Le gnosticisme
Le gnosticisme
Qui sont les hérétiques dénoncés par Jude? Le verset 8 indiquerait un refus de croire aux anges. Dans ce cas, l’hérésie doit être différente de celle combattue par la lettre de Paul aux Colossiens. D’autres estiment que la dénonciation de l’hérésie de Colosses produisit une réaction extrême contre les anges ainsi que des tendances antinomistes dénoncées ici.
En général, on pense que l’hérésie était une forme d’antinomisme d’origine gnostique, celle notamment se réclamant de Carpocrate. Mais dans ce cas, on est obligé de remettre en question la date de la rédaction de la lettre, car cette école gnostique n’est connue qu’au second siècle seulement. Il est en tout cas certain que les ennemis de Jude établissent une opposition entre les spirituels et les psychiques (ou animal), opinion partagée par tous les gnostiques. D’après les versets 8 et 10, les hérétiques rejettent la révélation de l’Ancien Testament et en transgressent les commandements (Jude 1.8,23). Il est difficile d’admettre les positions des critiques, notamment ceux du 19e siècle, tel que Jülicher, qui ne semblent pas tenir compte de l’appartenance de Jude au 1er siècle de notre ère. Sans trancher tous les problèmes soulevés par la date de composition de la lettre de Jude, que nous examinerons plus loin1, offrons ici un aperçu plutôt sommaire d’une hérésie dont les formes primitives durent apparaître déjà à l’époque de Jude : il s’agit du gnosticisme.
Ce terme désigne une variété de mouvements religieux qui sont apparus au cours du 1er siècle chrétien et qui insistaient sur l’importance de la gnose dans l’acquisition du salut. Si les cultes à mystères prétendaient offrir une voie infaillible pour mener l’initié (« mustos ») au salut, le courant gnostique, lui, tout en proposant le même but, offrait une voie différente, celle de la connaissance, la « gnose » en grec. Il est vraisemblable que plusieurs courants ont formé cette école connue sous le terme général de gnosticisme. Mais le syncrétisme religieux du monde hellénistique ne suffirait pas à lui seul à l’expliquer. Toutefois, il semble certain qu’il a constitué un milieu favorable à son éclosion. D’autre part, les cultes à mystères n’ont pas été sans l’influencer. L’orphisme et le néopythagorisme, par leurs spéculations religieuses, côtoyaient la philosophie, et leur recours à un langage allégorique les assimile davantage à un culte religieux qu’à une pensée philosophique à proprement parler. Les mystères orientaux, spécialement ceux d’Isis et de Mithra, dans la mesure où ils se mêlaient de théosophie, s’y apparentaient également.
Certains spécialistes voient en la personne de Simon le magicien, du chapitre 8 du livre des Actes des apôtres, l’origine de la secte. Les écrits patristiques le tiennent en effet pour le père du gnosticisme. Contrairement aux gnostiques ultérieurs, Simon se réclamait d’origine divine; pour bénéficier du salut, la connaissance de sa personne était plus décisive que celle de soi-même. Simon fut suivi par un autre Samaritain du nom de Menander qui enseigna à Antioche. Menander prétendait que ceux qui croyaient en lui ne mourraient pas. À l’époque de Justin Martyr, il semble que les Samaritains étaient acquis à ses idées. Vers l’an 150, Celse, un autre célèbre gnostique, n’attribuait plus aucune importance au simonisme. Un certain Saturninus, enseignant à Antioche au début du 2e siècle de notre ère, déclarait, contrairement à Menander, que le Christ était bien le Sauveur. En Asie Mineure, Cérinthe fut un contemporain de Polycarpe, l’évêque martyr de Smyrne. Marcion, originaire du Pont, résida à Rome vers la fin de sa vie, après 140, où il fut un gnostique anticonformiste. Parmi d’autres penseurs gnostiques du 2e siècle, mentionnons Basiledes et son fils Isidore, Carpocrater et son fils Épiphane, tous originaires d’Alexandrie en Égypte. L’un des plus célèbres est Valentin, qui vint à Rome autour des années 140.
Il n’existe pas d’unanimité parmi les savants quant à la date précise de l’apparition de la secte. Du côté de l’orthodoxie déjà ancienne, on optait pour une apparition post-chrétienne, postérieure à la fondation de l’Église. À notre avis, cette hypothèse nous paraît la plus plausible, étant donné la grossière imitation du christianisme et de sa doctrine du salut. Selon R. Grant, la déception causée par l’apocalyptique juive au moment de la chute de Jérusalem (70 après J.-C.) aurait donné naissance à la secte et favorisé son éclosion et son succès.
