Inspiration et grammaire d’après les théologiens protestants du 17e siècle
Inspiration et grammaire d’après les théologiens protestants du 17e siècle
C’est surtout à propos du Nouveau Testament que la question des rapports entre l’inspiration et la grammaire s’est posée pour les théologiens protestants, au 17e siècle.
L’inspiration dont il s’agira dans cette leçon est l’opération divine efficace sous l’influence de laquelle ont été placés les auteurs des écrits du Nouveau Testament.
La grammaire dont nous nous occupons est celle de l’idiome dans lequel ces écrits sont rédigés.
Nous nous proposons d’examiner la question de savoir si les théories de l’inspiration ont exercé une action nuisible sur l’étude de la philologie du Nouveau Testament, avant et pendant la polémique entre « puristes » et « hébraïstes ».
Deux théories seulement peuvent être en cause ici. Celle de l’inspiration organique qui fut celle des premiers réformateurs, notamment de Calvin, comme de Groot, nous paraît l’avoir victorieusement démontré contre Seeberg1, et celle de l’inspiration dite mécanique qui fut professée par la majorité des théologiens orthodoxes du 17e siècle.
D’après la théorie organique, l’auteur sacré exprime lui-même, à la suite de la mise en activité de ses facultés par l’action divine, les pensées qui lui sont suggérées; il le fait avec son individualité et son caractère propres, dans sa langue, et avec son style personnel. Son style n’est le « style du Saint-Esprit » que dans ce sens qu’il est l’organe vivant dont le Saint-Esprit se sert.
D’après la théorie que nous avons qualifiée de mécanique, les auteurs sacrés ne sont appelés auteurs qu’improprement. Ils appartiennent à cette classe d’écrivains, nous dit Quenstedt, « qui n’apportent à leur œuvre d’autre travail que l’acte extérieur d’écrire ou de former des caractères d’écriture » (1, 73).
Les différences de style s’expliquent d’après les uns (par exemple Calov), par la différence des sujets traités. D’après les autres (Quenstedt), parce qu’il a plu à Dieu, dans une intention esthétique, de se conformer aux habitudes de style de l’écrivain. Mais Dieu est à tel point « auteur du style » que, d’après François Gomar, une différence de style entre deux écrits ne suffit pas à démontrer rigoureusement qu’ils ont été composés par des auteurs différents. Dieu peut amener le même auteur à faire usage tantôt du style le plus noble, tantôt du style le plus effacé.
Voilà pour l’inspiration.
Et maintenant, passons à la grammaire.
Tout le monde voit que le grec du Nouveau Testament diffère par son vocabulaire et par sa syntaxe de la prose attique de Thucydide, de Platon.
Cela est sensible rien que pour le vocabulaire. Sur les cinq mille mots environ que contient le Nouveau Testament, il y en a bien deux mille qui ne se rencontrent pas dans les ouvrages de la bonne époque.
On sait qu’à partir du 3e siècle avant l’ère chrétienne, le dialecte attique se substitua aux autres dialectes littéraires; qu’il leur fit des emprunts; qu’il perdit peu à peu certaines particularités et qu’il devint ainsi la koinè, la langue commune, le grec cosmopolite qui prévalut, dans le monde ancien, comme tel, jusque vers 500 de l’ère chrétienne.
Jusque vers le dernier quart du 19e siècle, la koinè ne nous était guère connue que sous sa forme littéraire.
Or, le Nouveau Testament, dont la langue s’apparente d’une part à celle de la traduction grecque de l’Ancien Testament des Septante, et d’autre part à celle des écrits des Pères apostoliques, un peu postérieurs, diffère nettement de la koinè littéraire d’auteurs voisins dans le temps, comme Strabon, Plutarque, Philon et Flavius Josèphe.
Le problème linguistique consiste à déterminer la relation qu’il faut établir entre cet idiome du Nouveau Testament et la koinè littéraire.
La première solution, celle qui devait se présenter naturellement à l’esprit, est celle des hébraïstes. Calvin, Bèze, Henri Étienne peuvent être considérés comme les précurseurs de l’hébraïsme. Puis viennent Glassius, Drusius et d’autres.
Sous sa forme extrême, l’hypothèse peut se résumer ainsi : le Nouveau Testament — les hébraïstes ne font guère de nuances — abonde partout en sémitismes. Ce serait un judéo-grec devenu idiome des juifs hellénistes.
La grammaire de Winer-Schmiedel qui est écrite elle-même de ce point de vue est obligée de signaler et de corriger les exagérations de certains hébraïstes des 17e et 18e siècles.
