Luc 1 - Le livre d'histoire
Luc 1 - Le livre d'histoire
« Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement en ont été les témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m’a semblé bon à moi aussi, après avoir tout recherché exactement depuis les origines, de te l’exposer par écrit d’une manière suivie, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que tu as reçus. »
Luc 1.1-4
La préface de cet Évangile est, dans le Nouveau Testament, un témoignage unique sur les intentions d’un évangéliste et sur la façon dont il a voulu composer son livre. Sans doute l’auteur, esprit cultivé et écrivain de race, a-t-il pu mettre dans son œuvre, plus que les autres évangélistes, des méthodes de documentation et de narration qu’il indique ici avec précision. Mais le but de l’évangéliste, ici, est le même que celui des trois autres; il est exprimé en d’autres termes dans Jean 20.31; belle déclaration complémentaire de la préface de Luc (voir Mc 1.1). Tous les termes de cette préface sont à retenir.
« Puisque plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements… » Il s’agit donc d’écrivains sacrés qui ne sont pas des apôtres eux-mêmes, mais des croyants anonymes qui ont fait connaître leur témoignage. Dieu suscite donc un autre ministère, celui des hommes chargés de rendre témoignage, dans l’Écriture, à la Parole. Le développement de l’Église, les risques d’altération de la tradition orale rendaient la chose nécessaire. Dieu y a pourvu de telle sorte que l’Église, en tout temps et en tout lieu, possède l’Écriture et peut dire à chacun : « Prends et lis! »
« Les événements qui se sont accomplis parmi nous. » L’Évangile n’est pas un système, mais un ensemble de faits, d’actes de Dieu se ramenant tous au fait unique de la venue de Jésus-Christ. Il a plu à Dieu de suspendre notre foi à la connaissance que nous avons de ces faits. Évangéliser, c’est annoncer ces choses.
« Tels que nous les ont transmis ceux qui, dès le commencement, en ont été les témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la Parole. » Les douze disciples devenus apôtres ont pu dire : « Ce que nos yeux ont vu… » (1 Jn 1.1). Leur ministère de la Parole (Jésus est la Parole incarnée) a consisté à transmettre ces choses par la puissance du Saint-Esprit.
« Il m’a semblé bon à moi aussi, après avoir tout recherché exactement depuis les origines, de te l’exposer par écrit d’une manière suivie. » Luc obéit à un ordre de Dieu et, en même temps, il agit selon ce qui lui semble raisonnable. Les écrivains sacrés gardent leur personnalité. Ils ne sont pas des « machines à écrire », mais des serviteurs conscients et obéissants. Luc fera œuvre de bon historien, s’aidant de toutes les ressources dont il dispose, afin que son intervention d’homme n’altère pas le message du Seigneur.
La préface est un chef-d’œuvre littéraire, et nous avons, en ces quelques lignes, exposé tout l’art et le savoir d’un grand historien : ses matériaux, ses méthodes, toutes ses informations autant que ses motifs. Il possède toutes les qualifications pour entreprendre une telle œuvre. Il signale que c’est en pleine ambiance des événements qu’il se met à rédiger son écrit. Il nous assure de l’absolue véracité de ce qu’il rapporte. Il ne puise qu’à des sources entièrement fiables et ne se fonde que sur des bases solidement établies. Alors, avec ordre, il se met à rédiger son histoire.
Luc admet qu’il n’est pas le premier à écrire le récit de la vie de Jésus. Plusieurs autres l’ont fait avant lui. Se basant sur l’enseignement de ceux qui furent, dès le début, témoins oculaires et serviteurs de la Parole, plusieurs, en effet, se sont livrés déjà à ce travail. Au temps où il écrivait, il existait dans l’Église plusieurs recensions des actions et des paroles de Jésus. Au verset 3, il indique comment il a accompli son œuvre. Sa méthode de travail peut se résumer ainsi : étude consciencieuse des faits et narration réfléchie de ce dont il a eu connaissance à travers des sources tout à fait sûres.
Nous apprenons quel jugement nous pouvons porter d’emblée sur le troisième Évangile. C’est une œuvre de foi, il est à peine nécessaire de le dire; comme les autres évangélistes, Luc entend rendre témoignage à la vérité qui est en Jésus-Christ, et il apporte son témoignage afin de susciter ou de fortifier la foi de ses lecteurs.
Mais c’est aussi une œuvre de bonne foi. Luc, médecin de profession, y a mis son intelligence d’homme de science. Il a fait des recherches. Il a analysé ses sources, pesé les témoignages. Il a voulu que sa foi fût lucide et que son attachement à celui dont il raconte l’histoire fût contrôlé par le jugement de son intelligence. Témoin indirect et croyant convaincu, Luc a fait œuvre de narrateur objectif.
