Genèse 3 - L'exil et le royaume
Genèse 3 - L'exil et le royaume
Genèse 3
Le chapitre 3 du livre de la Genèse, au début de la Bible, est un des textes les plus profonds et les plus actuels de toute la littérature mondiale. Le récit de la chute, du péché originel du premier couple humain a beau être souvent caricaturé, traité de légende sans fondement, sa lecture ramène immanquablement quelques-unes des questions les plus fondamentales qui se posent aux hommes de tout temps. Toute une vie ne suffirait pas à méditer sur ce chapitre pour comprendre l’existence humaine à sa lumière. Des volumes entiers n’en épuiseront jamais la profondeur ni la richesse. Je vous propose d’en relire un passage particulier, qui se situe à la fin de ce chapitre. Après le récit de la tentation par le serpent et de la désobéissance à l’ordre divin, après le jugement prononcé par Dieu sur Adam et Ève, nous lisons :
« L’Éternel Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit. L’Éternel Dieu dit : Maintenant que l’homme est devenu comme l’un de nous pour la connaissance du bien et du mal, évitons qu’il tende la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre éternellement. L’Éternel Dieu le renvoya du jardin d’Éden, pour qu’il cultive le sol d’où il avait été tiré. Après avoir chassé l’homme, il mit à demeure à l’est du jardin d’Éden les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie pour garder le chemin de l’arbre de vie » (Gn 3.21-24).
Dans ses premières pages, la Bible décrit la condition fondamentale de l’homme, immédiatement après la chute, en termes d’exil. À la suite d’Adam et Ève, vous et moi sommes des exilés, des gens sans patrie, ou plutôt, chassés de notre première et véritable patrie. Les enfants comprendront mieux cela si je dis que nous tous, nous avons été chassés de la maison par notre père. Ou, si vous préférez, nous sommes tous des enfants de rue. Et quelque effort que les hommes déploient pour créer de nouveaux états ou de nouvelles nations, ou, au contraire, pour se sentir chez soi auprès de compatriotes ayant la même langue et partageant la même culture, les mêmes traditions, la même vision de la société, tous ces efforts, et bien d’autres similaires, ne pourront jamais masquer le fait de cet exil ni le faire oublier. Nos pauvres substituts pour une patrie ne peuvent supprimer le fait que nous sommes étrangers dans ce monde; ils ne peuvent non plus étouffer en nous l’aspiration, la nostalgie profonde de notre vraie patrie, celle que nous avons perdue, là où la communion avec Dieu était parfaite.
Méditer sur le chapitre 3 de la Genèse nous rappelle quelques aspects fondamentaux de notre vraie citoyenneté. Une telle méditation devrait nous amener à réfléchir sur la tragédie de la condition d’exilé; elle devrait nous avertir contre notre recherche de substituts inadéquats. Elle devrait aussi tourner nos regards vers les promesses de Dieu pour nous restaurer dans notre vraie patrie.
Est-il facile ou naturel de penser à nous-mêmes comme à des exilés? À première vue, cela peut paraître très peu naturel. Notre premier regard nous met en contact avec les merveilles de la nature, la lumière du jour, l’étonnement des couleurs et des sons, la joie du mouvement, de la musique et de la danse, et tant d’autres choses qui font de la vie dans ce monde un pur plaisir. Après tout, nous parlons de ce monde comme étant la création de Dieu. Nous ne sommes pas dans une création différente, mais bien dans celle que le Seigneur Dieu a faite. Le miracle d’un oisillon né dans un œuf est toujours là, proche de nous. Il est donc vrai que nous pouvons nous sentir chez nous ici, nous pouvons être remplis du sentiment que nous avons été faits pour habiter ce monde. Et pourtant, tant de douleur en et autour de nous témoigne du fait que nous sommes inadaptés, désaxés, déracinés, et que quelque chose n’est pas ce qu’il devrait être.
Il n’est guère besoin de décrire en détail ce sentiment, chacun de nous pourrait parler de manière convaincante de son expérience personnelle : une expérience faite de rejet, de souffrance physique, de détresse morale, de relations brisées. Les nouvelles quotidiennes nous parlent de la situation du monde dans lequel nous vivons : guerres et famines, oppression et bouleversements politiques, tremblements de terre et raz-de-marée, génocides et corruption. Alors, ce monde est-il vraiment notre patrie?