La réaction ne se fit pas attendre. En 1629, Pfochenius leva l’étendard du purisme2.
D’après lui, la langue du Nouveau Testament est d’une grécité à la fois correcte et pure sous tous les rapports. Il n’y aurait pas d’hébraïsmes dans les écrits de la nouvelle alliance, à part les citations. Y en eût-il — ce qui n’est pas — ils seraient du même ordre que les hellénismes dans Virgile.
Pfochenius reconnaît hautement qu’il y a une différence philologique entre le Nouveau Testament et les auteurs profanes. C’est donc, dit-il, qu’il y a une grécité sacrée — les Septante et le Nouveau Testament — et une grécité profane.
Le purisme compta des hommes à la science et aux bons services desquels Winer et Schmiedel eux-mêmes rendent hommage : un Georgi, un Conrad Schwartz, par exemple. Ces deux hommes menèrent, de l’aveu unanime, une lutte qui aurait mérité plus de succès contre les empiristes, ces décadents de l’hébraïsme.
Le purisme disparaît de la scène dans la première moitié du 18e siècle.
Ce fut l’hébraïsme, d’abord modéré avec Heinsius, disciple et ami de Scaliger, qui triompha dans le cours même du 17e siècle. Les coryphées de l’orthodoxie, Gomar, Vœtius, l’école luthérienne de Wittemberg sont, à des degrés divers, des hébraïstes, bien que quelques-uns d’entre eux se montrent d’une grande sévérité à l’égard de ceux qui admettent qu’il y a des solécismes dans le Nouveau Testament. Il faut noter d’ailleurs qu’ils prennent pour norme de la grécité sacrée, non les auteurs classiques, mais la version des Septante. Quenstedt lui-même accepte l’hypothèse de Heinsius.
Cette victoire de l’hébraïsme fut durable puisqu’il régna jusqu’en 1895. C’est ainsi que peu d’années avant cette date, un savant distingué pouvait encore dire de la grammaire de Winer : « On peut considérer cet ouvrage comme définitif. »
On estimait donc, à ce moment, que les juifs hellénistes parlaient et écrivaient, aux environs de l’ère chrétienne, un idiome qui était au grec classique à peu près ce qu’est à l’allemand littéraire le yiddish des juifs askenazim actuels.
C’était, comme on disait alors, un résultat acquis.
Mais il ne devait plus l’être pour longtemps.
La découverte des papyrus grecs non littéraires allait porter à ce résultat acquis un coup dont il n’allait plus se relever.
Ces papyrus sont des lettres écrites au jour le jour, par des gens qui s’occupaient non de la littérature, mais de leurs affaires, commerciales ou autres, et qu’on jetait au rebut dès qu’elles n’avaient plus d’objet, comme nous le faisons aujourd’hui.
Elles servaient alors aux embaumeurs de cadavres pour la confection des momies. Le climat de l’Égypte nous les a conservées.
C’est en 1895 qu’un jeune pasteur, Deissmann, feuilletant un volume de la collection des papyrus de Berlin, fut tout à coup frappé de la ressemblance qui existe entre le vocabulaire de ces papyrus et celui du Nouveau Testament.
Or, les papyrus nous rendent, par leur contenu, la koinè non littéraire, c’est-à-dire la langue grecque cosmopolite parlée par le peuple pour les besoins de la vie courante, à l’époque de la composition du Nouveau Testament.
C’est en effet en cette langue-là que sont écrits — je n’ai pas le temps de nuancer ma pensée — les livres du Nouveau Testament.
La presque totalité des mots qu’on ne trouve pas dans les auteurs classiques et qu’emploient les auteurs du Nouveau Testament appartient à cette koinè non littéraire. Sur les 550 mots environ qu’on croyait spécifiquement néo-testamentaires, il n’en reste plus guère qu’une vingtaine qu’on n’a pas encore identifiés dans les papyrus.
De plus, on a constaté que cette koinè non littéraire a son usage grammatical à elle et que, de ce point de vue, nombre de tournures du Nouveau Testament qui passaient pour des fautes grossières ou pour des sémitismes rentrent dans cet usage grammatical. Du coup, toutes les grammaires et tous les dictionnaires du Nouveau Testament antérieurs aux travaux de Deissmann, y compris l’ouvrage d’ailleurs magistral de Winer, sont devenus caducs.
Naturellement, il y a des partisans de la nouvelle hypothèse, Deissmann lui-même au début, et Thumb qui la poussent à une exagération manifeste. Ils tendent à éliminer du Nouveau Testament toute influence sémitique pour le vocabulaire et la syntaxe. C’est une revanche posthume du purisme dont on reproduit la thèse essentielle.
