Christ et son Église
Christ et son Église
Assurément, nous savons qu’il y a dans le monde une Église universelle; nous n’ignorons pas l’ampleur des problèmes ecclésiastiques ni que beaucoup, surtout à une époque de crise, ne considèrent attentivement le comportement de l’Église; nous connaissons l’opposition et la haine dont elle est trop souvent l’objet; nous savons enfin qu’il y a une Église catholique romaine et beaucoup d’Églises protestantes. Mais que représente donc, pour notre foi, la réalité de l’Église? Quelle est, dans notre vie quotidienne, l’influence de la réalité de Jésus-Christ comme Chef de son Église?
Il n’est peut-être pas inutile de nous souvenir que le mot Église, « ecclésia », signifie ce qui appartient à Jésus-Christ. L’Église n’est pas notre propriété, mais la sienne; il en est le Seigneur. C’est là une vérité que nous connaissons depuis notre enfance, mais il est capital de toujours nous souvenir que son Église dépend de son sang et de sa mort, et qu’elle surpasse en importance toutes les institutions humaines. Quand nous parlons de son Église, pensons à notre responsabilité personnelle, à nous, ses membres, à nos responsabilités journalières, dans toutes nos activités religieuses : à notre chant, à notre prière, à notre prédication, etc.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de place pour la critique dans l’Église. Comme partout dans la vie chrétienne, l’Église a ses faiblesses, et nombre de sectes l’ont rejetée à cause de ses fautes. Mais leur critique sectaire visait les activités de ceux qui ne participent pas d’une manière vraiment authentique à la lutte de l’Église militante. Déjà au temps d’Augustin, les donatistes revendiquèrent une Église parfaitement sainte et rejetèrent celle qui ne l’était pas. La critique dans l’Église ne peut être juste et bonne que s’il existe une profonde communion de vie et de foi avec le Seigneur de l’Église, et que si nous avons la conviction intime que nos critiques envers elle sont celles du Seigneur envers nous. Alors, ces critiques seront en même temps une confession de nos propres fautes au sein de cette Église qui lui appartient. Lorsque nous parlons de l’Église, nous parlons de la souveraineté du Christ, du sceptre de sa Parole, de son sang répandu. Avant toute autre considération, c’est notre responsabilité permanente qui s’impose à nous.
Car le Seigneur de l’Église est un puissant Seigneur. « Tout pouvoir m’a été donné, dans les cieux et sur la terre », déclare-t-il avec force peu avant son ascension (Mt 28.18). Cette seigneurie est la conséquence de sa vie, de sa mort, de la rédemption qu’il a acquise; ce pouvoir lui a été donné, cette autorité le distingue à toujours et radicalement de tous les tyrans. Souvenons-nous ici de ce que dit notre Catéchisme de Heidelberg sur la seigneurie de Jésus-Christ. Nous y lisons (Q. 50) qu’il est entré dans le ciel afin de se manifester, là même, comme le Chef de son Église chrétienne, et celui par lequel le Père gouverne toute chose. Nous y lisons aussi (Q. 31) que le Christ a été oint pour être notre Roi éternel, qui gouverne par sa Parole et par son Esprit, et qui nous conserve et maintient la rédemption qu’il nous a acquise. Nous ne pouvons jamais séparer la royauté de Christ sur son Église de sa royauté sur le monde. La vie de l’Église est donc liée à son règne sur le monde entier. C’est pourquoi la vérité que l’Église est l’Église de Jésus-Christ mérite une attention toute particulière.
De nos jours, une tendance marquée souligne l’aspect universel, l’aspect cosmique de la royauté du Christ. La théologie a subi l’influence des événements de notre siècle, qui se répercutent même dans la théologie systématique. La vie a subi l’irrésistible suggestion des puissances et des autorités, des concentrations de puissance et des gouvernements de force, qui semblent parfois posséder la toute-puissance, sinon dans les cieux, du moins sur la terre. Fait remarquable et qui donne un renouveau d’actualité à la puissance du Malin : on se met à parler de la démonisation de l’État et de la société; on manifeste un renouveau d’intérêt pour la signification du Christ pour le monde, pour les gouvernements, les peuples et les autorités. On parle de sa victoire sur les puissances et les démons, et l’on se penche sur la relation qui l’unit aux gouvernements de ce monde.
