Faire de la théologie - Diverses positions libérales
Faire de la théologie - Diverses positions libérales
« Étant données les tendances et opinions diverses répandues aujourd’hui dans le monde théologique, il est nécessaire que le théologien chrétien, avant de présenter à ses lecteurs son traité de dogmatique, expose en termes clairs et précis de quel point de vue il a été écrit », commence le théologien orthodoxe luthérien, J.T. Mueller, dans son ouvrage La doctrine chrétienne.
Suivons le théologien américain dans ce qu’il a en commun avec la théologie réformée, calvinienne, notre position, et quand il ne s’en prend pas par moment, avec un fanatisme peu digne de l’orthodoxie, aux « réformés » qu’il ne ménage pas, pas moins qu’aux baptistes, arminiens, catholiques romains et autres non luthériens; lesquels, cela va sans dire, sont les seuls détenteurs de la vérité! Nous n’opposerons pas « mesure pour mesure », mais plutôt chercherons à tirer profit de ce qui chez lui appartient notamment à la famille orthodoxe, issue de la Réforme du 16e siècle, et qui a compté parmi ses plus illustres représentants et artisans le nom prestigieux de Martin Luther. Notre dette reste immense envers l’ex-moine augustinien, quelles que soient les divergences sérieuses sur un certain nombre de points et son interprétation par moments peu scrupuleuse du canon biblique.
Le théologien moderniste estimera que la vérité doit être déterminée par la raison humaine dans la recherche scientifique. Pour lui, l’Écriture sainte n’est pas la source et la norme de la foi, mais doit être remplacée par des fondements rationnels et philosophiques qu’il a lui-même établis. Sa théologie non scripturaire est donc rationaliste et naturaliste, diamétralement opposée à la Parole de Dieu.
Le point de vue de départ du théologien catholique, ce que nous examinerons plus loin, est que la vérité doit être déterminée par l’Écriture sainte en même temps que par les traditions « infaillibles » de l’Église, telles qu’elles sont formellement énoncées dans les décrets et décisions du pape. La source et la norme de sa foi sont, outre l’Écriture, parfois opposées à elle, la Tradition. Peut-on alors légitimement parler de cette théologie comme d’une « théologie chrétienne »?
Le protestant rationaliste attribuera à l’Écriture le statut d’un document divino-humain contenant des vérités révélées et qui renferme les doctrines que les chrétiens doivent croire pour leur salut. Ces vérités salvatrices elles-mêmes doivent être déterminées non par l’autorité des textes de l’Écriture, mais plutôt par celle de l’esprit régénéré et sanctifié du chrétien, ou celle de la conscience chrétienne, ou encore celle de l’expérience chrétienne. Ce n’est pas le récit objectif de l’Écriture sainte, mais bien plutôt la conscience sanctifiée du sujet dogmatisant qui constitue, en dernière analyse, la norme de ce qui est vérité divine et de ce qui ne l’est pas. La théologie rationaliste abandonne l’Écriture pour une norme de foi établie par l’homme lui-même. Les degrés de ce mouvement peuvent être différents, mais sa nature est toujours la même. Il est fondamentalement anti-scripturaire et trouve sa source dans l’incrédulité de la chair corrompue. Notre fascicule consacré à la doctrine réformée de l’Écriture rendra clair que c’est elle qui pour notre foi est la règle absolue, la source unique et la norme de la foi et de la vie chrétiennes. Lorsque l’Écriture parle, la chose est décidée, comme le dit la Confession de La Rochelle; l’Écriture canonique des 66 livres est la Parole de Dieu, lue et comprise grâce au témoignage intérieur et à la persuasion du Saint-Esprit.
Par conséquent, nous refusons la position du rationalisme protestant qui n’identifie pas l’Écriture avec la Parole de Dieu, mais la tient pour un document religieux certes de grande valeur, mais ne jouissant pas du statut d’autorité suprême. Notre foi et notre vie seront fondées exclusivement sur elle; aussi ferons-nous de la théologie en en tirant les principes et les méthodes qui lui soient conformes.
Les positions protestantes modernes et modernistes, soit rationalistes soit empiricistes, prennent leur origine dans la théologie de l’allemand Friedrich Schleiermacher (mort en 1834).