Mais la majorité des grammaires actuelles, celles de Moulton, de Robinson, de Machen, d’Abel, fait largement sa part, soit à l’imitation consciente des Septante, soit à la servilité dans la traduction, soit à l’influence de la langue maternelle de certains auteurs, qui était l’araméen.
Voilà pour la grammaire.
Et maintenant, demandons-nous quelle a été l’influence de la doctrine de l’inspiration, tant organique que mécanique sur les progrès de l’étude philologique du Nouveau Testament et sur le purisme de certains théologiens et de certains philologues du 17e siècle.
Pour ce qui est de la doctrine de l’inspiration organique, nous croyons qu’on nous accordera sans peine qu’elle n’a pu exercer aucune influence perturbatrice sur le progrès des études de philologie biblique.
L’influence qu’elle a exercée n’a été qu’une influence stimulante par suite de l’importance qu’elle reconnaissait aux textes dont elle recommandait l’étude.
Logiquement, on ne voit pas pourquoi il en serait autrement. L’inspiration, d’après cette théorie, est bien sans doute un miracle. Mais ce miracle n’est pas d’ordre philologique. Son but est d’abord religieux. Il n’a pas pour objet de transformer le style ou les connaissances linguistiques de celui qui est sous son influence. Il a pour effet de le mettre en état d’exprimer, dans les formes de son langage, les pensées que Dieu le charge de présenter.
Pourvu qu’il n’ait pas quelque autre a priori philosophique ou théologique, celui qui croit à l’inspiration organique ne sera donc pas choqué s’il rencontre des imperfections de style ou des fautes de grammaire dans un auteur inspiré.
De fait, nous voyons que ceux qui professent cette manière de voir se sont sentis et se sentent libres de poursuivre leurs études philologiques en toute sérénité.
Calvin dit d’Ézéchiel que son style a quelque chose d’exotique3. Il n’hésite pas à noter que Luc abonde en hébraïsmes bien qu’il ait écrit en grec4. Il signale les fautes de style d’un saint Paul5. Il constate les libertés prises par les apôtres avec « la propriété du langage grec », dans la syntaxe des cas6. Il s’appuie sur la différence des styles pour refuser à saint Paul la paternité de l’épître aux Hébreux.
Henri Étienne et Bèze étudient la langue du Nouveau Testament. Ils en louent sans doute le style. Mais ces éloges sont conçus en des termes qui ne sont pas tellement injustifiés, nous dit la grammaire de Winer et Schmiedel. D’ailleurs, ils y reconnaissent des imperfections et des solécismes, ce qui leur vaudra d’encourir les foudres de Quenstedt. Celui-ci rapporte la phrase suivante de Bèze qui est décisive : « Je reconnais une extrême simplicité dans les écrits apostoliques et je ne conteste pas l’existence de liaisons défectueuses, de membres sans phrases correspondantes et même de quelques solécismes.7 »
Aujourd’hui encore, les maîtres éminents qui professent les sciences bibliques à l’université libre d’Amsterdam fournissent des travaux sur la philologie et la critique textuelle qui témoignent de la plus haute conscience scientifique.
Nous-mêmes, animé de la même conviction théologique, nous essayons d’apporter dans le labeur qui nous est confié ce même respect scrupuleux des faits qui est l’honneur de la tradition scientifique des universités protestantes.
Mais que penser de l’influence de la doctrine de l’inspiration mécanique sur les études philologiques du Nouveau Testament?
Ici, il n’y a qu’une voix pour dire qu’elle a été nuisible. Les savants d’extrême droite, les calvinistes eux-mêmes, semble-t-il, se rencontrent avec ceux de gauche dans le même jugement défavorable.
Mesdames et Messieurs, nous n’avons aucune tendresse particulière pour la doctrine de l’inspiration mécanique. Avec Abraham Kuyper, nous estimons qu’elle est une déviation fâcheuse de la doctrine des réformateurs.
Mais nous croyons, en toute loyauté, que le jugement sévère dont elle est l’objet doit être, sur ce point spécial, fortement corrigé. Nous estimons en particulier que le purisme de certains théologiens du 17e siècle n’a pas pour cause déterminante et exclusive la théorie de l’inspiration mécanique.
Vous allez pouvoir en juger vous-mêmes. Nous vous soumettons des textes que nous croyons décisifs.
Voyons d’abord l’idée reçue qu’on se fait sur la question.