Bultmann, quant à lui, soutenait son origine préchrétienne. La majorité des savants modernes est convaincue de l’apparition post-chrétienne du fait que le mythe gnostique du Sauveur se développe d’après le modèle chrétien. Bien qu’il n’existe pas d’évidence que Jude combat une forme de gnosticisme développé, il y a cependant lieu de penser que certaines de ses accusations visent une forme primitive de l’hérésie, ce qui motive cette annexe qui lui est consacrée.
Considérons les sources de notre connaissance. Jusqu’au 19e siècle, on se fondait essentiellement sur les écrits patristiques pour étudier la secte. Justin Martyr, Hippolyte, Origène, Tertullien, et certains Pères ecclésiastiques ont conservé des extraits de documents gnostiques primitifs, mais la majorité des écrits d’auteurs ecclésiastiques sont de caractère polémique. Les récentes découvertes de documents coptes à Nag Hammadi en Égypte pourraient jeter une plus grande lumière sur l’origine de la secte.
Ainsi que nous l’avons dit, on distingue plusieurs tendances à l’intérieur du courant gnostique : l’une, la plus populaire, est reliée à l’astrologie et à la magie. L’autre, davantage philosophique, cherche par la voie spéculative à offrir un fondement à la connaissance « rédemptrice ».
D’une façon générale, la gnose est caractérisée par une véritable passion de la connaissance religieuse recherchée dans une révélation divine à laquelle l’homme peut avoir accès par voie initiatique. Cette connaissance est souhaitée moins par elle-même que pour le fruit qu’on en espère, c’est-à-dire le salut. Son mode d’exposition emprunte tous les éléments possibles des mythes grecs et orientaux, souvent combinés entre eux dans un esprit de très large syncrétisme. Le type de cette gnose païenne est représenté par les écrits hermétiques où les héritages égyptien et grec s’entremêlaient inextricablement sous le patronage d’Hermes Trismégiste. Même si les livres conservés sous le nom de celui-ci ne sont pas antérieurs au 2e siècle chrétien, ils plongent néanmoins leurs racines dans un courant plus ancien, dont les origines, affirme-t-on avec une trop grande assurance et une trop grande légèreté, seraient antérieures au christianisme.
L’un des traits principaux de la doctrine gnostique consiste en la distinction qu’elle établit entre le démiurge, ou dieu créateur, et l’être divin suprême, lointain et inconnaissable. C’est de ce dernier que le démiurge aurait été formé à travers des émanations plus ou moins longues d’éons. Par malchance, le démiurge serait tombé parmi les éons supérieurs pour former l’univers, devenant ainsi la source immédiate de la création régissant un univers imparfait et, surtout, antagoniste à tout ce qui serait véritablement spirituel. Pourtant, dans la constitution de certains hommes, une étincelle, ou un grain de substance spirituelle divine, aurait pénétré et, à l’aide de la gnose et de rites associés avec son élément spirituel et son élément matériel, elle permettrait l’émancipation de son environnement et s’assurerait de son retour au foyer de l’être divin supérieur.
Ces personnes étaient considérées comme spirituelles tandis que les autres étaient appelées des charnels ou des matériels, bien que certains gnostiques aient ajouté une troisième classe intermédiaire, celle des psychiques.
La fonction du Christ consisterait à venir comme l’émissaire du Dieu suprême pour apporter la gnose. En tant qu’être humain, le Christ n’aurait pas assumé la chair humaine et n’aurait pas connu la mort. Il aurait ou bien habité temporairement un corps humain, celui d’un être nommé Jésus, ou bien revêtu une apparence humaine seulement.
La connaissance des idées gnostiques pour l’étude du Nouveau Testament est importante puisque ce mouvement constitue l’une des composantes fondamentales de la pensée religieuse des premiers siècles chrétiens. Au 2e siècle, il chercha à assimiler le christianisme. Dès le 1er siècle les auteurs apostoliques durent le combattre, même dans ses formes primitives (comparer le culte des anges dont il est question dans la lettre de Paul aux Colossiens).
Le gnosticisme païen, nullement gêné par les exigences de l’orthodoxie, juive ou chrétienne, leur a emprunté des éléments qui lui convenaient pour élaborer sa doctrine.
Note
1.Voir mon article intitulé La date de composition de l’épître de Jude.