Dans un de ses plus beaux poèmes intitulé « L’invitation au voyage », le poète français du 19e siècle, Charles Baudelaire, s’embarque pour un voyage imaginaire vers un paysage pur et parfait, et il prend pour compagne de voyage une jeune femme qu’il appelle « mon enfant, ma sœur ». Il lui dit : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Et après lui avoir décrit la chambre où ils habiteraient, il ajoute : « Tout y parlerait à l’âme en secret, sa douce langue natale. » La nostalgie, le désir de retrouver la mère patrie d’où provient l’humanité, ont rarement trouvé des accents plus intenses.
Le chapitre 3 de la Genèse n’élude pas les questions qui surviennent à notre esprit lorsque nous réfléchissons sur notre double condition : d’un côté, le sentiment que nous avons été faits pour être parfaitement adaptés à ce monde; de l’autre le sentiment profond d’être des déracinés. Genèse 3, ce chapitre fondamental de la Bible, nous fournit toutes les clés qui nous permettent de comprendre notre condition primordiale. Ce court récit le fait même avec une telle simplicité que nous restons stupéfaits par la profondeur qui en émerge. Ne cherchez nulle part ailleurs qui vous êtes et où vous vous trouvez; Dieu l’a révélé à l’humanité il y a bien longtemps sur ces pages. Elles nous révèlent que nous portons le signe de notre propre mort dans ces vêtements de peau avec lesquels l’Éternel Dieu vêtit Adam et Ève; peaux d’animaux morts qui leur rappelleraient de manière permanente leur propre mort, méritée.
En effet, des animaux durent être tués pour offrir à l’homme et à la femme une protection adéquate. Le Seigneur Dieu les fournit lui-même, comme mesure de sa grâce divine. Les feuilles de figuier pathétiques qu’ils avaient précipitamment tissées n’auraient jamais pu les protéger de la colère divine, comme ils l’avaient imaginé après l’acte de désobéissance qui leur ouvrit les yeux sur la « connaissance du bien et du mal ». Un sentiment jusqu’alors inconnu de honte attaché à leur propre nudité leur apprit que la connaissance du bien et du mal leur parvint à travers l’acte consistant à commettre le mal, en désobéissant à la loi parfaite de leur Créateur. Oui certes, ils savaient désormais ce qu’est le mal, en contraste avec le bien, parce qu’ils avaient choisi de faire le mal.
Et ceci n’était-il pas précisément une partie de la tentation, à savoir qu’une telle connaissance n’aurait aucune conséquence mauvaise pour eux? Manger du fruit défendu n’était-il pas, selon le serpent, un acte dépourvu de conséquences néfastes, lequel, au contraire, ne pouvait qu’apporter un bien supplémentaire : celui « d’être comme Dieu »? Or, les voilà désormais chassés du jardin d’Éden, sans aucun espoir de retour. La mort sera leur nouvel et constant horizon, comme le Seigneur Dieu les en avait avertis. Et en effet, si Adam et Ève devinrent, selon les mots mêmes de Dieu « pareils à l’un de nous » en ce qui concerne la connaissance du bien et du mal, ils étaient loin d’être pareils à Dieu en ce qui concerne la vie éternelle… Ils étaient désormais privés d’accès à l’arbre de vie et confrontés au processus du vieillissement, à la déchéance de leur propre corps.
Qui plus est, connaître le bien et le mal n’impliquait pas qu’ils sauraient comment utiliser à bon escient une telle connaissance. Désormais constamment confrontés à des choix concernant le bien et le mal, ils seraient par eux-mêmes incapables de choisir le bien contre le mal. L’apôtre Paul traduit cette expérience dans sa lettre aux chrétiens de Rome, lorsqu’il écrit au chapitre 7 :
« Car je le sais; ce qui est bon n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair. Car je suis à même de vouloir, mais non pas d’accomplir le bien. Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas » (Rm 7.18-19).
Désirer être comme Dieu est un motif constant dans l’attitude de la nature humaine pécheresse. Mais en fin de compte, une telle attitude ne parvient qu’à singer Dieu. Et singer Dieu revient à faire une caricature de nous-mêmes, pas de Dieu! Dans ce sens, nous sommes aussi des exilés parce que nos pensées et nos actes font une caricature de nous-mêmes, de la personne parfaite que nous étions originellement. Dans notre exil, nous sommes aliénés non seulement de Dieu, du jardin d’Éden et de notre prochain, mais aussi de nous-mêmes…
Voyons maintenant comment les tentatives humaines de restaurer le jardin d’Éden sur terre sont toutes vouées à l’échec, et pourquoi il nous est nécessaire de reconnaître que nous sommes étrangers dans ce monde si nous voulons saisir les promesses divines d’une véritable restauration.