Parce qu’il a écrit en français, j’en emprunte la formule à un savant dont les opinions étaient assez indépendantes. Mais, à part certaines nuances dans le ton et à une expression près, la description que je vais lire aurait pu tout aussi bien être tracée par un orthodoxe.
« … Vint le 17e siècle où triomphe le parti dit des “puristes” qui ne voulaient pas qu’il y eût d’incorrections dans le Nouveau Testament et qui trouvaient aux apôtres la perfection littéraire d’Euripide et de Démosthène. Ces “puristes” étaient des théopneustes, cela va sans dire. Le style du Saint-Esprit, dans leur a priori dogmatique, ne pouvait être que le plus grandiose, le plus merveilleux des styles. Le don des langues ayant appris le grec aux apôtres, ceux-ci parlaient et écrivaient un idiome descendu du ciel et cet idiome était nécessairement d’une beauté et d’une perfection dont Platon et Thucydide n’avaient pas approché. »
L’auteur termine en disant que le 17e siècle n’a pas assez d’admiration pour ce style, contrairement aux jugements des Pères.
La réalité, vous allez le voir, est plus complexe et plus sobre,
Le tableau tracé renferme une indication précieuse : l’auteur, quand il parle d’a priori dogmatique, pense à la doctrine de l’inspiration; les puristes étaient théopneustes, cela va sans dire, remarque-t-il. Puis, sans y prendre garde, il met tout à coup au premier plan, en fait d’a priori dogmatique, l’idée que la révélation divine doit nécessairement exclure toute imperfection de forme, et cette autre idée que le don des langues fait aux apôtres était permanent. Or, c’est dans ces deux a priori-là et non, en première ligne, dans le mode de l’inspiration qu’il faut chercher la clef de problèmes qu’on ne paraît même pas avoir entrevus.
Les puristes nous sont présentés comme des gens qui ne voulaient pas qu’il y eût d’incorrections dans le Nouveau Testament et qui trouvaient aux apôtres la perfection littéraire de Démosthène. Soit.
Mais alors, on ne peut plus dire que le 17e siècle, dans ses principaux représentants orthodoxes, soit puriste.
L’école de Wittemberg, Calov, Quenstedt et le réformé Vœtius sont bien des représentants éminents de la pensée orthodoxe du 17e siècle. Or, si nous nous référons à la définition donnée, on ne peut pas dire qu’ils aient été véritablement des puristes.
L’école de Wittemberg, il est vrai, dit qu’il est blasphématoire de reconnaître des solécismes dans le Nouveau Testament. Vœtius, plus modéré, jugeait qu’une telle admission restreignait indûment l’autorité de l’Écriture. Mais d’un autre côté, et voilà qui est curieux, Quenstedt et ses amis reconnaissent expressément que le Nouveau Testament abonde en hébraïsmes. Vœtius, de son côté, très au courant des travaux les plus récents, parle aussi de targoumismes, de rabbinismes, etc. Ils ne rentrent donc pas dans la définition du purisme qui insiste avant tout sur l’absence d’exotismes, en opposition aux hébraïstes.
Loin d’égaler le style du Nouveau Testament à la langue de Démosthène, les théologiens que nous venons de nommer reconnaissent que, comparé à la norme attique, le Nouveau Testament serait très incorrect. Ils veulent précisément qu’on le juge d’après l’hébraïsme. Ils sont donc des hébraïstes, plus ou moins foncés.
Autre remarque très importante : S’ils sont le parti dominant, ils ne sont pas, à eux seuls, le 17e siècle orthodoxe, contrairement à ce qu’on a laissé croire.
Nous pouvons même citer un théologien orthodoxe très représentatif du 17e siècle et qui professe la théorie de l’inspiration mécanique de la manière la plus rigoureuse, François Gomar, chef du parti ultra-calviniste en Hollande. Or, non seulement Gomar n’est pas puriste, mais encore il n’est pas rigoriste au point de vue grammatical. Il rejette expressément le purisme. Il reconnaît de nombreux hébraïsmes dans le Nouveau Testament et ne recule pas devant l’affirmation qu’on y trouve des solécismes.
