1 Jean 4 - L'amour parfait
1 Jean 4 - L'amour parfait
« Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. Voici comment l’amour de Dieu a été manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. Et cet amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et qu’il a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés. Bien-aimés, si Dieu nous a tant aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres. Personne n’a jamais vu Dieu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous. À ceci nous connaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit. Et nous, nous avons vu et témoignons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde. Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu. Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour; celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. Voici comment l’amour est parfait en nous, afin que nous ayons de l’assurance au jour du jugement : tel il est lui, tels nous sommes aussi dans ce monde. Il n’y a pas de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte, car la crainte implique un châtiment, et celui qui craint n’est point parfait dans l’amour. Pour nous, nous aimons, parce que lui nous a aimés le premier. Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas. Et nous avons de lui ce commandement : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. »
1 Jean 4.7-21
Saint Jean a déjà parlé à deux reprises dans cette lettre de l’amour, mais c’est dans ce passage que nous lisons pour la première fois cette exceptionnelle déclaration au sujet de Dieu, sa description par excellence : « Dieu est amour » (1 Jn 4.8). Dieu est lumière, a-t-il commencé par écrire. Dieu est vérité, a-t-il ajouté, comme pour compléter le portrait après une nouvelle retouche. Dieu est amour, annonce-t-il maintenant comme pour présenter son œuvre définitivement achevée.
Cette déclaration réchauffe nos cœurs. Qu’il est riche donc de révélations et de réconfort, ce court billet, et combien émouvant malgré la simplicité du style! Nous savons que Dieu est lumière, éclairant suffisamment nos pas pour nous empêcher de nous égarer, et aussi qu’il est vérité. Quel bonheur que de savoir que l’erreur, le mensonge, la fraude, la fausseté et toute forme de mal ne pourront pas lui résister! Et, finalement, quelle sublime assurance offre ce « Dieu est amour »!
Reprenons encore le sujet de l’amour divin. Rappelons-nous que l’amour est indissolublement lié à la foi. Comme l’écrivait Jean Calvin, séparer l’amour de la foi ce serait comme si on ôtait la chaleur du soleil. Or le soleil et la chaleur sont tellement indissociables que dans le passage de saint Jean la mention de la foi se glisse au milieu du développement consacré à l’amour; une place est encore faite à l’amour dans le chapitre suivant, que nous commenterons dans la section suivante. Ces deux passages nous montrent, car tel est leur but principal, que l’amour est inséparable de la foi et qu’il n’est pas possible de les prendre isolément.
En réalité, lorsque nous parlons de la foi, de l’espérance et de l’amour, nous ne pensons pas à quelques vertus morales ou théologales ajoutées les unes aux autres. Une telle représentation du message chrétien ferait tort à « ces trois choses qui demeurent »; car en réalité elles sont les trois facettes de l’impérissable réalité à laquelle désormais appartient le chrétien; elle est comme un diamant aux trois prismes. Si on parlait de l’amour comme d’un sujet sublime, de la foi comme du thème religieux par excellence et de l’espérance comme d’une simple attente isolée des deux facettes précédentes, nous succomberions aux attraits d’un moralisme stérile, nous nous laisserions dévorer par un activisme frénétique et nous nous perdrions dans une nébuleuse utopie, fût-elle spirituelle. Nous ne cultiverions, tant bien que mal, que des vertus théologales. En définitive, en sacrifiant l’unité des trois, nous fragmenterions ce que Dieu a uni dès le départ.
Peut-être est-il utile de rappeler à cet endroit que la langue grecque dans laquelle fut originellement rédigée cette lettre connaissait trois termes pour décrire l’amour. « Philia » décrivait l’amour entre amis. Le vocabulaire français l’utilise souvent comme préfixe dans nombre de mots, tels philanthropie, philoxénie, philosophie, philologie.
« Éros », qui dans l’usage courant est venu désigner l’amour sensuel et l’attirance sexuelle, sans être la manifestation suprême de l’amour, désignait, à l’origine, le sentiment qui anime l’être assoiffé de bonheur et qui cherche à le satisfaire en se servant d’autrui. S’il doit se manifester dans le rapport entre les deux sexes et désigner leur union intime, il ne doit pas toutefois devenir l’occasion d’asservir le partenaire.