Notre siècle a vu les prétendus paradis des Édens fabriqués de main d’homme : les paradis de pays libérés d’éléments soi-disant « impurs », ceux-ci envoyés dans des camps de concentration pour être éliminés; nous avons vu l’univers carcéral du monde communiste, qui ne pouvait tolérer aucune déviation à sa doctrine. Car cette doctrine était censée apporter le bonheur parfait aux masses. Au nom d’un monde nouveau et d’une humanité régénérée, les Khmers rouges ont massacré deux millions de Cambodgiens dans leur propre pays, il y a vingt ans de cela. Ailleurs, nous sommes les témoins d’une ruée vers la prospérité matérielle, quelles qu’en soient les conséquences pour nous-mêmes et notre environnement, lequel demeure toujours la création de Dieu. Dans leurs efforts pour atteindre le paradis, des hommes et des femmes se détruisent en s’adonnant à la pornographie ou en consommant des drogues. Ne parle-t-on pas des « paradis artificiels » en français?
Mais il n’est guère besoin de visiter notre siècle pour trouver de telles tentatives pour retrouver la patrie parfaite. Le chapitre 11 du livre de la Genèse nous dit comment les hommes ont essayé de se bâtir une ville, avec une tour qui atteindrait les cieux. Ils voulaient « se faire un nom, afin de ne pas être disséminés à la surface de toute la terre » (Gn 11.4). Sans aucun doute, ils cherchaient à éviter de se sentir des exilés sur terre. Mais que signifie « une tour dont le sommet touche au ciel » si ce n’est, une fois de plus, essayer d’être comme Dieu? Le livre de la Genèse nous rapporte que « l’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes » (Gn 11.5). Ils voulaient atteindre le ciel, mais, ironiquement, voici que Dieu dut « descendre » du ciel pour voir cette tour que les hommes voulaient si imposante…
Ce n’est pas que la race humaine n’ait pas la capacité de travailler, de produire ou d’ériger des constructions massives. Au contraire, elle possède cette faculté de construire, d’ériger, et elle a été appelée à exercer cette faculté. Le verset 23 du troisième chapitre de la Genèse nous apprend que l’Éternel Dieu bannit l’homme du jardin d’Éden afin qu’il cultive le sol d’où il avait été tiré. Nous avons donc retenu cette capacité de travailler et de produire, et le Seigneur Dieu est celui qui ordonne à l’homme d’agir ainsi. Le verset que nous venons de citer rappelle la similarité qui existe entre le sol d’où l’homme a été tiré et le sol qu’il est appelé à cultiver. Il n’est pas étonnant que nous soyons remplis du sentiment d’avoir été faits pour être adaptés à ce sol : c’est notre planète, notre demeure, le sol même dont nous provenons. Mais lorsque notre travail sur ce sol répète la folle tentative de la tour de Babel, nous sommes voués à nous sentir de plus en plus exilés, au moment même où nous pensons avoir reconstruit le jardin d’Éden…
Et après chaque échec pour construire une nouvelle Babel, les hommes s’attachent à un nouveau projet pour « atteindre les cieux ». Peut-être ces tentatives sont ce que nous appelons « l’histoire ». Ne cherchez pas ailleurs la motivation derrière nos efforts modernes pour rendre notre vie plus facile par toutes sortes de gadgets technologiques; rechercher le paradis, rechercher à atteindre les cieux, voilà la motivation qui sous-tend la plupart de ces tentatives, et non pas la recherche du Royaume de Dieu et de sa justice, comme l’a enseigné Jésus-Christ (Mt 6.33). Telle est donc notre condition sur cette terre : non seulement chassés d’Éden, mais aussi désillusionnés par tous les paradis artificiels inventés par les hommes, et aliénés d’un monde qui ne porte plus les marques de notre véritable patrie.
