Juger ou ne pas juger?
Juger ou ne pas juger?
- Ne pas prendre la place de Dieu
- Alors, ne rien faire?
- N’y a-t-il personne qui soit capable de juger?
Vous regardez par votre fenêtre et vous voyez passer devant chez vous un homme avec un pantalon rouge à rayures. Vous vous êtes dit : Cet homme est un imbécile. Est-ce juste de penser cela? Non. Vous avez jugé cet homme sur son apparence.
Le même jour, un voisin frappe à votre porte et dépose sur la table un panier rempli de champignons. Je n’y connais rien, dit-il, mais regardez comme ils sont beaux. Allez-vous les mettre tous dans la poële pour les faire frire? Non. Vous allez les examiner attentivement, mettre d’un côté ceux qui sont comestibles et de l’autre ceux qui ne le sont pas. Vous avez jugé et vous avez bien fait.
Nous avons souvent entendu qu’il ne fallait pas juger. Jésus le dit clairement : « Ne jugez pas afin que vous ne soyez pas jugés » (Mt 7.1). Qu’est-ce que cela signifie? Nous remarquons aussi que juste après cette parole, Jésus donne la marche à suivre pour « ôter la paille de l’œil » de notre frère (Mt 7.5), avant de recommander de « ne pas donner les choses saintes aux chiens » (Mt 7.6). N’est-ce pas paradoxal? Que faut-il retenir de tout cela?
En Luc 6, l’appel à ne pas juger précède la question suivante : « Un aveugle peut-il conduire un aveugle? » (Lc 6.39) et encore cette leçon : « Le disciple n’est pas plus grand que son maître, mais tout disciple accompli devient comme son maître » (Lc 6.40). De tout cela, il n’est pas difficile de repérer l’intention du Seigneur : il y a une manière de juger qui est déplacée et qui va créer beaucoup de difficultés, et une manière de juger qui est absolument nécessaire. Y a-t-il deux mots grecs différents? Non, c’est le même. C’est le contexte qui montre quand le sens est négatif : Ne jugez pas! et quand il est positif : Exercez donc un jugement, ne soyez plus des enfants!
1. Ne pas prendre la place de Dieu⤒🔗
Commençons par le sens négatif, puisque c’est cela qui est évoqué le plus souvent. La recommandation revient vraiment à ceci : Ne prends pas la place de Dieu! Et chacun comprend que c’est la chose la plus sage à faire.
Voyons d’abord une illustration avec Moïse en Égypte. Moïse a été élevé comme un prince à la cour de Pharaon. C’est un grand personnage. Mais il se souvient qu’il est un Hébreu. Un jour, il rencontre un Égyptien qui maltraite un Hébreu. Il s’interpose, tue l’Égyptien et le cache dans le sable (Ex 2.11-12). Il a pris la place de Dieu. Un peu comme Caïn finalement. Après cela, Moïse devra fuir en Égypte et il gardera les troupeaux de Jéthro pendant 40 ans (!) avant que Dieu lui apparaisse pour lui confier la tâche de devenir le berger d’Israël. Juger dans le sens négatif, c’est prendre la place de Dieu et agir avant le temps, même si ce que l’on fait paraît juste.
Voyons maintenant une illustration avec les disciples. Un jour, alors qu’il se rendait à Jérusalem, Jésus entra dans un bourg des Samaritains pour y loger, mais on ne le reçut pas. Luc dit :
« Les disciples Jacques et Jean, voyant cela, dirent : Seigneur, veux-tu que nous commandions que le feu descende du ciel et les consume, comme Élie le fit? Jésus se tourna vers eux et les réprimanda, disant : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés » (Lc 9.54).
Pourtant Élie avait fait cela. Mais Dieu le lui avait demandé. Cela signifie que ce n’est pas une chose qui soit impossible, mais pas n’importe quand. Là, ce n’était pas le moment. Là, c’était prendre la place de Dieu et agir avant le temps1.