Théophile (dont le nom signifie ami de Dieu) devait être, lui, enseigné (le verbe grec employé pour enseigner se retrouve dans notre mot « catéchisme »). Théophile est un Grec. C’est pourquoi Luc salue son ami dans ce style très étudié qui donne à son Évangile une finesse hellénique particulière. Cela est confirmé par tout le récit. Pourtant, parmi ses sources se situe, sans aucun doute, la tradition palestinienne. Le dépôt particulier à l’Évangile de Luc trahit, en effet, son origine juive par la parfaite connaissance de la vie et de la pensée israélites contemporaines. Mais Luc écarte soigneusement de son récit ce qui serait étranger au lecteur grec. Certes, il a le souci de lui donner une idée très précise de la vie et de la foi du peuple israélite; mais il abrège les controverses entre Jésus et les scribes et omet les citations de l’Ancien Testament que Matthieu affectionne.
Dans son récit, les gestes sont plus mesurés, plus retenus, ils perdent cette rudesse passionnée qu’ils ont chez Marc et Matthieu. Ainsi, à Gethsémani, Jésus ne tombe pas sur sa face (Mt 26.39), mais s’agenouille (Lc 22.41); la dure question : « Qui est ma mère et qui sont mes frères? » (Mc 3.33) est écartée (Lc 8.20), de même que le rejet par Jésus de sa propre famille faisant dire à son entourage : « Il a perdu le sens » (Mc 3.21); la civière du paralytique, dont parle Marc, devient chez Luc un lit, et la terrasse un toit de tuiles (Mc 2.4; Lc 5.19); dans l’histoire de la passion la couronne d’épines, les crachats, le Éli, Éli (Mc 15.34) sont passés sous silence, et les paroles blasphématoires sont adoucies.
Mais avant tout, Luc cherche à montrer à son lecteur grec que le joyeux message lui est destiné, à lui, le païen, primitivement exclu de la promesse. C’est pourquoi la généalogie de Jésus ne remonte pas jusqu’à Abraham seulement, mais va jusqu’à l’ancêtre commun à tous les hommes : à Adam. Théophile le Grec, qui n’est pas fils d’Abraham, mais assurément fils d’Adam, peut reconnaître le Christ comme son frère; c’est pourquoi aussi Siméon chante « la lumière pour éclairer les nations » (Lc 2.32). C’est pourquoi, enfin, Luc s’attache avec tant de souci à représenter Jésus comme Sauveur, comme le porteur de salut à « ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort » (Lc 1.79), c’est-à-dire aux pécheurs, aux péagers, aux Samaritains, et donc aussi à tous les païens.
Nous savons que, parmi les rédacteurs du Nouveau Testament, Luc seul est d’origine païenne et non juive. Il dit sa reconnaissance pour la délivrance dont il a été l’objet en décrivant à son ami Théophile, païen lui aussi, Jésus comme leur Sauveur. Ainsi, Théophile pourra répondre à la promesse de son nom et devenir un homme « qui aime Dieu ». Il est en effet impossible d’aimer Dieu avant d’avoir reconnu et saisi par la foi sa miséricorde. Dieu alors tourne vers nous une face aimable et bienheureuse.
Les chrétiens comme Théophile, et comme nous-mêmes, auront ainsi l’assurance que leur foi ne repose pas sur des fables, des théories humaines, mais sur la réalité des faits. Cet enseignement n’est rien s’il n’est pas donné et reçu par la foi; mais « la foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la Parole du Christ » (Rm 10.17).
Théophile devait être un chrétien occupant une certaine position sociale, ce qui lui permettait de patronner l’ouvrage de Luc (en deux parties : Évangile et Actes), d’où la dédicace qui lui est adressée ici et dans Actes 1.1.
Avec l’Église universelle, nous reconnaissons le troisième Évangile comme Parole de Dieu et révélation authentique que Dieu nous accorde de son œuvre de salut, si nous le lisons avec foi. Cela ne signifie pas que nous ne devions pas, à notre tour, l’étudier avec le même esprit de recherche rigoureuse que Luc a appliqué en l’écrivant. Dieu se sert de l’appréciation personnelle que Luc porte sur l’œuvre de Jésus pour se faire connaître à nous dans son Fils. L’inspiration de l’évangéliste n’est pas un automatisme semblable au travail du sténographe sans personnalité. C’est par la foi et la bonne foi de Luc que Dieu veut nous parler, comme jadis à Théophile, et toucher ainsi notre intelligence et notre cœur.