Une étonnante vague de christocentrisme balaye la théologie actuelle. Mais je m’empresse d’ajouter qu’il serait dangereux de nous réjouir avant d’avoir bien examiné de quoi il en retourne exactement. J’ai le sentiment, en effet, que certaines tendances irrationalistes y occupent une place importante. Je ne puis vous donner ici une analyse de cette conception christologique. Toutefois, à cause de cet intérêt purement général et universel porté à l’aspect cosmique de la royauté du Christ, m’apparaît le net danger qu’il ne soit plus possible de confesser la signification radicale et totale de Christ, comme Seigneur et Chef de son Église. J’ai donc quelques réserves à vous soumettre.
Je ne vous les exprime certainement pas parce que j’estimerais sans importance l’aspect universel de la royauté du Christ, ou parce que je chercherais à m’abriter dans le champ clos de sa royauté sur son Église, ni parce que je voudrais me soustraire aux tensions de la vie d’ici-bas pour jouir d’une communion intime et secrète avec Dieu dans la solitude de ma propre chambre. Bien au contraire! Je veux dire que ce sera en vain qu’on mettra en vedette l’universelle royauté du Christ, si l’Église ne confesse pas la seigneurie du Christ sur elle-même et si elle n’en fait pas la vivante expérience. Car alors, personne ne pourra jamais vraiment parler de la royauté du Christ sur le monde : on pourra dire tout ce qu’on voudra, mais on battra l’air en vain. Si l’Église a une tâche à accomplir dans ce monde, c’est avant tout celle de montrer, dans son existence actuelle et quotidienne, ce que signifie pour elle qu’avoir un Seigneur, un Chef, un Roi. Chaque fois que le lien qui unit l’Église à la seigneurie du Christ se relâche, le témoignage de l’Église devient immédiatement vain et stérile dans le monde, et l’Église n’est plus le sel de la terre. Si l’exhortation du Christ : « Que votre lumière luise devant les hommes » (Mt 5.16), a jamais signifié quelque chose, c’est bien ici. Et elle vise autant l’Église dans son ensemble que chacun de ses membres en particulier. Rien n’est plus important pour l’Église que de connaître le sens de sa propre existence et du nom qu’elle porte : l’Église chrétienne!
À l’article 27 de la Confession des Pays-Bas, nous reconnaissons que le Christ est un Roi éternel qui ne peut être sans sujets. Un Roi éternel! Mais une telle confession ne favorise nullement la passivité. Il n’est pas possible de la faire qu’en étant, au même moment, effectivement soumis et dans la totalité de sa vie à ce Roi, comme l’affirme encore notre confession : que tous doivent ployer le cou sous le joug de Jésus-Christ (art. 28) et le tenir pour le seul Chef (art. 29). Reconnaître ainsi la seigneurie véritable du Christ est toute autre chose que se soumettre intellectuellement à une doctrine intellectuelle : car il nous faut courber joyeusement sous le sceptre de sa Parole. Toujours selon notre confession, il s’agit d’attendre tout notre salut de Jésus-Christ, de le connaître comme le seul Sauveur, de fuir le péché et de suivre la justice, d’aimer le vrai Dieu et nos prochains, sans se tourner ni à droite ni à gauche, et de crucifier notre chair. Telle est la réalité concrète de la seigneurie du Christ sur son Église. Cette seigneurie, cette royauté, ne dépend pas de notre propre vouloir, mais implique la soumission de notre volonté à la sienne. Il est notre seul Maître. La confession nous met en garde de ne jamais décliner de ce que Christ, notre seul Maître, nous a ordonné.
Tout cela paraît aller de soi; mais ne nous y trompons pas, car ce qui semble être le plus évident et le plus simple est souvent le plus négligé. Combien de fois, in concreto, l’Église n’a-t-elle pas renié la seigneurie du Christ! On la reconnaît bien, au moins théoriquement; elle est l’un des articles les moins discutables de la foi chrétienne; mais la question est de savoir si cette « joyeuse soumission » est bien réellement, et de jour en jour, la manière de vivre de l’Église et de ses membres. « Que celui qui est debout prenne garde qu’il ne tombe », déclare saint Paul (1 Co 10.12). Qui oserait dire que cet avertissement ne nous concerne pas? Car, dans l’histoire de l’Église, nous voyons bien qu’elle a souvent failli dans sa soumission à la seigneurie du Christ.
Une importante question, enfin, est celle des moyens que le Christ emploie pour gouverner son Église. Notre confession déclare qu’il gouverne son Église par sa Parole et par son Esprit. L’Église soumise à la Parole : telle est la pierre de touche de son authenticité. Ne doit-on pas, selon l’expression de Paul, amener toutes les pensées captives à l’obéissance du Christ, renverser les raisonnements qui s’élèvent contre la connaissance de Dieu? (2 Co 10.5). Dans un monde divisé et constamment menacé, l’Église, elle-même divisée, soupire parfois après son unité visible. Elle le peut selon l’Évangile du Christ et selon sa prière : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi; qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé » (Jn 17.21).
