Jude 1 - La foi transmise une fois pour toutes
Jude 1 - La foi transmise une fois pour toutes
« Bien-aimés, comme je désirais vivement vous écrire au sujet de notre salut commun, je me suis senti obligé de le faire, afin de vous exhorter à combattre pour la foi qui a été transmise aux saints une fois pour toutes. »
Jude 1.3
Remarquons que Jude s’adresse aux bien-aimés. Son avertissement n’aurait point de sens pour ceux qui se trouvent en dehors de la communauté des appelés, des bien-aimés et des gardés. Car l’homme naturel ne reçoit pas les choses de Dieu (1 Co 2.14). C’est de leur salut commun qu’il s’agit, salut qui est la propriété même des fidèles. Ce sont eux les bien-aimés appelés au Royaume. Or, il faudrait insister sur ce point : nul ne peut y entrer s’il ne naît de nouveau, s’il ne naît d’en haut.
Jude décide de prendre la défense de la foi. Il est « doulos », serviteur, mais aussi sentinelle sur le troupeau du Seigneur. D’ailleurs, tout pasteur d’Église est aussi une sentinelle (Éz 3.17-19; Ac 20.28-30). Il n’a pas le temps de vaquer sereinement à la rédaction d’un manuel de catéchisme pendant que les circonstances réclament une prise de position immédiate, la prise d’armes spirituelles pour résister sans tarder à l’erreur pernicieuse. L’action doit être énergique et la réaction immédiate. C’est ce que signifie le terme grec qu’il utilise à cet endroit, la « spoudè ». Dans le grec classique, le mot veut bien dire se hâter, s’empresser, agir avec précipitation, être prompt, se dépêcher, faire preuve de zèle et d’ardeur dans l’entreprise, se préoccuper, et le grec théologique reprend à son compte ces divers sens du langage classique.
Cette urgence-là ne signifie pas se précipiter tête baissée, dans un effort désespéré, pour attaquer des adversaires numériquement et qualitativement supérieurs à Jude et aux communautés menacées. Elle révèle, à sa manière, que ce bref document n’est pas un simple écrit humain, mais qu’il contient un message provenant de la part de celui qui est l’auteur et l’objet de la foi. Ces mots-là ont été choisis par l’auteur de la Parole écrite, le Saint-Esprit, qui inspira jadis les prophètes et qui inspire également le serviteur de Jésus-Christ, signataire de ce court billet. La lettre est le fruit de la puissance contraignante de l’Esprit et de sa sagesse divine parfaite. Ce sont par ces mots-là, par les « ipsissima verba » de l’Esprit, par ses propres paroles, que le divin Paraclet exhorte, conduit à la vérité et convainc du péché (voir Jn 16.7-11).
Nous avons sous nos yeux une lettre ad hoc, un écrit de circonstances, un document d’actualité essentiel pour saisir la nécessité de maintenir la pureté de l’engagement dont il parle. Examinons à présent la nature de la foi que nous sommes invités et exhortés à défendre.
L’expression « salut commun » se rencontre à maintes reprises dans le grec classique et elle a le sens de la sûreté ou de la sécurité de l’État. Jude l’adapte pour lui donner un sens et un contenu chrétiens. « Salut » est un terme qui comporte un sens religieux autant dans les religions à mystères comme dans l’Ancien Testament (És 45.17; 46.13; 52.7,10). Dans le Nouveau Testament, il désigne la délivrance eschatologique, messianique, complétée et achevée par le Dieu Sauveur (voir Jude 1.25). Il s’agit d’un salut commun et communautaire, et c’est certainement le sens qu’ont dû en retenir ses premiers lecteurs.
La défense de ce salut commun exigeait une lutte, il fallait combattre (« epagonizesthai ») plus que le simple combat désigné par « agonizesthai », puisque ce combat en faveur du salut implique une défense et un combat incessants (voir une idée parallèle dans Ph 1.27, où le terme est « sunathlountés », signifiant luttant ensemble dans l’arène). Les jeux des athlètes grecs fournissent les termes adéquats pour la description du combat de la foi.