Et maintenant, il nous faut reconnaître que nous sommes des étrangers dans ce monde si nous voulons saisir les promesses de Dieu pour une véritable restauration. Avant vous et moi, des légions de croyants ont reconnu qu’ils étaient étrangers à ce monde possédé par un esprit de rébellion et d’autonomie, ce même esprit qui mena Adam et Ève à pécher contre Dieu. La première lettre de Pierre est adressée « aux élus qui sont étrangers dans la dispersion : au Pont, en Galatie, en Cappadoce, en Asie et en Bithynie » (1 Pi 1.1). Ces élus de Dieu avaient été dispersés partout, géographiquement parlant. Ils étaient des exilés dans le sens le plus direct du terme. Mais plus encore, l’apôtre leur enseignait qu’ils devraient être étrangers dans ce monde de péché et de rébellion contre Dieu. De là son exhortation : « Bien-aimés, je vous exhorte, en tant qu’étrangers et voyageurs, à vous abstenir des désirs charnels qui font la guerre à l’âme » (1 Pi 2.11).
La lettre aux Hébreux exprime la même idée. Après avoir donné de nombreux exemples de véritables croyants, l’auteur écrit :
« C’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises, mais ils les ont vues et saluées de loin, en confessant qu’ils étaient étrangers et résidents temporaires sur la terre. Ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils cherchent une patrie. Et s’ils avaient eu la nostalgie de celle qu’ils avaient quittée, ils auraient eu l’occasion d’y retourner. Mais en réalité, ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu; car il leur a préparé une cité » (Hé 11.13-16).
Nous aussi nous devrions aspirer à une patrie meilleure, une patrie céleste. Même si nous avons été tirés de ce sol et appelés à le cultiver, si nous commençons à nous sentir trop à l’aise ici-bas, il est bien possible que nous ne soyons pas vraiment intéressés par les promesses de Dieu. Celles-ci comprennent bien plus qu’une amélioration temporaire de notre situation présente. Elles comprennent une restauration totale de notre identité initiale, au moyen d’une rédemption. Une rédemption qui recouvrira l’intégralité de la création.
C’est là que réside notre vraie citoyenneté, dans cette nouvelle création. Notre demeure y est préparée. Christ est venu révéler les promesses de Dieu à cet égard. C’est pourquoi, bien que nous soyons toujours des exilés du jardin d’Éden et des étrangers dans ce monde présent, nous savons déjà que nous avons une citoyenneté parfaite dans la nouvelle Jérusalem. Nous ne le savons pas vaguement seulement. Bien plutôt, nous sommes habités par la conviction ferme et inébranlable que l’Esprit de Dieu lui-même a mise dans nos cœurs. En Jésus-Christ, la nature du Royaume de Dieu nous a été pleinement révélée. Lorsque nous nous mettons à rechercher ce Royaume et sa justice, nous manifestons déjà publiquement que nous sommes des citoyens de ce Royaume. Et l’une des choses que les citoyens du Royaume de Dieu possèdent, c’est la vie éternelle. Oui, la vie éternelle, ici et maintenant!
C’est pourquoi, travailler et cultiver aujourd’hui le sol dont nous avons été tirés peut prendre une dimension toute nouvelle : la vision du Royaume de Dieu devient plus forte que les épines et les chardons que ce sol produit encore. Notre travail au service du Roi de ce Royaume dont nous sommes les citoyens n’est pas une tentative futile d’atteindre les cieux par nous-mêmes, de singer Dieu en faisant en fin de compte une caricature de nous-mêmes. Bien plutôt, ce travail devient plein de sens, selon le mandat donné par Dieu aux hommes. Or, Dieu prend au sérieux le travail de ses élus. Dans sa grâce divine, il les récompensera aussi pour un tel travail.
Lorsque Dieu bannit Adam et Ève du jardin d’Éden, il plaça à l’est du jardin des chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie. Dieu est le seul qui puisse enlever ces obstacles sur la voie de l’arbre de vie. Lorsque Jésus-Christ reviendra, les élus de Dieu pourront jouir de tous les privilèges de leur vraie citoyenneté. Ils ne seront plus refoulés loin de l’arbre de vie. Voici les paroles de l’apôtre Jean dans le livre de l’Apocalypse, racontant la vision qu’il eut de notre vraie patrie :
« Ensuite, l’ange me montra le fleuve d’eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve se trouve l’arbre de vie, qui produit douze récoltes et donne son fruit chaque mois. Les feuilles de l’arbre servent à la guérison des nations. Il n’y aura plus d’anathème. Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la ville. Ses serviteurs le serviront et verront sa face, et son nom sera sur tous les fronts. La nuit ne sera plus, et ils n’auront besoin ni de la lumière d’une lampe, ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les éclairera. Et ils régneront aux siècles des siècles » (Ap 22.1-5).