Cette relation entre l’unité et la vérité est à coup sûr l’un des problèmes les plus pressants qui se posent à l’Église d’aujourd’hui. D’une part, nous sommes en danger de ne plus ressentir la détresse d’une Église divisée dans un monde divisé, d’accepter comme un fait irrémédiable nos dissensions et de nous y habituer de plus en plus. D’autre part surgit le danger que l’Église puisse dire : il ne nous reste que peu de temps; dans ce monde divisé et brisé, il faut coûte que coûte nous unir maintenant ou jamais. Enfin, il existe un troisième danger : que le désir de cette unité ne favorise l’élaboration d’une théologie « œcuménique » où la vérité de l’Évangile ne serait pas au premier plan. L’un des traits caractéristiques d’une telle théologie est qu’on ne sait vraiment plus ce que les mots veulent dire. Je pense aux interprétations si diverses qui nous sont données du Symbole des apôtres, à ces âpres critiques contre la naissance virginale du Christ, contre sa résurrection corporelle. Je suis convaincu que ce problème de l’interprétation, l’un des plus aigus de notre époque, est intimement lié à la réalité — ou à la non-réalité — de la seigneurie du Christ sur son Église.
Quel est le danger des acceptions diverses des mêmes termes? Dans le chaos des interprétations possibles, le Credo de l’Église ne dit plus rien de clair! La voix de l’Église n’est plus aussi nette que l’Évangile, que la voix des apôtres. Ne nous étonnons donc pas si les attaques auxquelles l’Église est en butte aujourd’hui ne sont pas plus violentes. L’Église n’est attaquée que quand elle parle clair et net.
Aujourd’hui, il lui fait parler ce langage : il y a tant de mensonges dans le monde, tant de paroles vides de sens, que l’Église a la responsabilité de parler clairement, si clairement qu’un enfant puisse la comprendre et ne puisse se méprendre sur ce qu’elle dit.
Mais quelle doit être la voix de l’Église dans un monde soumis au mensonge? « Discuter » de la vérité du Credo, au sens où chacun est libre de l’interpréter à sa façon, cela est impossible, car alors jamais notre voix ne pourra dire quoi que ce soit de décisif dans ce monde d’indécision. Peut-être pourrait-on ainsi parachever aisément l’unité de l’Église, mais une telle unité n’apporterait rien au monde, car on aurait oublié que le Christ est le Chef de son Église et qu’il ne règne sur elle que par sa Parole et par son Esprit. Le lien qui unit l’Église à Jésus-Christ est menacé sans cesse et de partout. Une Église peut progressivement dégénérer en une fausse église, puisque, selon Paul, l’antichrist ira jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu (2 Th 2.4). Comme notre Église doit être sur ses gardes, pour ne point recommencer, à sa façon, le drame de Rome! Quel redoutable danger pour elle que cette possibilité de se révolter contre son Seigneur, et combien lourde est sa responsabilité envers les brebis du bon Berger! Combien de fois l’Église cherche-t-elle à se soustraire au sceptre de son Roi, et combien de fois ne doit-elle pas revenir à lui en confessant humblement : « Je me suis égarée comme une brebis errante. »
En vérité, nous n’avons aucune raison de nous placer orgueilleusement au-dessus du drame de Rome. Le protestantisme ne s’est-il pas joué souvent de la Parole de Dieu? L’Église du 19e siècle ne s’est-elle pas compromise avec des idées d’autonomie et de liberté? Ne s’est-elle pas moquée de la Parole de Dieu? La confession de la royauté du Christ, ou de l’unité de l’Église, ou de sa vocation missionnaire, est inséparablement liée au respect de cette Parole. Ce n’est pas par accident que, dans le modernisme, non seulement le sceptre de la Parole, mais aussi celui qui le porte deviennent invisibles, car l’une ne peut être séparée de l’autre. Dès l’instant où l’on critique la sainte Parole du Seigneur, une crise éclate aussi dans la christologie. C’est pourquoi le 19e siècle est tout rempli de critiques contre la doctrine du Concile de Chalcédoine, la divinité du Christ et sa naissance miraculeuse. Telle est l’une des lois de l’apostasie : parce qu’ils sont indissolublement unis, on ne peut renier le sceptre de la Parole sans renier en même temps le Roi qui le porte. Quand les saintes Écritures deviennent un problème pour l’Église, il est inévitable que le Christ devienne lui-même un problème. Quand la Bible est dépréciée, le Royaume de Dieu est lui-même mis en jeu. Que ceci soit un avertissement pour l’Église. L’Église et la théologie d’aujourd’hui ne mesurent pas assez leurs responsabilités, en particulier envers les membres non-théologiens de l’Église, qui ne saisissent souvent pas le fond des problèmes en jeu.