Cela est confirmé par ce qu’écrit Paul aux Romains : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère, car il est écrit : À moi la vengeance, dit le Seigneur, à moi la rétribution! » (Rm 12.19). Ce n’est pas qu’il n’y aura pas de jugement, comme le disent certains2. Mais c’est le Seigneur qui l’exercera, en son temps. Un raisonnement peut être juste, mais s’il est inspiré par un esprit de vengeance ou de règlement de compte, il devient injuste.
Dans la lettre aux Romains, on a une autre indication dans le même sens, au sujet de la différence de maturité entre ceux qui sont forts dans la foi et ceux qui sont plus faibles. Paul écrit :
« Toi, pourquoi juges-tu ton frère, ou toi, pourquoi méprises-tu ton frère? Car nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Christ. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres, mais pensez plutôt à ne rien faire qui soit pour votre frère quelque chose qui soit pour lui une occasion de chute » (Rm 14.10, 13).
Là, le verbe juger est associé au verbe mépriser. C’est clairement prendre la place de Dieu (« qui es-tu pour juger un serviteur d’autrui? », Rm 14.3) et agir avant le temps (1 Co 4.5).
Deux mots, deux attitudes plutôt, vont nous éviter de juger d’une mauvaise manière : l’humilité et la patience. Puissions-nous en être constamment revêtus.
2. Alors, ne rien faire?←⤒🔗
La question pourrait être celle-ci : Alors, le mieux est-il de ne rien faire, dans le style : « Chacun s’occupe de ses propres affaires »? En un sens oui; en un sens non.
Nous l’avons déjà évoqué : juste après avoir dit de ne pas juger, Jésus donne la parabole de la poutre et de la paille (Mt 7.3-5). Dit-il de ne rien faire? Pas du tout. Il dit qu’il y a deux choses à faire : d’abord, ôter la poutre qui est dans mon œil, puis ôter la paille qui est dans l’œil de mon frère. Dans cet ordre-là! Il n’y a donc pas rien à faire ou rien à dire. Il s’agit seulement de ne pas se mettre à la place de Dieu et de ne pas agir précipitamment, avant le moment opportun : « Ôte premièrement la poutre… » Dans ce cas, ce n’est ni tout de suite, ni jamais. Ce n’est ni tout de suite ni à la fin des temps seulement. « Alors, tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. »
Si une maman voit son enfant parler mal, que devrait-elle faire? D’abord surveiller son propre langage. Ensuite, corriger son enfant dans le seul but de lui venir en aide.
On pourrait donc dire que la même parole, le même geste peuvent consister à juger d’une manière négative si cela est fait « à la place de Dieu » et avant le bon moment; ou consister à juger d’une manière opportune si c’est fait « de la part de Dieu », au bon moment. Et juger de manière opportune n’est pas un mal moins grave : C’est un bien3! C’est aider!
Les deux expressions : « de la part de Dieu » et « à la place de Dieu » montrent l’importance de la limite à respecter. De la part de Dieu, c’est bien. À la place de Dieu, c’est dépasser la limite.
On le voit dans le rôle des parents. L’apôtre Paul dit aux enfants d’obéir à leurs parents comme au Seigneur (Ép 6.1). Il y a donc là, pour les parents, une autorité légitime et bonne à exercer, « de la part de Dieu ». C’est un véritable mandat, et donc une vocation4. Mais Paul écrit juste après : « Pères, n’irritez pas vos enfants » (Ép 6.4), c’est-à-dire n’agissez pas « à la place de Dieu ». En d’autres termes, n’allez pas trop loin : vous ne savez pas tout ce qui se passe dans le cœur de l’enfant, il n’est pas votre propriété, et vous-mêmes, vous êtes imparfaits… Mais est-ce à dire que les parents ne peuvent rien dire ou rien faire pour éduquer et corriger et même châtier leurs enfants? Non, bien sûr. Car « celui qui ne châtie pas son enfant ne l’aime pas » (Pr 3.12; voir Hé 12.9-10). Une fois de plus, le même geste peut être négatif (et destructeur) ou positif (et constructif) même si, dans un premier temps, il cause de la peine (Hé 12.11; voir 2 Co 7.8-9).