Après le règne d’un rationalisme aberrant, le théologien allemand a désiré faire redécouvrir aux théologiens de son temps les valeurs positives de la religion. Mais la théologie qu’il exposa n’était pas celle de l’Écriture et des canons orthodoxes chrétiens et traditionnels de la foi de l’Église. Sa terminologie chrétienne traditionnelle dépouillait de son autorité objective la doctrine tout en y ajoutant des éléments nouveaux subjectifs. Pour Schleiermacher, la religion chrétienne était une affaire de sentiment; si l’homme se sent en communion avec le Christ ou s’il est conscient de son union permanente et réelle avec Dieu, il peut être assuré de son salut, qu’il croie ou non au message de l’Évangile. Influencé par la philosophie panthéiste de Spinoza et par le scepticisme de Kant, Schleiermacher se fit l’avocat d’un système de libéralisme panthéiste qui était en tout point destructeur de la foi chrétienne.
Albrecht Ritschl (mort en 1889) répandit un autre système de doctrine libérale quelque peu différent. On y retrouvait cependant les idées fondamentales de Kant et de Schleiermacher. Selon Ritschl, les réalités théologiques prennent leur source et existence dans la conscience religieuse personnelle de l’homme. Aussi à l’instar de Schleiermacher, Ritschl rejeta la sainte Écriture comme source unique de la foi, y substituant la « conscience de Dieu » fondée sur l’expérience individuelle. Pour lui, le Christ n’était qu’un grand génie religieux et non le Fils éternel de Dieu, bien que le chrétien croit qu’il a la valeur de Dieu. Il niait catégoriquement l’expiation vicariale du Rédempteur et considérait l’immortalité de l’âme et l’espérance chrétienne de la vie éternelle en Jésus-Christ comme choses sans importance. De plus, il envisageait le Royaume de Dieu, point central de sa doctrine, tout simplement comme une large communauté d’hommes, ayant pour marque distinctive l’assistance mutuelle dans un esprit d’amour fraternel. La vigueur et la constance avec lesquelles il insista sur cette théologie terrestre lui valurent le titre de père du modernisme et de l’Évangile dit social. Il eut soin cependant de revêtir sa pensée libérale et négative de la terminologie positive et orthodoxe de la tradition chrétienne.
Des écoles libérales de ces deux penseurs, la pensée libérale passa avec aisance au scepticisme extrême et foncièrement nihiliste de cette nouvelle excroissance qu’on appela l’école « historico-religieuse », dite aussi école « de la religion comparée » dont le représentant le plus célèbre fut Ernest Troeltsch (mort en 1923). Alors que Schleiermacher avait essayé de fonder la vérité religieuse sur le sentiment et Ritschl sur la conscience intuitive du divin, cette nouvelle excroissance du libéralisme chercha à s’assurer des vérités religieuses de base à partir des faits connus de la révélation générale tels qu’on les retrouve exprimés partout et toujours dans les diverses religions ethniques du genre humain. Selon cette école, c’est l’étude comparée de tous les systèmes religieux du monde qui permet au théologien de parvenir aux vérités religieuses centrales pour établir sur leur base la vraie religion. Le christianisme n’est qu’une religion parmi d’autres, avec cet avantage toutefois que chez lui la révélation religieuse atteint un point culminant. Jésus est unique en ceci qu’il est le plus grand révélateur de Dieu connu de l’histoire. Mais comme Schleiermacher, les adhérents de l’école historico-religieuse rejettent la nature divine de Jésus-Christ et l’expiation rédemptrice, c’est-à-dire le cœur même du christianisme, l’Évangile du salut par le Christ qui se substitue dans la mort aux hommes pécheurs.
À partir de cette expression grossièrement anti-chrétienne du libéralisme se développa progressivement un humanisme plus que païen. Sous l’influence du pessimisme nihiliste de Nietzsche et de sa plus folle glorification du moi, résultat de sa philosophie du désespoir, il tenta de détrôner Dieu en déifiant l’homme qu’il mettait à la place du souverain Seigneur. Le réveil brutal qui mit fin à cette folie perverse se produisit à la fin de la Première Guerre mondiale quand la puissance militaire de l’Allemagne fut vaincue de manière décisive. Alors les grands rêves optimistes d’évolution progressive et les entreprises super-héroïques du surhomme s’effondrèrent. L’idole de la puissance en laquelle l’humanisme se confiait s’était réduite en poussière.