Je cite :
« pisteuein eis et l’accusatif, pisteuein epi et l’accusatif ou le datif, credere in avec l’accusatif ou l’ablatif : à propos de ces tournures, il faut observer qu’on ne peut les employer ni en grec ni en latin, sans commettre de solécismes (sine solœcismo). C’est un pur hébraïsme (merus hebraismus) qui s’écarte sans conteste de la pureté grecque et latine » — remarquons ici la répudiation expresse du purisme et reprenons la citation — « on ne constate aucun exemple d’une tournure analogue soit en grec, soit en latin, dans aucun des bons auteurs. Les Septante et les juifs parlant grec employaient cet hébraïsme fréquemment. Aussi les apôtres, dirigés par Dieu, s’en sont-ils servis comme d’une locution reçue dans l’Église de Dieu, et les Pères grecs et latins les ont suivis.8 »
Ainsi, pour Gomar, les écrivains sacrés, rédigeant en grec, ont usé de locutions qu’on ne peut employer dans cette langue sans commettre de solécismes, mais, ces solécismes étant admis dans la société religieuse et chez les juifs parlant grec, ils ont été amenés à s’en servir à leur tour, et cela sous la direction de Dieu (Deo dirigente). Voilà qui est net : on peut croire et on a cru à l’inspiration automatique, et cela n’a pas empêché de reconnaître la présence de solécismes dans l’Écriture, comme l’avaient fait les réformateurs partisans de l’inspiration organique.
Il est donc inexact de présenter ainsi qu’on le fait le purisme comme triomphant au 17e siècle.
Et maintenant, comment se fait-il que Quenstedt conclue de sa théorie de l’inspiration mécanique à l’impossibilité d’admettre sans blasphémer l’existence de barbarismes et de solécismes dans le Nouveau Testament?
Comment se fait-il que Vœtius se rencontre avec lui dans cette négation?
Le fait peut paraître d’autant plus étonnant que ces hommes reconnaissent sans réserve que le Nouveau Testament abonde en sémitismes et qu’ils sont, au fond, d’accord avec Bèze et Gomar, puisqu’ils avouent qu’il faudrait reconnaître que la langue du Nouveau Testament est incorrecte, si on la jugeait d’après la norme du grec de Démosthène.
Puisqu’ils acceptent la chose, pourquoi reculent-ils devant le mot, contrairement à l’exemple donné par Gomar?
Un fait est certain, c’est que la conception qu’ils avaient du mode de l’inspiration ne les obligeait nullement à formuler la conclusion qu’ils en ont tirée. En effet, Quenstedt reconnaît aussi bien que Gomar que le Saint-Esprit s’accommode à la personnalité de l’écrivain sacré (accomodavit se). Cela, nous dit-il, explique l’élévation du style de l’un et l’extrême nudité du stylé de l’autre.
La logique de l’idée toute seule amènerait donc à penser, avec Comar, que si tel écrivain sacré était accoutumé à parler en une langue incorrecte, il continuerait à le faire, Deo dirigente, sous la direction de Dieu.
Il doit donc y avoir une autre prémisse latente, si évidente aux yeux de ceux qui l’acceptent qu’ils ne prennent même plus la peine de l’exprimer ici, parce qu’elle est trop générale et qu’elle se rattache à leur solution du problème du mal. Elle pourrait, croyons-nous, se formuler ainsi : c’est blasphémer (Quenstedt) ou tout au moins errer gravement (Vœtius) que de supposer que Dieu puisse user d’instruments entachés du désordre introduit par le péché pour se révéler. Or, la marque du péché dans le langage, c’est le barbarisme, l’expression vicieuse. Dieu ne peut donc énoncer la vérité révélée que dans une langue exempte de toute faute grammaticale. La divinité du fond implique la correction de la forme. Cet a priori est nettement distinct de toute théorie sur le mode de l’inspiration. Il se rattache à la théodicée.
Comme nous ne donnons pas ici une leçon de dogmatique, mais une leçon d’introduction à un cours de philologie grecque, nous n’avons pas à esquisser la réfutation de ce point de théodicée que nous ne pouvons approuver.
Remarquons seulement que Calvin, Bèze et Gomar n’ont pas songé à s’y arrêter et que le prédestinatianisme de Vœtius s’en accommode mal.
Calvin trouve que par « les vices en l’oraison » qu’on peut remarquer chez saint Paul; par exemple, « rien n’est perdu de la majesté de la sapience céleste qui nous est enseignée par le saint apôtre ».
« Mais, ajoute-t-il, plutôt cela a été fait par une singulière providence de Dieu que ces mystères tant hauts et excellents nous aient été laissés sous une humilité de paroles contemptibles, afin que notre foi fût appuyée non point sur la puissance de l’éloquence humaine, mais sur la seule efficace du Saint-Esprit.9 »
Comme cause subordonnée du rigorisme grammatical de Quenstedt, lui-même nous indique un autre a priori distinct, lui aussi, de l’idée que l’on se fait du mode de l’inspiration, mais qui relève encore de la théodicée. C’est la permanence du don des langues accordé lors de la Pentecôte. Pour la raison que nous avons dite, ce don impliquait la correction grammaticale.