Il en est de même pour le magistrat, qui est appelé « serviteur de Dieu » (Rm 13.4) : en tant que simple homme, il ne peut mettre personne en prison; mais en tant que magistrat, il a un mandat pour le faire, et même « porter l’épée », dit Paul (Rm 13.4), de la part de Dieu. Mais attention à la manière avec laquelle il va le faire!
Il en est encore de même pour le soldat. La Bible ne lui demande pas de déposer les armes, mais de prendre garde à sa motivation et à l’usage qu’il va en faire (Lc 3.14). Sinon, il agit comme un brigand. Autrement dit, l’action d’un soldat s’inscrit à l’intérieur d’une limite.
Cette notion de limite est visible aussi avec la dimension collégiale de la discipline. On le voit très bien avec les recommandations de Jésus : « Si ton frère a péché, va et reprends-le entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère » (Mt 18.15). Dans ce cas, il y a bien un jugement exercé (reprends-le), mais dans de bonnes limites. Juger revient alors à aider. Vous connaissez la suite : « S’il ne t’écoute pas, prends avec toi un ou deux témoins. […] S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église; et s’il refuse d’écouter l’Église, qu’il soit pour toi comme un païen » (Mt 18.16-17). La mesure progressive, qui laisse du temps et qui fait appel à la collégialité, met en avant la notion de responsabilité et maintient la notion de jugement dans de bonnes limites.
Mais dans tous ces cas, il n’y a pas rien à faire. Quand Jésus dit qu’« un arbre se reconnaît à ses fruits » (Lc 6.44), il montre que juger ne nécessite pas de sonder les cœurs comme Dieu seul peut le faire. Il s’agit seulement d’observer avec intelligence. En fait, quand Jésus dit : « Ôte premièrement la poutre de ton œil », il dit de juger!
Deux défauts doivent être évités quand nous intervenons auprès de quelqu’un, pour quelque raison que ce soit : s’arrêter trop tôt ou aller trop loin. Que Dieu nous montre!
3. N’y a-t-il personne qui soit capable de juger?←⤒🔗
Les emplois du mot juger sont plus souvent positifs que négatifs, dans l’Écriture.
Souvenons-nous du conseil de Jéthro :
« Le lendemain, Moïse s’assit pour juger le peuple, et le peuple se tint devant lui depuis le matin jusqu’au soir. Moïse dit à son beau-père : Le peuple vient à moi pour consulter Dieu. Quand ils ont quelque affaire, ils viennent à moi. Jéthro lui dit : Enseigne-leur les ordonnances et les lois; fais-leur connaître le chemin qu’ils doivent suivre et ce qu’ils doivent faire. Choisis parmi tout le peuple des hommes capables, craignant Dieu, des hommes intègres, ennemis de la cupidité; établis-les sur eux comme chefs de mille, chefs de cent, chefs de cinquante et chefs de dix. Et qu’ils jugent le peuple en tout temps » (Ex 18.13-23).
Il apparaît ici que juger est moins le fait d’un juge que celui d’un conseiller. Il s’agit peut-être de trancher, mais pas pour punir : pour corriger, pour aider. En réalité, ce que le verbe juger exprime est bien proche du contenu de la tâche pastorale. Il s’agit d’instruire, de prendre soin, de conduire de la part de Dieu.
Nous trouvons le même sens avec le roi Salomon. Celui-ci a demandé à Dieu la sagesse pour gouverner le peuple : « Accorde donc à ton serviteur un cœur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner le bien du mal! Car qui pourrait juger ton peuple, ce peuple si nombreux? » (1 R 3.9). Ce chapitre se termine ainsi : « On craignit le roi, car on vit que la sagesse de Dieu était en lui pour le diriger dans ses jugements » (1 R 3.28)5. C’est dans le même sens encore que le livre des Proverbes s’exprime : « Un roi qui juge fidèlement les pauvres aura son trône affermi pour toujours » (Pr 29.14).