Cette grande crise permit à Karl Barth (1886-1968) d’approcher le monde libéral paralysé avec une nouvelle théologie qu’on appela diversement « théologie de la crise », « théologie de la Parole », « théologie dialectique », « théologie existentielle », « barthianisme » ou « néo-orthodoxie ». Bien qu’il eût subi lui-même l’influence de Kant, de Schleiermacher et de Ritschl, Barth édifia en opposition aux expressions démodées de la pensée libérale un nouveau système de pensée dogmatique. Il se basa sur les trois principes fondamentaux du calvinisme : la souveraineté de Dieu, la culpabilité et la faillibilité de l’homme, la nécessité d’une confiance absolue en Dieu. Malgré les nombreuses traces de rationalisme et d’humanisme qu’on rencontrait, ce système théologique marquait une nouvelle direction dans l’orientation de la pensée religieuse. Il souleva ainsi l’intérêt général dès son début, car il changeait le cours de la pensée théologique. Ce qu’il y avait d’important dans l’enseignement de Barth, c’était son insistance sur la nécessité d’un retour au-delà de Schleiermacher et de Ritschl, à Luther et à Calvin, en utilisant leurs principes fondamentaux dans l’élaboration d’une théologie nouvelle destinée à apporter un message de réconfort à ceux que leur confiance optimiste et humaniste en un prétendu progrès évolutionniste, en matière religieuse comme dans le domaine de la moralité, avait menés au naufrage. En peu de temps, Barth devint pour beaucoup l’homme nouveau d’un message nouveau.
Il est difficile de nier la différence entre le jeune Barth et le Barth de la fin. On a dit que, sur le tard, il était devenu plus conservateur. Mais les trois éléments de base subsistèrent encore. C’est cette insistance sur les principes religieux traditionnels qui fait que beaucoup considèrent la théologie de Barth comme orthodoxe ou au moins néo-orthodoxe. Mais quelque chose y est quand même faible, pour ne pas dire douteux. La néo-orthodoxie s’avère certes un pressant appel religieux, sans être pour autant orthodoxe au sens traditionnel. Mueller cite l’Allemand Sase : « En Karl Barth, la théologie libérale a enfanté son propre dompteur. Il pouvait triompher du libéralisme, car il était os de ses os, et chair de sa chair. »
Sans entreprendre un examen approfondi, on pourra, avec raison et sans esprit partisan, reprocher à Barth sa faible doctrine de la Parole; selon lui, l’Écriture n’est pas la Parole de Dieu, comme le dit la Confession de La Rochelle. Ensuite, a-t-on dit, sa doctrine de la Trinité s’apparente curieusement à l’hérésie modaliste (voir notre développement dans le chapitre sur la Trinité). En outre, nous déplorons l’absence d’une doctrine du Saint-Esprit, qui aurait pu adéquatement rendre compte de l’œuvre divine en l’homme, ne laissant pas à celui-ci le soin de devenir ou de redevenir le maître de sa vie nouvelle spirituelle! Il convient encore de signaler sa conception particulière des événements du salut, lesquels appartiendraient à ce qu’il appelle l’histoire supra-historique, ou « Geschichte » en allemand, contrairement aux événements événementiels qui eux sont traités de « Historie ».
Il existe certainement des éléments de subjectivisme dans la théologie néo-orthodoxe, malgré son insistance sur le Dieu tout autre, transcendant et souverain. Or tout élément subjectiviste, même en compagnie d’une conviction de transcendance divine, nolens volens annulera l’effet de tous les autres principes élémentaires de la foi biblique historique.
Nous ne pouvions tenir compte, dans cette brève page d’examen de l’histoire de la pensée libérale moderne, que de ses figures les plus représentatives, ainsi que de ses excroissances les plus caractéristiques. On devrait mentionner beaucoup d’autres noms encore. Toutefois, par mesure d’impartialité et d’intégrité intellectuelle, soulignons que certaines nouvelles excroissances libérales ne sont pas forcément et directement dues à l’influence d’un Barth et d’un Brunner. Nous songeons spécialement aux étranges et stupides hérauts de la théologie de la mort de Dieu. L’aberration, dans les années soixante de notre siècle, avait atteint avec eux son point culminant!