Or, nombreux sont ceux pour qui le Christ de Gethsémani demeure incompréhensible, si ce n’est inacceptable. Comment, disent-ils, celui qu’ils vénèrent, pour qui ils éprouvent un respect sincère, a-t-il défailli à ce point?
Disons-leur : Retirez des pages de l’Évangile celle qui retrace le drame épouvantable de Gethsémani, et le Christ cessera d’être le Rédempteur; effacez les gouttes de sueur mêlées de sang, et vous n’avez plus l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes; oubliez son cri déchirant et son appel bouleversant, et alors vous n’aurez plus qu’un Christ-figurine, non celui qui s’offre à notre place. Le Christ à Gethsémani n’est pas un modèle admirable; il est la victime innocente conduite vers l’autel; il doit y éprouver le courroux divin, subir le châtiment plus effroyable encore que la trahison de l’un de ses disciples, le reniement tout à l’heure du plus fidèle, la mort décrétée par ses bourreaux humains. Mais aussi, quel paradoxe!, c’est dans ce Christ souffrant et défaillant que se révèle sa véritable grandeur et que nous contemplons le Chef couvert de blessures de notre Sauveur. Non pas ailleurs, non pas dans nos images faites sur mesure qui refusent la divine, la mystérieuse et pourtant nécessaire énigme de la passion du Christ, le Fils incarné de Dieu.
On a souvent comparé ce qui est incomparable, la mort de Socrate à celle du Christ. Est-ce possible ou légitime? Certes, la mort du sage grec dans une prison athénienne nous rappelle tant d’autres morts subies avec héroïsme! En effet, combien d’hommes et de femmes n’ont-ils pas abordé leur fin tragique avec une sérénité qui nous émeut profondément? Socrate eut le courage d’absorber jusqu’à la lie la coupe de la ciguë; quel contraste avec le Christ qui se jette face contre terre sur le sol rocailleux du jardin des Oliviers! Quel contraste aussi entre lui, à cette heure qui précédera la dernière, alors que sa jeune vie sera livrée aux ricanements, à la malice, à la veulerie et à la cruauté des hommes, et Socrate, lui aussi livré entre les mains de ses concitoyens; et même entre lui et ses propres disciples qui feront face à la mort avec un courage admirable et qui, imperturbables, lui jetteront un défi triomphant!
Une étude comparée entre Jésus et d’autres personnages, qu’ils fussent des figures nationales ou des témoins de la foi, ne nous aiderait pas à résoudre l’énigme troublante. Non seulement elle ne démontrerait rien, mais encore serait-elle déloyale vis-à-vis du Christ, dont la mort est unique, exceptionnelle, sans rapport avec aucune autre. Ici, à Gethsémani, celui qui se jette à terre et soupire de tout son être n’est autre que le Chef de l’humanité, le second Adam. Il subit une loi à laquelle est étrangère celle qui régit la destinée du commun des mortels. C’est le Médiateur qui reçoit la coupe de la colère divine, et le jugement implacable s’abat sur son âme triste jusqu’à la mort, afin que désormais son peuple puisse affronter la mort dans la sérénité et soit fort, animé du courage de la foi et de l’espérance. Il est leur Vicaire. Et si on oublie, ne serait-ce qu’un seul instant, qu’il l’est, qu’il meurt de manière substitutive, alors, le comparer à Socrate serait commettre une folie absurde.
Socrate absorbe le poison mortel offert par la mauvaise foi des Athéniens, jaloux et iniques. Il la boit sous la pression d’une foule, il est soumis à une volonté irrationnelle. Mais il entre dans sa mort plein de calme. Cependant, ce faisant, il méprise ce qui est beau et qui a de la valeur. Il fait preuve d’une hautaine arrogance. Rien de semblable dans l’attitude du Christ. Ce dernier ne se pose pas sur un plan humain supérieur, comme s’il fut détaché des contingences sans être affecté par les circonstances. Le voici en pleurs, criant sa douleur, implorant le réconfort de la présence de quelques amis qui, eux, ne parviennent pas à vaincre leur lourd sommeil et à veiller avec le Maître.
Le Christ n’est pas allé à Gethsémani pour y prononcer un dernier discours, entamer un nouveau et ultime dialogue avec quelques fidèles, développer encore des points jusque-là obscurs de sa doctrine immortelle. Il pénètre dans ce lieu pour y vivre sa doctrine jusqu’à cet instant ultime et il la scellera par sa mort. Socrate meurt en supprimant des éléments précieux de la réalité. Le Christ ne supprime rien de cette atroce réalité. Il en assume jusqu’au dernier détail. Socrate ne vit qu’une demi-vie, aussi ne meurt-il qu’à moitié. Il subit une mort imparfaite, une demi-mort. Le Christ, lui, vit intégralement, aussi est-il capable de mourir totalement. Socrate ne nous livre pas ses dernières angoisses durant les derniers instants solitaires dans sa geôle athénienne; le Christ nous fait entendre chacun des soupirs arrachés à son âme, avant l’ultime qu’il laissera échapper sur le sommet du Calvaire. Il révélera à ses disciples les détails de son angoisse infernale (et nous savons à présent que l’Esprit Saint a veillé sur cela en dictant aux auteurs de nos Évangiles ces détails qui forment et fondent notre salut).
À présent, il nous est plus aisé de souligner les différences entre sa mort et celle des grands héros de l’histoire comme Socrate, mais aussi les fidèles martyrs de la foi chrétienne.