Les notions de sagesse et de discernement sonnent bien de manière positive. Malheur à qui en manquera! Dieu a eu pitié de Ninive, « la grande ville où vivent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche » (Jon 4.11); et Jésus a pleuré devant le peuple de Jérusalem, « semblable à des brebis qui n’ont pas de berger » (Mc 6.34).
Dans le Nouveau Testament, la notion de jugement est souvent liée à l’idée de maturité. À Corinthe, il y avait des disputes entre chrétiens, devant des non-chrétiens. Paul s’en alarme et dit : « Ainsi, il n’y a pas parmi vous un seul homme sage qui puisse prononcer un jugement entre ses frères? » (1 Co 6.5). Ici encore, juger signifie faire preuve de maturité en vue d’aider. Cela me fait penser à un garagiste qui penche son oreille vers le moteur d’une voiture et qui écoute attentivement pour détecter ce qui ne tourne pas rond.
Dans le même passage, l’apôtre écrit :
« Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde? Et si c’est par vous que le monde est jugé, êtes-vous indignes de rendre les moindres jugements? Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges? Et nous ne jugerions pas à plus forte raison des choses de cette vie? » (1 Co 6.2-5).
Tous ces emplois sont positifs et consistent à exercer un sain discernement.
Certes, ce n’est pas encore le temps du jugement où « le Seigneur mettra tout en lumière » (1 Co 4.5; Hé 4.13). Mais il importe de ne pas laisser s’installer un esprit de dissimulation qui nuirait à l’avancement du peuple de Dieu, à l’œuvre de la grâce (Ps 32.3-5; Mt 18.15; Lc 11.35; Jn 3.19; 1 Co 14.24-25; Ép 5.8, 13; 1 Jn 1.8).
En somme, Paul dit aux chrétiens : Devenez adultes! « Frères, ne soyez pas des enfants pour ce qui est du jugement. Soyez des hommes faits! » (1 Co 14.20). Ici, être un enfant, c’est juger n’importe comment; être adulte, c’est exercer un jugement fiable. Il y a donc deux écueils à éviter : celui d’agir trop vite, impulsivement, et celui de ne pas intervenir… pour ne pas se tromper. La précipitation et la passivité.
Ainsi, la question n’est pas : Faut-il juger ou s’abstenir? La question est : Comment remplacer les jugements charnels, laxistes ou intransigeants, par des jugements spirituels exercés de la part de Dieu, avec l’approbation de Dieu? Les premiers sont tellement néfastes, il est vrai. Mais les seconds sont tellement désirables! Désirons-les si nous voulons avancer, si nous ne voulons pas ressembler aux habitants de Ninive, si nous voulons aider ceux qui en ont besoin. Demandons à Dieu de nous accorder d’être nous-mêmes capables de juger, de discerner avec sagesse, dans les situations où il nous a placés.
Notes
1. Quand Jésus dit de ne pas juger en Luc 6, il utilise juste après le verbe condamner (v. 37), comme un synonyme.
2. L’idée de jugement n’est pas abolie par l’Évangile. « Dieu n’a pas envoyé son Fils pour qu’il juge le monde, mais pour le sauver. Cependant, celui qui ne croit pas est déjà jugé » (Jn 3.17- 18).
3. « On éprouve de la joie à donner une réponse de sa bouche; Et combien est agréable une parole dite à propos! » (Pr 15.23). « Comme des pommes d’or sur des ciselures d’argent, ainsi est une parole dite à propos » (Pr 25.11).
4. Calvin dit : « Dieu met l’enfant dans les bras de la mère et lui dit : Prends soin de lui de ma part, maintenant. »
5. C’est dans ce même chapitre que se trouve le récit du jugement de Salomon sur l’affaire des deux femmes et de l’enfant mort. Il s’agissait bien d’aider.