Mais alors pourquoi ces théologiens ne sont-ils pas allés jusqu’au purisme?
Tout simplement pour obéir à leur conscience scientifique. Ils croient toucher du doigt l’influence du sémitisme dans la langue du Nouveau Testament et ils n’essayent pas de déguiser le fait. Il ne leur restait d’autre ressource que d’adopter une définition très large, on pourrait dire très moderne, du solécisme.
Pour Quenstedt, il n’y a pas solécisme quand on se conforme au bon usage auquel un peuple et un auteur sont liés à une époque et dans un lieu donnés. La règle, c’est l’usage de fait, d’après Vœtius, plus « moderne » encore.
C’est tout simplement cela qu’il faut entendre par absence de solécisme. Les apôtres ne choquaient pas ceux qui étaient habitués à leurs tournures.
« On rencontre dans le Nouveau Testament beaucoup d’hébraïsmes et même quelques targoumismes, des rabbinismes, des latinismes, etc., qui, à cette époque, n’étaient pas des barbarismes, du moins pour ceux qui étaient accoutumés à ces sortes d’idiotismes (saltem illis qui ejusmodi idiotismis assueverunt).10 »
Avouons que, si le solécisme ne commence qu’au moment où une tournure choque ceux qui n’y sont pas accoutumés, il sera bien difficile de démontrer scientifiquement qu’il y a des solécismes dans le Nouveau Testament. On doit bien penser en effet que ceux qui ont écrit les papyrus non littéraires ne devaient guère être choqués de fautes qu’ils avaient l’habitude de commettre eux-mêmes. Il n’y a donc pas lieu de nous frapper trop tragiquement à propos du prétendu purisme et du rigorisme grammatical de la théologie orthodoxe du 17e siècle.
Pour notre part, nous sommes tout prêt à admettre, en principe, qu’il peut y avoir des solécismes dans le Nouveau Testament, même du point de vue vraiment antipuriste et presque révolutionnaire de Vœtius. Mais nous reconnaissons que nous n’oserions nous engager à le démontrer.
Un exemple célèbre dans l’histoire de la grammaire du Nouveau Testament fera comprendre notre hésitation.
Dans Actes VI, 5, nous trouvons cette expression : homme plein de foi. Or, d’après d’excellents manuscrits, homme est à l’accusatif, cas régime, et l’adjectif plein, qui qualifie homme, est au nominatif, cas sujet. Une telle faute, chez Luc, avait paru impossible à des critiques comme Tischendorf et Tregelles et à des grammairiens comme Buttmann, Thayer, etc. Malgré les manuscrits, on déclara que la faute était inadmissible a priori et on amenda le texte. Mais viennent les papyrus et l’on doit constater que, dès le 2e siècle avant l’ère chrétienne, l’adjectif plèrèn, plein, avait une tendance à devenir invariable et que l’auteur du passage incriminé n’avait fait que se conformer à un usage devenu prédominant de son temps. Voilà qui doit nous inciter à beaucoup de modestie. Nous pouvons dire à coup sûr : telle tournure est un solécisme par rapport au grec littéraire. Mais il n’est pas prudent d’aller beaucoup plus loin.
Il faut en tous cas reconnaître que la théopneustie dite mécanique n’a pas empêché ses partisans de se faire, de la langue du Nouveau Testament, l’idée qu’en ont eue les savants modernes jusqu’en 1895.
Mais il y a les puristes!
Ici encore, il est nécessaire de remettre les choses au point.
Les puristes ont eu et ont mérité une certaine notoriété comme philologues. Mais il faut reconnaître que, comme théologiens, ils sont relativement obscurs. Pfochenius, Georgi ou Conrad Schwartz ne peuvent être comparés, de ce point de vue, à Gomar ou à Quenstedt.
Mais la médiocrité relative de leur génie théologique ne donne pas le droit de les présenter sous une forme caricaturale.
Les hommes que nous venons de nommer sont beaucoup moins dithyrambiques sur le style du Nouveau Testament qu’on ne le dit.