Le mot « agapè », que le français traduit par charité, vocable tombé hélas en désuétude (soupçonné sans doute de je ne sais quel paternalisme dépassé), désigne non l’amour désir, mais l’amour plénitude, l’amour qui se donne pour le bien du prochain, l’élan qui porte un être vers un autre, non pour l’asservir et l’exploiter, mais pour le combler et le rendre heureux.
Qu’il me soit permis, entre parenthèses, de signaler que l’éros peut et devrait être intégré à l’agapè, et que même dans un acte relevant du domaine physique ou psychique, nous pouvons et devons donner des signes de l’amour le plus vrai et le plus profond, de cet agapè dont nous entretient saint Jean. Aussi bien philia qu’éros peuvent devenir les manifestations d’un attachement dominé par l’agapè.
Dieu est amour. Saint Jean ne spécule pas à cet endroit sur la plénitude de la divinité, car elle reste insaisissable pour les humains limités que nous sommes. Il ne se livre pas non plus à des considérations métaphysiques et n’échafaude pas d’hypothèses quant à son être. S’il peut nous le décrire, c’est parce qu’il l’a contemplé dans sa manifestation. Le Dieu qui est amour n’est pas un principe abstrait indiquant une divinité impersonnelle : Il est le sujet personnel de l’acte parfait d’aimer.
Si Dieu était une abstraction dont l’amour serait simplement le symbole indicatif, nous ne serions jamais aimés de lui. Et comme l’écrit un commentateur :
« Dieu est amour signifie que toute son activité est une activité aimante; il se communique. Il ne veut nullement exister replié sur soi, mais s’offrir dans la communion à celui, à celle, qu’il a créés selon son image et sa ressemblance. »
Il n’est ni indifférent ni dédaigneux de la poussière que nous sommes, de cette « vermine de la terre », ainsi que nous qualifiait F. Nietzsche. Au contraire, il s’épanche sur les humains pour établir un rapport avec eux et les rendre heureux. Car Dieu ne souffre pas de solitude; dans sa transcendance et sa divine autosuffisance, il se suffit, il ne manque de rien; il n’avait pas de « besoins » à combler lorsqu’il créa des êtres portant son image. S’il cherchait à satisfaire ses besoins à travers ses créatures, ce ne serait pas l’agapè qui le caractériserait, mais l’éros. Et comme l’écrit un commentateur : « Lumière, vie, vérité, amour ne sont au fond que des expressions différentes pour dire la même chose. »
Mais nous devons prévenir ici un malentendu. La déclaration « Dieu est amour » n’est pas une vérité générale que tout un chacun pourrait accepter sans difficulté. Nous ne croyons pas simplement en un Dieu qui est amour, mais en un Dieu dont l’amour a été manifesté dans l’envoi de son Fils unique. La déclaration « Dieu est amour » ne prend tout son sens que par rapport à Jésus-Christ et en fonction de lui. Dieu ne répand pas son amour indistinctement sur toute personne humaine. Il envoie son Fils, et celui qui croit au Fils devient alors l’objet de cet amour et demeure en Dieu.
Cela nous contrarie, je le sais, et je n’ignore pas les objections soulevées par ceux qui, justement, préféreraient en bénéficier sans passer par Jésus-Christ, le christianisme, les Églises en tant que moyens de grâce ou encore les dogmes théologiques. Ils aimeraient enjamber toutes les barrières confessionnelles, sans interdit ni défense! Ce serait enfin humain, soupirent-ils, que de prêcher un Dieu amour paternel et bienveillant, prototype d’égalitarisme universel et de nivellement religieux, accueillant sans distinction de foi et surtout sans l’exclusivité de la confession doctrinale en Christ. Quitte à lasser lecteurs et lectrices, je suis tenu de leur rappeler que nous ne parlons pas ici de vérités religieuses générales ni ne cherchons à orienter des recherches spirituelles pour contribuer au développement religieux et à l’épanouissement spirituel des modernes.