La philosophie stoïcienne avait aussi recours à cette idée de lutte, de combat et d’« agonia » au sens originel du terme. Dans le Nouveau Testament, ce sont notamment les écrits de Paul qui l’emploient (Rm 15.30; 1 Co 9.24-27; Ph 1.27; 4.3; Col 1.29 à 2.1; 4.12-13; 1 Tm 6.12; 2 Tm 4.7), quoique d’autres écrits le fassent aussi (par exemple Hé 10.32). Il est évident que ni Paul ni les autres auteurs n’emploient le terme dans le sens stoïque en pensant à la vie dans la foi comme à un combat moral. Plus que le langage de la philosophie antique, on peut supposer que Jude s’inspire surtout d’un illustre précédent, de l’exemple des Israélites qui, sous la conduite de Néhémie, devaient reconstruire les murailles de Jérusalem (5e siècle avant J.-C.). Ces rescapés de l’exil babylonien devaient à la fois se servir de leur truelle pour bâtir les murailles démolies et manier l’épée pour se défendre contre les étrangers et les ennemis qui, sournoisement, cherchaient l’occasion de les surprendre et d’arrêter les travaux de reconstruction.
Les apôtres se sont servis de cette image pour décrire leur mission apostolique. Quoiqu’il s’agisse, en général, de leur combat et de celui de leurs collaborateurs, ils mettent en évidence le fait que d’autres chrétiens y ont aussi leur part. Pour Jude comme pour Paul, cet « agôn », cette lutte, n’est pas une simple défense; elle est une attaque en règle qui assure l’Église militante de sa victoire finale et permet le progrès de la cause de l’Évangile. En outre, elle n’est pas seulement verbale, mais requiert encore une conduite pratique pour confondre les adversaires qui nient la portée éthique de l’Évangile.
Une fois la tâche définie, il convient encore d’examiner l’objectif en vue duquel elle devra être exercée. Or, celui-ci n’est autre que la foi transmise une fois pour toutes. Pour quelle raison Jude se sert-il du terme « foi », et non de celui d’Évangile, comme l’on s’y serait attendu et comme l’ont fait avant lui d’autres auteurs du Nouveau Testament? À notre avis, le contenu est le même. C’est la foi ou l’Évangile qui établit l’Église et des Églises (Ac 16.5).
La foi est le contenu même de la prédication apostolique et non simplement une attitude pratique, le fameux (et fumeux) « vécu » des modernes s’opposant à ce qui serait « métaphysique », « cérébral » « intellectuel » et surtout « propositionnel ». Sans doute s’agit-il d’un corps de doctrine fortement charpenté, d’un enseignement sûr et solide et même, osons l’expression, d’une théologie systématique. Elle est l’équivalent de « l’Évangile » au sens paulinien du terme. À celui qui l’accueille par la foi, le corps de la vérité révélée apporte le salut. Elle a été transmise définitivement, une fois pour toutes. Il n’en existe point d’autres. Tout ce qui prétendrait être Évangile sans se conformer à celui-ci, transmis une fois pour toutes, est un faux, de la monnaie de singe… Il nous faut prendre garde à toute adjonction ultérieure et à toute annexe à ce corps de doctrine. Ni complément, ni retranchement, ni falsification, ni perversion de la foi transmise une fois pour toutes.
Le protestantisme a souvent dénoncé, parfois même avec complaisance, la tradition catholique romaine. Mais il a été, hélas!, moins attentif à ses propres déviations qui ajoutent et retranchent à la révélation définitive tant et plus que le catholicisme romain, aussi bien du côté libéral que du côté des modernes spiritualistes (pentecôtistes et charismatiques) et de leurs prétentions à de nouvelles révélations et à d’autres manifestations extraordinaires du Saint-Esprit (rêves, songes, visions, glossolalie, miracles et merveilleux permanent…). Cependant, il n’existe qu’un seul Évangile, complet et définitif. Il concerne la personne et l’œuvre du Christ. Il est la révélation divine ultime, suffisante, claire et nécessaire. Il nous révèle le Père. L’accepter et s’y soumettre est par conséquent la foi véritable, ce qui explique la sainte détermination de Jude de se charger vigoureusement et sans complaisance aucune de sa défense.