Quand on objecte à Pfochenius la simplicité du style des auteurs sacrés, il n’essaye pas de démontrer que ce style est comparable à celui de Démosthène; il acquiesce au contraire : Dieu ne nous a pas envoyé des Homère ni des Cicéron, mais des pêcheurs, des publicains, des hommes de la plèbe et il a voulu encore que les tablettes du Nouveau Testament nous parvinssent dans un style grec effacé, sans apprêts, dépouillé : pas d’emphase; pas de termes fleuris; pas de ces mots imposants par leur longueur démesurée11. Les perfections en sont négatives : il n’est ni dépourvu de symétrie, ni décousu, ni « solécisant ». C’est proprement du grec et non un mélange informe de grec et de sémitique. Dans ce sens, la langue du Nouveau Testament est pure. Elle pouvait être comprise par un Grec cultivé. Tel est l’essentiel de la thèse de Pfochenius.
Nous sommes loin des termes excessifs qui sont censés exprimer l’opinion des puristes, que dis-je, du 17e siècle tout entier.
Malgré tout, dira-t-on, une question se pose : comment se fait-il que des hommes dont la grammaire de Winer et Schmiedel loue l’érudition solide aient pu à ce point méconnaître la présence d’hébraïsmes dans le Nouveau Testament?
C’est, répondrons-nous, que les puristes n’entendaient pas par hébraïsme ce que beaucoup, aujourd’hui, entendent par ce terme. Et c’est, en second lieu, qu’ils se servaient d’un autre canon littéraire que nous pour juger de la pureté de la langue.
Nos grammaires actuelles12 disent qu’il y a hébraïsme dans l’emploi immodéré de termes qui, à la rigueur, peuvent être grecs, mais dont la fréquence ne s’explique que par une influence de l’hébreu.
Les puristes, eux, ne songeaient nullement à mettre cette influence en doute. Ils reconnaissaient la présence de ces tournures dans le Nouveau Testament. Mais ils réservaient l’épithète d’hébraïque à des idiotismes exclusivement propres à la langue de l’Ancien Testament et des rabbins13. De plus, nos grammaires actuelles rangent parmi les sémitismes des mots transcrits de l’araméen en grec, comme talitha, koumi, etc.
Or, Conrad Schwartz enregistre parfaitement ces mots dans son lexique du Nouveau Testament14 à leur place alphabétique; il les traduit et les commente. Mais, pour lui et pour les puristes en général, un auteur ne cesse pas d’écrire en un grec pur, quand il rapporte, à l’occasion, des mots d’une autre langue.
Enfin, les puristes étaient bien moins puristes que nous, dans ce sens qu’ils ne prenaient pas pour canon littéraire les auteurs attiques. Il leur suffisait, pour démontrer qu’un terme était grécisé et qu’il n’était pas contraire au génie de la langue grecque, de prouver qu’il avait été employé par un auteur littéraire d’une époque quelconque de l’histoire de la langue.
Ils professaient un principe qui est assez moderne, somme toute : « La grammaire doit se modeler sur les auteurs et non les auteurs sur la grammaire.15 »
Au reste, les puristes tenaient que la présence de quelques hébraïsmes, fût-elle prouvée, n’aurait pas plus d’importance que celle des hellénismes dans Virgile.
Et maintenant, si les puristes ont été si préoccupés de prouver la pureté du grec néotestamentaire, cela ne tient pas, en première ligne, à leur doctrine de l’inspiration. Ils partaient des mêmes prémisses que Quenstedt et auraient donc pu se contenter de son hébraïsme.
Ils ont surtout été sous l’influence d’un a priori philosophique d’origine non chrétienne. Leur philosophie du langage s’apparente à celle des stoïciens. Pour Pfochenius, la langue, c’est le discours (logos) et le discours n’est autre chose que la raison extériorisée. Selon lui, les langues cardinales, nous dirions aujourd’hui les langues mères, et en première ligne le grec, ne dérivent pas de l’hébreu; elles ont été communiquées immédiatement de Dieu à l’esprit humain.
Les langues dérivées sont d’origine humaine. Il résulte de là que les langues cardinales, soit avant la chute, soit depuis la Pentecôte, sont l’expression de la raison éternelle. Un solécisme, dans ces langues, est comparable à un manquement à l’impératif catégorique, dans le domaine moral. Chez eux, la doctrine de l’inspiration est subordonnée à un concept philosophique et philologique.
Notons, pour terminer, que, contrairement à l’assertion de Dorner16, l’hébraïsme des orthodoxes et le purisme lui-même n’ont pas été stériles dans le domaine grammatical et lexicographique17.
Il est temps de conclure :
1. L’hébraïsme et le purisme, points de vue également périmés, ont chacun une part de vérité. Les deux hypothèses sont également du domaine scientifique.