Modestement, mais avec joie et conviction, nous cherchons à exposer le contenu des pages bibliques illuminées par l’Esprit divin, la vérité et la vie, la lumière et l’amour du Dieu de Jésus-Christ. Ce Dieu qui est certes amour, mais pas amour indistinct. Il est amour parce que Jésus-Christ a paru parmi les hommes. Il est son Fils unique, déclare Jean qui, sur les cinq occurrences du mot dans le Nouveau Testament, s’en sert à lui seul quatre fois.
Or, Dieu se sépare de l’être qui lui est le plus cher, il le sacrifie en le donnant au monde. Parce que Jésus est le Fils unique de Dieu, son envoi dans le monde est la preuve suprême, absolue, de l’amour de Dieu pour le monde. Et notre péché consiste précisément dans le fait qu’au lieu d’aimer ce Dieu qui nous a aimés le premier, c’est nous-mêmes que nous aimons. Au sens originel du terme, le pécheur est affligé d’auto-érotisme, il s’aime et prend plaisir en lui-même de manière égoïste. Or, pour notre grand bonheur, l’amour de Dieu opère en nous une profonde transformation. Alors nous cessons de pratiquer le narcissisme spirituel et psychologique.
Et c’est parce que les vagues puissantes de cet amour nous portent et nous emportent qu’à notre tour nous pouvons aimer les frères. En réalité, ce n’est pas nous qui aimons d’après un impossible impératif moral, mais selon l’indicatif : aimés de Dieu, nous aimons; notre amour vient de lui. Cela est possible parce que selon saint Jean Dieu nous a donné son Esprit qui désormais habite en nous. Non pour parler en langues, pour vaticiner l’avenir ni même pour faire des prodiges, mais afin « d’aimer le frère ». Car on peut parler la langue des hommes et des anges, prêcher et prophétiser, si on n’a pas l’amour suscité par l’Esprit, on est telle « une cymbale qui retentit », selon l’expression de saint Paul (1 Co 13.1). On n’est rien. Celui qui n’aime pas le frère n’a pas connu Dieu.
Mais « l’amour parfait bannit la crainte » (1 Jn 4.18). La crainte que nous ressentons, nécessaire devant Dieu, est une crainte provisoire. Il existe une crainte qui est une sainte inquiétude devant lui. Il s’agit de la crainte qui, selon le livre des Proverbes, signale le commencement de la sagesse. Mais cette crainte normale et légitime n’est pas l’équivalent d’une angoisse en ce qui concerne notre sort éternel. Nous n’avons pas besoin de nous torturer à l’idée selon laquelle nous allons rendre compte à Dieu. Car si avec tout le Nouveau Testament je suis persuadé que nous comparaîtrons devant le tribunal du Christ, je crois aussi qu’immédiatement après la mort, sans qu’il soit nécessaire de passer par un temps de purification intermédiaire, ni même pour achever ce qui aurait été laissé en friche durant notre existence terrestre, nous comparaîtrons devant le Sauveur qui a ôté nos péchés.
Sans doute, ces péchés-là seront exposés et visibles dans toute leur horreur, afin que nous nous rendions compte de la gravité de nos révoltes et de nos transgressions irraisonnées. Sans doute, nous réaliserons enfin la violence des coups et la gravité des plaies occasionnées au Fils de Dieu par nos égarements coupables. Et pourtant, j’ai aussi la certitude que précisément à ce moment, saisis d’émerveillement et emportés par une débordante et sincère gratitude, avec une parfaite assurance, nous éclaterons de louanges envers celui qui a ôté nos péchés, même les plus ignobles. Nous n’avons pas à craindre. Approchons-nous donc avec assurance du trône de la grâce, sachant que l’amour parfait de Dieu le Père bannit dès maintenant toute crainte et anéantit toute angoisse. C’est parce que « l’amour parfait bannit la crainte » que je puis être disponible pour Dieu et également pour le frère, et l’aimer de l’amour dont j’ai été aimé.