C’est pour cette raison qu’il renonce à faire œuvre de spécialiste de théologie systématique pour s’adonner à la mission d’apologète, pour assumer la tâche de polémiste de la foi. Mission apparemment ingrate; mais il en accepte la contrainte, les limitations aussi, et surtout le prix. Il faut s’attacher à l’unique foi et, coûte que coûte, s’en tenir à l’unique vérité qui sauve. Lorsque des interprétations arbitraires en déforment le contenu, que des faux circulent sur le Christ, lorsque l’Évangile est corrompu par des amalgames et des synthèses et que l’éthique fondée sur lui est bafouée, alors Jude, et tout disciple et témoin du Christ Seigneur, hier comme aujourd’hui, déclarera un saint « polemos », une guerre à l’erreur et au mensonge. On lui en saura gré.
Calvin rappelle dans son commentaire comment Satan, l’ennemi du croyant, le harcèle sans cesse, l’attaque d’une manière tout à fait spéciale. Il est urgent, souligne le grand réformateur, de s’armer contre lui, de lui résister de toutes ses forces, car il est rusé. Pourtant, le mal est aussi intérieur à l’Église.
Nous avons de bonnes raisons de donner ici au terme « foi » un sens équivalent à celui de l’Évangile. Nous ne voulons certes pas faire de la foi en tant qu’attitude subjective l’équivalent de son contenu; pourtant, le contenu de l’Évangile est souvent désigné sous le vocable « foi » (fides quae creditur, non fides qua creditur, c’est-à-dire la foi qui est crue plutôt que la foi qui croit).
Déjà, l’apôtre Paul en parle en des termes identiques dans Galates 1.23. Il prêche la foi, le message chrétien. Dans la langue grecque, la « pistis », la foi, a un usage objectif signifiant « croyance », « credo », « conviction formulée », pourrions-nous dire. Il s’agit de la foi qui exige la foi!
Parce que le message chrétien requiert la foi (Rm 10.9), il peut aussi s’appeler foi (Rm 10.8). C’est ainsi qu’obéir à la foi (Ac 6.7) peut signifier obéir à l’Évangile (Rm 10.16, 2 Th 1.8; 1 Pi 4.17) et répondre par la foi à l’Évangile (voir également 1 Co 16.13, Ga 3.23,25; 6.10; Ép 4.5; Ph 1.25; Col 1.23).
Dans les épîtres pastorales, l’usage objectif de la foi devient encore plus apparent (1 Tm 3.9; 4.1; 6.10,21; 2 Tm 4.7). L’Évangile est considéré comme une folie et un scandale même aux yeux de certains qui font profession de foi. En réalité, ils érigent leur raison et leurs raisonnements en critère absolu pour l’imposer à l’Évangile en adaptant son contenu à leurs fantaisies et à des modes passagères. Ils subordonnent la foi à leurs propres chimères.
À l’interdiction de déformer l’Évangile s’en ajoute une autre. Celle de vouloir développer la théologie, sous prétexte qu’au départ la foi n’aurait pas été assez claire ou suffisamment formulée. Telle est notamment la position de l’Église catholique romaine, selon laquelle le Christ et les apôtres n’auraient planté que le germe de la vérité, en laissant à leurs successeurs le soin de la développer progressivement jusqu’à ce qu’elle aboutisse à l’arbre doctrinal, au dogme ecclésiastique que nous connaissons actuellement. En cela, le dogme chrétien serait semblable au Christ en personne qui, selon le témoignage de Luc, croissait à tous égards avant de parvenir à sa maturité… La même règle s’appliquerait à son Église!
La Réforme du 16e siècle a refusé de telles interprétations, les considérant comme incompatibles avec le contenu suffisant de l’Évangile. Avec l’Écriture tout entière, elle a insisté sur le caractère unique et transmis une fois pour toutes de la foi, le « hapax », selon l’original grec de Jude.
Jude fait bien ressortir que ce ne sont pas seulement des fragments qui furent transmis définitivement, mais la totalité de la révélation nécessaire au salut commun. Il le rend clair au verset 5, même si nous sommes exhortés à mieux explorer le contenu de l’Évangile, à en percevoir toutes les implications et à décider de la manière de les appliquer à notre époque. Mais il ne saurait être question de le remplacer.