Après la résurrection du Christ, dans l’attente de la Pentecôte, le Seigneur enflamma les disciples d’Emmaüs d’une grande joie, et leur cœur fut tout brûlant au-dedans d’eux. Avec eux, il se pencha sur la Parole écrite de son Père, et voici qu’alors il gouvernait son Église. Quand la jeune Église surgit des flammes de la Pentecôte, Pierre prononça une prédication qui convertit au Seigneur plusieurs milliers de personnes. Oui, le Christ gouvernait son Église avec puissance. Sa main s’étendait sur son peuple, non seulement par les prodiges qui éclataient aux yeux de tous, mais aussi dans la vie ordinaire de l’Église : « Ils persévéraient dans l’enseignement des apôtres, dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et dans les prières » (Ac 2.42). La gloire du Christ était manifestée. Oui! On a bien le droit de chanter la gloire de ce Roi éternel!
Peu de temps après, l’Église fut persécutée. Sa parole était trop claire, et nul ne pouvait s’y méprendre. La croix était une pierre d’achoppement, et les apôtres ne la cachaient pas sous une interprétation incompréhensible. Les dangers surgirent de partout. Mais c’est alors que l’Église devint une bénédiction pour le monde. L’Église possédait son message et elle devait chaque jour vivre de l’Évangile. Lorsque l’Église obéit à son Seigneur, elle peut accomplir sa tâche dans le monde. D’aucuns peuvent bien considérer son témoignage comme une sorte d’impérialisme ecclésiastique; mais elle saura qu’elle est en butte au mépris des hommes pour l’amour du Christ. Ce mépris sera pour elle une source de bénédictions dans tous les âges.
« La royauté du Christ »! Quelle merveilleuse profession de foi pour le présent et pour l’avenir! Mais elle ne peut être proclamée que dans un sentiment de profonde responsabilité, en recherchant l’unité dans la vérité du chapitre 17 de saint Jean, et en affirmant sans ambages que le Christ ne règne pas seulement sur ce domaine limité qu’est l’Église, mais qu’il a tout pouvoir dans les cieux et sur la terre. C’est ainsi seulement que l’Église sera habilitée à dire au monde que ce Roi porte le sceptre de sa Parole, qu’il ne détruit pas la vie, qu’il n’exerce aucune dictature, mais qu’il donne une vie nouvelle.
Y aurait-il une tâche plus exaltante pour l’Église que celle d’apporter ce message à un monde qui ne connaît que la peur? Que celle d’être une Église dont la lumière luit, d’être la lumière du monde, parce que Christ est la lumière du monde? Nous suivrons alors notre route à travers les ténèbres des temps, à cause de son Église et de son Royaume, à cause de sa souveraineté, quoique l’homme naturel ne puisse les voir. Dans sa grâce irrésistible, il nous a attirés à lui; il nous protégera éternellement contre les puissances. Voilà notre tâche; elle est immense, quelle que soit l’époque ou quel que doit le lieu. Elle seule apportera l’unité et la vérité.
Avec une telle vocation, nous pouvons lever les yeux vers l’avenir, mais pas parce que nous serions de plus en plus las d’être dans ce monde. L’avenir n’est pas un asile réservé à ceux qui sont fatigués et qui ne veulent pas travailler. Nous connaîtrons peut-être des moments de lassitude. L’Église perdra parfois patience envers ce monde pécheur. Mais le Seigneur est patient, plus que ne l’était Jonas quand il réclamait le jugement de Ninive, la ville pleine d’iniquités. Non, nous ne soupirons pas vers l’avenir comme des gens découragés, mais parce que nous appartenons à une Église qui sait que la consommation des temps a été prophétisée dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, cette consommation que l’Église opprimée put entendre par la bouche de Jean, prisonnier pour Christ : « Et je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, auprès de Dieu, prête comme une épouse qui est parée pour son époux » (Ap 21.2).
Le christianisme authentique peut vaincre tous les dangers de ce monde. Quels qu’ils soient, les périls de ce temps ne restreindront jamais la véritable activité de l’Église. Au contraire! L’Église est l’Église de Jésus-Christ : son Église, maintenant et aux siècles des siècles.