La mission du Christ est tout autre que celle d’autres êtres humains. Il doit souffrir le châtiment des péchés que mérite l’humanité. Sa mission rédemptrice exige de lui d’entrer dans les affres de l’agonie. Au lieu de comparer le Christ de notre foi au sage de l’antiquité grecque, nous devrions plutôt goûter l’enfer nous-mêmes pour comprendre ce que le premier subit à cause de nous, hommes, et à cause de notre péché. Aussi sa passion est-elle différente de la lutte de tout autre agonisant.
Le Christ est un être différent d’autres humains en ce qu’il est sans péché, impeccable. Qui pourrait évaluer l’intensité avec laquelle il s’est déchargé de sa mission rédemptrice, de la malédiction frappant le péché et l’apostasie des hommes, de la souffrance, de l’emprise de Satan, de la mort surtout qui l’affecte autant que ses frères selon la chair?
La manière dont il meurt est différente de celle des hommes, lesquels par moments réussissent à subordonner la pensée de leur mort à la force de leur âme et de leur esprit. Le Christ ne s’offrira pas un tel privilège. Face à la mort, il en reçoit le hideux assaut, sans nuance, sur toute sa personne.
D’autres hommes sont morts et vont encore mourir en conservant en eux-mêmes la pensée de leur immortalité. Cette pensée peut devenir une arme qui l’emporte sur l’épouvante que cause l’approche de la hideuse destructrice de la vie. Parfois, ces hommes en rient aussi. Ce n’est pas le cas pour le Christ; il n’esquivera aucune des atteintes mortelles de sa mort totale; il n’enjambera pas d’un saut héroïque, d’un pas de géant, d’un mouvement de son esprit, le fleuve qui l’emportera, pour ne rien sentir des flots tumultueux et terrifiants qui tout à l’heure vont l’engloutir.
Tous les grands héros ont laissé la mort les atteindre sur le plan de leur corps, en se réservant un espace libre sur le plan de leur esprit. À leur sujet, on pourrait dire que leurs esprits ne sont pas morts. Ils ont su maîtriser la mort. Le feu intense n’a pu consumer que l’élément physique de leur personne, la flamme n’a pu qu’à peine effleurer leurs âmes. L’adversaire, se sont-ils dit, détruira ce qui est périssable, mais le domaine spirituel échappera à jamais à sa dévastation. Le Christ, lui, sera asphyxié totalement, corps, âme et esprit. Pas une parcelle n’échappera à la faux qui va entièrement faucher son être. Le mourant ordinaire peut se consoler à la pensée que, de toute manière, il doit trépasser à son tour, comme tout homme; rien ne pourrait l’en préserver. Le Christ seul peut déclarer : « J’ai le pouvoir de donner ma vie et j’ai le pouvoir de la reprendre » (Jn 10.18).
Ainsi, la mort du Christ est celle de l’homme, le Chef de l’humanité. Déjà à Gethsémani, nous pouvons le montrer du doigt et dire comme Pilate : Ecce homo, voici l’homme. Lorsqu’il meurt, c’est l’humanité qui meurt en lui. Ce n’est pas un morceau de pierre détachée du rocher, qui se précipite dans l’abîme, mais c’est le rocher tout entier qui est secoué à sa base, ébranlé, qui se laissera écraser avec toute sa masse. Dieu vient vers le Christ, lui qui avait demandé à Adam de ne pas manger du fruit, et lui ordonne : Tu en mangeras, tu goûteras la mort, c’est là mon dessein, c’est là ta mission. Le Christ ne meurt pas une mort temporelle, avec la consolation que l’affliction sera passagère, mais la gloire à venir éternelle. Non, dans son cas, le temps et l’espace n’ont aucune signification; c’est pourquoi sa détresse est-elle infinie, et sa mort, pourrait-on dire, est l’équivalente d’une mort éternelle. C’est à ce prix-là qu’il devint notre unique Médiateur et qu’il acheva notre salut.
Nous avons parlé de l’énigme de la passion dans le jardin de Gethsémani. Puissions-nous en trouver la clé non dans la comparaison avec d’autres mortels, mais dans la Bible. Dieu seul nous expliquera le pourquoi de la passion, la raison de la mort du Fils unique. La chute du Christ commençant dans le jardin des Oliviers ne fut pas une chute accidentelle, mais le premier pas dans l’abandon total qu’il subira et qui, tout à l’heure sur le sommet du Calvaire, lui arrachera le cri le plus pathétique et le plus déchirant des cris jamais sortis du cœur des mortels : « Pourquoi m’as-tu abandonné? » (Mt 27.46).
À Gethsémani, Dieu a détourné sa face de son bien-aimé. Il le livre à la souffrance, lui arrache toute autorité, l’envoie démuni, seul et sans secours, achever sa mission médiatrice et fait de lui la victime du sacrifice. Il lui refuse tout réconfort. Gethsémani devrait rester pour nos cœurs fidèles l’autel divin où nous sommes invités à courber nos têtes et à nous humilier pour l’adorer lui, l’unique. Le ciel s’est acharné sur lui et le tonnerre a grondé sur sa tête meurtrie. Il n’a pu trouver d’abri. Ôtons alors de nos pieds nos souliers souillés pour marcher sur ce sol sanctifié par les gouttes de sang, trempé de sueurs mortelles, résonnant d’appels de détresse.
Venons à Gethsémani avec une prière ardente : Mon Dieu et mon Père, merci, de m’avoir ouvert le portique du sanctuaire, tu as fait de ce lieu de combat un refuge pour mon âme. C’est aussi toi qui fermeras le portique derrière moi, afin de me préserver désormais de toute atteinte mortelle, de Satan, du péché, de ta propre juste colère. Merci mon Dieu, mon Père, en Christ, ton Fils, dans la communion de ton Saint-Esprit.