À chacune des étapes de son histoire, l’Église a dû, avec raison, souvent au prix même de son existence physique, prendre la défense de sa foi. En exposant avec soin le contenu de la révélation, elle la confessa en face des hérésiarques. L’une et l’autre de ces tâches, l’exposition et la défense, sont essentielles à sa divine mission. Il est du devoir de tout chrétien de demeurer vigilant, de lutter avec diligence (« epagonizesthai ») avec l’énergie et le dynamisme requis de la part de tout athlète qui court dans le stade pour remporter le prix.
Il fait partie de ces saints auxquels la foi a été transmise. Le terme « saint », ici comme ailleurs désigne le chrétien (voir Ac 9.13,32,41; 26.10; Rm 8.27; 12.13; 15.26,31). Si dans l’Ancien Testament le peuple d’Israël, le trésor particulier appartenant au Seigneur, avait été appelé saint, exclusivement en raison de son élection imméritée (Ex 19.6; Dt 7.6; 14.2,21; Dn 7.18,22,25), selon 1 Pierre 2.9, ce sont les chrétiens qui forment actuellement la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple qui, en vertu de son élection, appartient à Dieu. Ainsi, en dépit de leurs défaillances spirituelles et morales, les chrétiens de Corinthe, d’Éphèse ou de Colosses sont appelés saints. Selon la Bible, la sainteté n’est pas l’équivalent d’une conduite irréprochable, mais la qualité déférée à celui et à celle qui, en vertu de l’œuvre de rédemption, a été sanctifié, parce que justifié, adopté et glorifié par Dieu.
Les saints ne sont pas uniquement les apôtres, dépositaires de la vérité révélée et porte-parole autorisés et plénipotentiaires, mais ce sont tous les croyants, tous ceux qui ont reçu le message apostolique et ont cru à l’Évangile. Cependant, les apôtres sont les garants du contenu de la foi (voir Rm 6.17; 1 Co 11.2,23; 15.3; Ga 1.9; Ép 2.20; Ph 4.9; Col 2.7; 1 Th 2.13; 2 Th 2.15; 3.6). Le contenu central de cette « tradition » était précisément l’Évangile (1 Co 15.1; Ga 1.9), mais également des traditions ou des faits relatifs à la vie terrestre du Christ (1 Co 11.23) et des instructions relatives à la vie ecclésiastique (1 Co 11.2, Ph 4.9; 2 Th 3.6).
L’appel initial que Dieu adresse aux croyants, ainsi que l’opération de l’Esprit, ne leur assure pas sur-le-champ ou automatiquement la perfection morale et la sanctification; ils devront la poursuivre avec persévérance jusqu’à la fin. Le terme doit être non seulement compris comme un titre d’honneur conféré aux pécheurs pardonnés, mais encore comme une exhortation pressante, adressée au pécheur justifié, rechercher la sanctification, sans laquelle nul ne verra Dieu; vivre d’une manière digne de l’Évangile.
Notons enfin que Jude n’invite pas les saints à prendre la défense de l’Évangile de manière purement intellectuelle. Théodore de Bèze, l’ami et le successeur de Calvin à Genève, ajoutait qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’erreur avec violence et de la combattre par la force, mais qu’il fallait le faire par la puissance de la vérité et par une vie bâtie sur le fondement solide de la foi. C’est à cette condition-là que le développement dans la connaissance de la foi sera possible.
Si l’on étudie la Parole avec soin, on discernera les travestissements que l’on fait subir à la vérité et l’on réfutera l’hérésie. Cependant, on devrait préférer, aux mesures d’ostracisme violent pouvant être parfois injustifiées, le témoignage d’une vie en harmonie avec « la foi transmise ». La vérité se manifestera ainsi dans une expérience vécue concrète. Si en menant une existence dissolue les faux docteurs donnent amplement la preuve de leur fausseté, celui qui veut prendre la défense de la foi se montrera, dans sa conduite, au-dessus de tout soupçon.
On peut convaincre et affermir ceux qui doutent, d’autres feront l’objet de mesures de charité et d’autres seront arrachés au feu. Que le chrétien fasse preuve de maturité; qu’il prie Dieu et le serve; qu’il vive comme celui qui est animé d’une sainte espérance.