2. En ce qui concerne le style, les puristes parlent fréquemment de la majesté du style de certaines parties de l’Écriture. Et ils ont bien raison. Mais il est une épithète qu’ils emploient fréquemment pour caractériser le style général du Nouveau Testament. C’est le terme de humilis. Nous croyons devoir le traduire non par : bas, qu’on trouve pourtant sous la plume de théologiens français du 17e siècle, mais par : effacé, sans éclat.
Au 19e siècle, on a cru dans certains milieux qu’ils avaient dit, pour l’ensemble : « Le plus grandiose des styles ». Il y a certainement, dans cette manière de rendre la pensée des puristes, un grave contresens historique.
3. On ne doit pas dire, sans autre explication, que les théologiens orthodoxes du 17e siècle aient nié la présence de solécismes dans le Nouveau Testament. On ne doit pas dire que cette négation soit le fait de tous ces théologiens.
4. On ne doit pas faire du bouc théopneustique le coupable chargé des péchés d’Israël au 17e siècle.
5. Le maître chargé de l’enseignement du grec biblique n’a pas à redouter, en ce qui concerne sa discipline, l’influence que peuvent exercer sur ses élèves les théories de l’inspiration. Ce qui importe, c’est qu’aucun a priori d’aucune sorte ne s’interpose entre le travailleur et la constatation loyale des faits. Cette loyauté est un devoir scientifique et moral. Ajoutons que c’est une obligation religieuse.
Les faits nous révèlent, par leur apparition successive, le dessein éternel de Dieu. Les méconnaître, ce serait méconnaître l’expression d’une pensée divine.
S’il arrivait qu’un fait parût, en un temps, être en opposition avec les certitudes de la foi, ne cédons jamais à la tentation de biaiser avec lui. Enregistrons-le impassiblement et laissons à Dieu le temps de mettre le point final à la phrase qu’il grave sur les tables de la réalité. Les idées et les théories des hommes passent et se fanent. Seul ce qui est divin subsiste : Verbum Dei manet in æternum.
Notes
1. D. J. de Groot : Calvijns opvatting over de inspiratie der Heilige Schrift, p. 132 ss. Zutphen, 1931.
2. Seb. Pfochemus : Diatribe de linguæ Novi Testamenti puritate, Amstel, 1629.
3. Sermo ejus spirat aliquid exocitum. Calv. in Ezec. II, 3.
4. Scimus autem Lucam tametsi græce scripserit hæbraismis tamen abundare. Calv. in Act., II, 3.
5. Calv. in Rom. V, 15.
6. Calv. in I Pet. III, 29.
7. Simplicitatem in apostolicis scriptis summam agnosco; hyperbata, anantopodota, solœcismos etiam aliquos agnosco. Cité par Quenstedt Il, 120.
8. F. Gomar, Opera Omnia, 1re éd. 1644, I, p. 74.
9. Calvin, Com. Rom. V, 15.
10. Vœtius, Disp. theol. select., Disp. Il, no 3.
11. Stylo græco humili, facili non luxuriante, non compodei pomposo, nec verbis phaaleratis et sesquipedalibus… no CLXXV.
12. Moulton, A grammar of New Testament Greek, I, prolegomena, p. 10, 72, II, General introd. p. 14 ss. Abel, Gram. du grec biblique, introd. p. XXVI ss.
13. Pfochenius, no CXXXXII.
14. J. Conradi Schwarz, Commentarii critici et philologici linguæ græcæ Novi Fœderis Divini. Lipsiæ, 1736.
15. Pfochenius, ibid., dans les additamenta, p. 199 de l’opuscule cité plus haut.
16. Dorner, Histoire de la théologie protestante, trad. Paumier, Paris 1870, p. 1174 : Cette solution reçut l’approbation de Quenstedt lui-même — la solution de l’hébraïsme —, sans toutefois donner naissance à une grammaire et à un dictionnaire du Nouveau Testament. Winer est le premier qui ait accompli de nos jours, avec un talent hors ligne, ce travail si important.
17. On connaît deux grammaires de valeur, composées au 17e siècle, celle de Wis (Dialectologia sacra, Zur. 1650, 363 pp.) et celle de Pasor (Grammatica græca sacra, etc. Groning, 1655, 787 pp., in-8e). Nous pouvons également indiquer deux ouvrages lexicographiques fort importants de la même époque. Les Commenzarii de Conrad Schwartz, cités plus haut, et Andre Symson, Lexicon anglo-græco-latinum Novi Testamenti a complete alphabetcal concordance, etc., Lond. 1658.